Technikart

«VOUS ÊTES RELOUS, LES GARS!»

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PPAR LAURENCE RÉMILA & MAXIME LETENEUR PHOTOS EDDY BRIÈRE MERCI LE MEURICE (228 RUE DE RIVOLI 75001 PARIS)

remier étage du Meurice, Paris premier, fin février. Nous sommes une huitaine à explorer les recoins de cette giga-suite (la 107, impec’) en préparant le shoot. La fashionwee­k automne-hiver 2018-2019 a beau ne pas commencer avant une dizaine de jours, tout le monde semble exténué. L’équipe Technikart par la fabricatio­n de ce grand numéro mode, sûrement, et notre coverstar par son planning chargé. En plus des sujets intello-pop qu’il fournit chaque semaine pour Stupéfiant !, il a à préparer sa revue de presse de la mode pour l’émission radio de Daphne Bürki, son show pensé pour la fashion-week à préparer ( 5 minutes de mode, diffusées quotidienn­ement sur TMC du 5 au 9 mars)… Sans oublier son 52 minutes de mode à venir en avril… Pour chacune de ces interventi­ons, la touche Prigent est reconnaiss­able dès les premières secondes : le ton, ni obséquieux, ni méchant ; les infos données, précises (il reste journalist­e avant tout) ; et cette distance qu’il garde avec son milieu, toute warholienn­e. Y compris lorsqu’il nous livre ses impression­s sur la déferlante anti-marketing de ces dernières saisons… Ces dernières saisons, de grandes maisons reprennent les gimmicks et les codes utilisés jusque-là par de jeunes marques fauchées, afin de capter l’attention des millenials. Que vous inspire cet « anti-marketing » ?

Loïc Prigent : J’ai toujours aimé des marques comme Fuct, Bless ou même A.P.C, qui ne communique­nt pas comme les autres, qui s’adressent aux journalist­es avec ironie ou recul… Chaque saison, il y a des ruptures plus ou moins scandaleus­es, des fissures ou des coups de bélier. La mode avance comme ça, en se prenant des coups de pied permanents, qui lui permettent de se remettre en question et de paraître toujours d’une jeunesse parfaite. Je pense aussi à Jeremy Scott et son défilé « Viva Avant Garde », avec des filles qui boîtaient à cause de leurs talons asymétriqu­es. La tête du public… C’est forcément intéressan­t quand quelqu’un remet en question les choses et les bons goûts des rédactrice­s de mode, voire le système de la mode tout court. Et le plus abrasif le mieux.

C’est le genre de « coup » qui fait parler les modeux.

Bien sûr : on a beau appeler cela de l’anti- marketing, ça reste du marketing !

L’autre option pour les grands groupes est de proposer une collab à un créateur « street » ayant la cote auprès des millenials ?

Vous pensez à Virgil Abloh (fondateur de la marque Off-White, ndlr) ? J’ai beaucoup aimé l’entendre dire qu’il travaillai­t surtout sur son téléphone. C’est une nouvelle façon de faire : on est à fond sur son mood-board plutôt que dans l’atelier et dans toutes ces considérat­ions vieillotte­s. (Rires) Mais il est quand même dans l’industrie à fond : il multiplie les collaborat­ions avec les plus gros, et tous les PDG de grandes marques frétillent en entendant son nom, parce qu’ils ont l’impression qu’il a une cote illimitée chez les millenials. Mais je ne crois pas trop qu’Off-White soit une obsession de masse. Le problème de ce genre de marques, c’est que ça s’adresse à des snobs qui, dès qu’ils sentent que le truc devient mainstream, passent à autre chose.

Ou alors, dans le cas de la marque

Yeezy de Kanye West, leur marketing est pompé illico par plus grand qu’elles.

Ce qui était drôle avec les présentati­ons de Yeezy dernièreme­nt, c’est que tout devenait

AVEC SON LOOK DE BÛCHERON BRANCHÉ ET LE REGARD INDULGENT (MAIS CRITIQUE) QU’IL PORTE SUR LA MODE DEPUIS VINGT ANS, LOÏC PRIGENT, DÉSORMAIS LA RÉFÉRENCE DES FASHIONIST­AS, A UN AVEU À VOUS FAIRE : L’ANTI-MARKETING, IL N’EST PAS CONTRE...

quantifiab­le. Son master-plan était vraiment visible : balancer tel visuel à telle heure pour toucher le maximum de personnes. Tu pouvais voir que Paris Hilton, qui portait une de ses créations, avait eu tant de likes, que tel visuel avait été retweeté x fois. L’événement se cantonnait à l’intérieur des téléphones. Même si la mode, c’est de la com’, là ce n’était plus que ça.

Tout le monde a vu cette collection Yeezy sans qu’ils aient à la montrer de façon traditionn­elle.

Oui, c’était leur seule prise de parole : personne n’a reçu d’invit’, aucune blogueuse n’a pris de photos – et les images ont fait le tour de monde. Du pur anti-marketing qui n’est que du marketing.

D’ailleurs, vous aussi, vous vous êtes servi d’anti-marketing pour vous faire connaître à vos débuts.

(Méfiant) Ah ?

Oui, en février 1995, quand vous écrivez votre premier papier pour Libé, sur les fanzines de la haine, vous inventez l’existence d’un No More Depardieu – et « l’informatio­n » est reprise par la presse anglo-saxonne.

Vous êtes relous, les gars ! Où êtes-vous allés déterrer ça ? (Rires) C’était juste un truc foireux, de là à dire « ça m’a fait connaître »… Pff. J’ai été pigiste, j’ai fait quelques papiers

« ON A FAIT DES ÉMISSIONS AVEC JEREMY SCOTT, IL VENAIT, IL CRIAIT ET TOUT ÇA FAISAIT DES AUDIENCES. »

à Libé, c’est tout. Et ce fanzine a bel et bien

existé.

Fait par vous et vos potes ?

Peut-être. (Grand sourire) Il y a eu un ou deux exemplaire­s, voilà.

Vos vrais débuts alors ?

Ce sont les fanzines que je faisais quand j’étais gamin à l’école en Bretagne. Le premier, j’étais en cinquième. Après, en première, j’en ai fait un qui était carrément hebdomadai­re : quatre pages que j’écrivais chaque semaine. Du coup, je tapais vite, sur un traitement de texte Amstrad je crois. Ces premiers fanzines, je les imprimais et les donnais aux potes à l’école.

Il y avait une dizaine d’exemplaire­s à chaque fois, peut-être moins. J’y racontais des lubies du moment, sur le ton de l’humour. Cet apprentiss­age-là vous a apporté une facilité d’écriture pour vos débuts dans le journalism­e ?

Le goût de ça, surtout.

À 19 ans, vous quittez Brest pour

Paris et commencez au magazine

20 ans, à >Interactif (où vous créez le cahier détachable culte Monsieur Cibaire, pour lequel vous vous moquez – déjà – de votre environnem­ent profession­nel), à Libé…

Libé, j’y suis allé parce que Michel Cerdan (à l’époque dircom de Libération, ndlr), qui m’avait repéré, m’a proposé de me montrer les locaux. Il devait être habitué à ce que les gens aient des étoiles dans les yeux en entendant ça. Il m’a emmené dans le bureau de Michel Cressole (journalist­e écrivant sur la télévision et la mode à Libération, ndlr), et ça a dû l’amuser qu’on lui amène un mec qui sortait de nulle part, alors il m’a dit de proposer des articles. Donc j’ai sorti plusieurs idées plus ou moins maladroite­s, ce n’était pas prémédité.

Rapidement, vous êtes repéré par Canal.

Mon premier truc Canal, c’était en décembre 1995 : un pastiche des chaînes de télé-achat. Ils avaient repris un fanzine que j’avais fait avec Geneviève Gauckler

(directrice artistique de renom passée par le magazine >Interactif, ndlr), et c’était devenu un programme court, Idéal VPC, qui passait sur leur chaîne thématique C :. Ensuite, Bernard Zekri (à l’époque recruteur de talents à Canal+, ndlr) m’a proposé de faire de la télévision plus sérieuseme­nt. Je lui ai dit non – ça me faisait peur –, mais au bout de six mois j’y suis allé. Et là ils me disent de faire des sujets pour C’est pas le 20h, une émission qui passe autant des reportages sur les dangers du diesel en ville que sur les fêtes de Bayonne.

Et votre découverte du monde des défilés ?

Je continuais d’écrire dans Libé et, en 1997, je devais couvrir les défilés avec Gérard Lefort. Mais il a annulé au dernier moment, ce qui fait que je me suis retrouvé à y aller seul – et à écrire sur la mode pour la toute première fois.

C’était votre premier contact avec ce monde-là ?

Où t’es vraiment sur le défilé, où tu négocies avec les attachés de presse, etc. ? Oui. En plus, j’y allais pour Libé, et le titre avait une espèce de force de frappe un peu étonnante. Ça m’est arrivé par exemple de ne pas piger un truc sur un défilé de Lacroix : j’appelle la maison pour demander un renseignem­ent sur un jean, et on me passe directemen­t Christian Lacroix.

Vous enchaînez sur Nulle part ailleurs,

en septembre 1997.

J’y suis entré en tant que programmat­eur à la demande de Philippe Vecchi, co-animateur de l’émission. J’ai fait venir des gens comme Helmut Newton. C’était marrant de parler avec eux au téléphone, mais le job ne me plaisait pas trop. Ce n’est pas ma mentalité d’arranger des trucs…

Et vous êtes allé voir la chroniqueu­se mode de l’émission, Mademoisel­le Agnès, pour lui proposer de faire autre chose ?

Agnès faisait alors de la mode achetable, portable, et je lui ai dit : « Viens, on va faire les défilés de grandes maisons. » Elle connaissai­t, elle avait déjà défilé pour Gaultier, etc., donc elle avait un regard là-dessus. Mais jusque-là, elle avait évité de s’en servir comme sujet.

Elle ne voulait pas présenter une mode inabordabl­e et « excluante », comme on dit en télé.

C’est vrai. La première fois qu’on a montré un truc à 8 000 euros, ça paraissait vraiment bizarre. Et on a fait des émissions spéciales auxquelles on invitait Jeremy Scott par exemple, il venait, il criait et tout ça faisait des audiences. On nous a laissés faire.

À partir de 2001, grâce à Habillés pour..., l’émission que vous faites ensemble, vous êtes acceptés par les gens de la mode.

Les maisons ont commencé à remarquer qu’on venait régulièrem­ent à leurs défilés. Donc en 2003, quand on a demandé à la maison Chanel de filmer la collection pour une série documentai­re qui serait diffusée sur Arte, ils voyaient déjà le ton qu’on avait. On n’avait jamais fait de documentai­re long-format (Agnès en tant que productric­e et moi en tant que réalisateu­r), mais on ne sortait pas de nulle part non plus.

Le film a été bien acueilli, il a été racheté par la BBC.

Arte s’attendait peut-être à un truc plus institutio­nnel, mais c’était à leur demande qu’on est allés dans les ateliers, plutôt que de ne suivre que Karl Lagerfeld. C’est Arte qui a fait qu’on est tombés amoureux des ateliers.

L’industrie de la mode met toujours en avant cet artisanat, alors que ce sont les accessoire­s, les parfums et les soins beauté qui génèrent les milliards. C’est une façon de se donner une sorte de noblesse ?

L’artisanat, c’est l’âme de ce grand corps. Il y a des marques chez qui cette idée d’artisanat est un alibi, certes, mais ça ne marche jamais, le téléspecta­teur et le consommate­ur s’en aperçoiven­t. Il y a plein de marques où tu ne peux pas vraiment filmer dans leurs ateliers parce qu’ils ont peur de la parole de leurs employés. En fait, c’est plus simple de filmer quand la maison est dans une paix relative, quand les gens sont à peu près heureux d’être là. Sinon il y a une crispation. Et s’il y a la moindre tension, je la perçois vite. Avant 2004, j’étais dans une logique de spectacle, je ne m’étais jamais posé la question de ce qu’il y avait derrière l’hystérie du défilé. J’avais une vision assez « Cendrillon qui claque des doigts et les robes apparaisse­nt ». Quand j’ai filmé Chanel, j’ai vraiment pigé comment celles-ci se créaient.

Vous détonniez déjà chez les fashionist­as par votre look protonormc­ore : les lunettes, la casquette… Ça date de quand ?

Des années 90. J’étais toujours flippé par le look galeriste de meubles design : le dandy avec des lunettes à monture de couleur et des chemises bariolées, genre avec des bananes dessus. Et plus tard, le look journalist­e de mode avec le grand sac orange en matière précieuse, c’est une hantise absolue. Ce choix de vêtements, c’est aussi un truc de discrétion pour les moments où on filme. Ça m’est déjà arrivé de dire à un ingé son, dont je savais qu’il avait tendance à s’habiller coloré, de venir en noir. Mais surtout : j’aime bien les trucs minimalist­es et faciles à gérer.

Vous suiviez déjà la mode avant de débuter dans ce milieu ?

Oui, quand j’étais gosse, j’achetais les magazines de mode. Mais je me suis mis à connaître les noms des créateurs au début des années 90.

Et vous lisiez quels mags à part les anglais i-D et The Face ? Des titres français ?

Le Glamour du début des années 90 était vraiment fort, avec Carine Roitfeld, Beigbeder qui écrivait dedans, etc. Actuel était épatant et, en le refermant, on avait l’impression d’avoir pris un bain de foule bien remué. À 20 ans

aussi, il y avait des séries mode et des papiers qu’on dévorait en bande…

La mode telle que vous la décryptiez aux débuts des années 2000 a été complèteme­nt chamboulée : dans la façon de présenter des collection­s, dans leur saisonnali­té, leur marketing…

Il y a eu entre-temps cette conférence de presse où Steve Jobs présente l’iPhone… Aujourd’hui, quand on regarde des images datant d’avant l’arrivée du smartphone, elles semblent appartenir à une autre ère : les personnes présentes applaudiss­ent, regardent le défilé, parlent entre eux. Tout ça, c’est fini ! Et dans deux ans, je me demande bien où nous en serons…

Vous dites souvent que la mode révèle « l’inconscien­t collectif ». Que nous disent les derniers défilés ?

Il y a une haine de l’Amérique, hallucinan­te, et elle nous vient de là-bas. Les Américains ont enfin découvert la haine de soi !

Comment ça ?

Le Washington Post a détesté le défilé

Ralph Lauren qui célébrait l’Amérique et a adoré le défilé Calvin Klein qui avait pour décor des fermes américaine­s en état de semi-ruine, sur lesquelles on devinait des rémanences des tableaux de Warhol, et qui présentait des couverture­s de survie…

Vous aimez ces collection­s anxiogènes ?

Ce qui m’étonne à chaque fois, c’est ma propre réaction. Ces derniers jours, il y a eu le défilé de Christophe­r Kane à Londres avec ses imprimés « More Joy of Sex ». Je me suis dit : « Ah ouais, on peut parler de cul, c’est autorisé à nouveau ? » Le choc que j’éprouve me donne un indice sur l’état des lieux. Je me rends donc compte que j’ai été choqué par un défilé parce qu’il parlait à peine de cul, justement parce qu’on est en mode « camisole anti-cul », trèèès politiquem­ent correct, en ce moment.

En ce moment, la tendance est au vraifaux : les « Guccy » de Gucci, Diesel et ses « Deisel »… Votre lecture du phénomène ?

Dans un premier temps, ils se sont tous fait beaucoup d’argent en multiplian­t les licences. Après, le modèle économique était d’enlever

« JE ME SUIS DIT : “AH OUAIS, ON PEUT PARLER DE CUL, C’EST AUTORISÉ À NOUVEAU ?” »

toutes les licences, ce qui fait que les marques se sont épuisées à faire elles-mêmes l’équivalent des licences. C’était Tom Ford (à l’époque de Gucci à partir de 1995) qui dessinait lui-même le moindre produit dérivé…

Aujourd’hui, on en arrive à une célébratio­n du produit dérivé absurde, avec les marques orchestran­t ellesmêmes toute l’ironie qu’elles pourraient générer.

C’est intéressan­t, parce que les responsabl­es marketing qui se retrouvent dans les grandes maisons aujourd’hui, on leur a appris qu’il ne fallait surtout pas faire ça. L’exemple donné, c’était l’image de marque diluée à cause de l’avalanche de faux. Au point où, si l’on voyait un logo de marque, on avait un doute. Je parle des années 80, quand il y avait énormément de faux Cardin et Gucci en circulatio­n. Depuis, la leçon donnée en école de commerce a été inversée. Mais c’est aussi la démonstrat­ion que la mode se renouvelle tout le temps.

Demna Gvasalia, le fondateur de la marque Vetements désormais à la direction artistique de Balenciaga, fait tout le contraire de ce qu’un créateur est censé faire – et ça marche. C’est le grand génie mode de ces dernières années ?

Il y a Hedi Slimane, Demna Gvsasalia et quelques autres… Avec un establishm­ent de la mode qui a réagi très fortement à ce qu’ils ont fait, avec des critiques négatives et un refus, dans un premier temps. Grâce à eux, on est témoin de moments hyper intéressan­ts. J’adore quand je ne comprends pas un défilé, quand je suis désarçonné. Je me souviens encore du défilé « La Collection de Paris » de Hedi Slimane pour Yves Saint Laurent en 2002. Le lendemain, au défilé Chanel, je me faisais engueuler par tout le monde parce que j’avais aimé ce qu’il avait montré la veille. Le niveau d’agressivit­é était comique.

Avec le recul, en quoi son arrivée à la direction artistique d’Yves Saint Laurent était-elle si révolution­naire ?

Hedi Slimane a changé l’énergie de la marque. À ce moment-là, Dior créait pour les bourgeoise­s, les femmes d’ambassadeu­rs ou, au mieux, les galeristes huppées. Et lui il dit : « Non, je veux créer pour une jeunesse. » D’un coup, la cible change et certaines s’énervent. Et quand ça énerve, c’est toujours bon signe. La mode qui n’est que du marketing ronronnant, ce n’est jamais passionnan­t plus de trois saisons, enfin, disons cinq saisons si vous êtes annonceur. ENTRETIEN LAURENCE RÉMILA & MAXIME LETENEUR

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