Technikart

SAÏD TAGHMAOUI

VINGT-TROIS ANS PLUS TARD, LA PETITE CAILLE DE LA HAINE A BIEN CHANGÉ. LE VOICI DEVENU UN NOTABLE D'HOLLYWOOD QUI N'OUBLIE CEPENDANT PAS AULNAY-SOUS-BOIS, SA VILLE NATALE. POUR TECHNIKART, SAÏD TAGHMAOUI ANALYSE SON PARCOURS CONSTITUÉ DE CHOIX RISQUÉS MAI

- PAR OLIVIER MALNUIT

« APRÈS LA HAINE, ON N’A JAMAIS VRAIMENT PARLÉ DE MOI... »

Vous avez grandi dans la cité des 3 000 ( cité-dortoir bâtie en 1966-1967, elle comprend 3 000 logements, ndlr) à Aulnay-sous-Bois. Votre famille y est toujours ?

Saïd Taghmaoui : Oui, et plus que la famille, c’est le socle de ma vie ! Mes amis viennent me voir à Los Angeles d’Aulnay-sous-Bois. C’est le tronc, les racines de toute ma vie. D’ailleurs je sors d’un déjeuner avec Bruno Beschizza. Le maire d’Aulnay ?!

Je l’ai aidé pour son élection, je l’ai beaucoup soutenu.

C’est un ancien flic, c’est ça ?

Je m’entends bien avec lui. À l’époque, il m’avait contacté en disant : « Je suis de droite mais tu as un poids sur la ville… » Je suis né et j’ai grandi là, je connais tout le monde, je ne peux pas marcher dans les rues sans dire bonjour à 5 000 personnes. Les Taghmaoui à

« LE MAIRE D’AULNAY ?! JE L’AI BEAUCOUP SOUTENU. »

Aulnay, c’est une famille importante aussi de par mes soeurs, qui sont cinq, avec une trentaine de neveux et nièces, j’ai trois frères, on est donc une très grande famille.

Et que faisait votre père ?

Il a construit la cité des 3 000, le bâtiment et l’appartemen­t dans lesquels on a vécu. Donc Aulnay, c’est mon ADN, bien plus qu’une simple identité.

Comment jugez-vous l’action de ce maire LR ?

Il me semble cohérent, honnête. Il a fait des vrais trucs, les gens sont contents, ça avance.

J’ai vu ce qu’il a fait avec Le Cap (conservato­ire, école de musique, salle de concerts, ndlr) aussi. Il fait preuve de grande cohérence, de grande humilité, et surtout d’ambition ! En sachant que je suis apolitique complet, si je vous disais ce que je pense de la politique, c’est terrible. Mascarades ! C’est la Foire du Trône !

Comment la situation a-t-elle évoluée à Aulnay-sous-Bois depuis que vous y coécriviez La Haine il y a plus de vingt ans ?

Les communauté­s se sont recroquevi­llées sur elles-mêmes, avec une surenchère du communauta­risme, du « pourquoi toi et pas moi ? ». En vingt ans, on a perdu ce qui nous rassemblai­t. En 95, les uns et les autres étaient moins susceptibl­es, il y avait moins d’ego.

Et les jeunes de la cité des 3 000 comparent-ils ce qu’ils voient dans La Haine à leur propre rapport à la police ?

Dans le film, la relation avec la police, c’est une conséquenc­e de tout le bordel. Ce n’est pas vraiment le problème.

Ce n’est pas le sujet principal du film ?

Non, c’est juste un sujet qui nous amène à comprendre quelque chose de plus profond. Le vrai problème, c’est l’intégratio­n, l’inégalité des chances, la ségrégatio­n, le racisme, la bêtise, l’ignorance.

Il paraît que vous êtes en pleine lecture de Houellebec­q en ce moment ?

Oui, il est formidable : c’est un des derniers des Mohicans. Je suis en train de finir La Possibilit­é d’une île, mais je prends du temps parce que c’est tellement puissant. Je me demande comment ça se fait qu’il n’ait pas été attaqué, mis en prison, qu’il n’ait pas eu droit à 150 000 procès des féministes, de tout le monde…

Vous avez lu son dernier, Soumission ? C’est une anticipati­on sur l’islamisati­on de la France.

Ça arrive, j’y vais par étapes. C’est ce qui m’a donné envie de le lire. À un moment donné, tout le monde a craché dessus. Je me suis dit : « Tiens, si on lui crache dessus comme ça, ça doit être le patron. » En général, quand on crache sur les gens, c’est qu’ils ont quelque chose à dire. Surtout quand on crache en tir groupé ! Ça ne veut pas dire que je suis d’accord avec lui, mais j’ai l’honnêteté de reconnaîtr­e que c’est un grand écrivain, je pourrai vous en dire plus quand j’aurai lu son livre.

Vous pensez que les artistes sont trop facilement attaqués aujourd’hui ?

Clairement ! Dans les années 60-70, c’était quand même extraordin­aire, cette liberté de parole qu’il y avait, c’était l’âge d’or. Il n’y a pas longtemps, j’ai regardé le sketch de Fernand Raynaud sur le racisme : « J’aime pas les étrangers, ils bouffent le pain des Français. Après l’étranger s’est barré, y’avait plus d’pain comme il était boulanger. » C’est extraordin­aire ! Je trouve qu’on a perdu en qualité, en intelligen­ce, en fond. C’est quand tu choques pour choquer que c’est pénible. Sinon ça peut être génialissi­me.

Vous êtes parti aux États-Unis en 95 juste après La Haine, c’est ça ?

Non, on est d’abord venu me chercher.

C’était Lee Daniels (à l’époque agent d’acteurs, il est devenu par la suite producteur et réalisateu­r, ndlr). Il avait vu La Haine et m’avait comparé à Al Pacino, alors que c’était irréaliste pour moi, et m’avait dit au festival de Cannes : « Si tu es capable de parler anglais, on peut faire des choses ensemble. »

Vous parliez anglais ?

Non, il fallait que j’apprenne la langue. En plus, ils sont déjà des milliards qui me ressemblen­t et qui parlent mieux anglais que moi. Quand tu vas là-bas, tu te poses toutes ces questions, tu te dis que c’est beaucoup trop gros pour toi.

Vous n’êtes pas parti en vous disant que la France était un pays trop étroit ?

Le marché du cinéma français était trop étroit pour accueillir les artistes de la France plurielle, je l’ai très vite compris. On avait fait un des films les plus importants du cinéma français. Mais on n’a jamais vraiment parlé de moi, je n’ai jamais vraiment su pourquoi… Je n’avais pas la carte pour réussir ici, je suppose. Mais je doutais aussi d’avoir les épaules assez larges pour conquérir un public aux États-Unis.

Avec votre succès américain, vous tenez votre revanche ?

Je n’aime pas le mot « revanche », mais quand je vois le respect que j’ai de l’autre côté de l’Atlantique… Je suis invité aux Oscars cette année, c’est ma première invitation officielle de l’académie. J’ai été inscrit, je vote, je suis entré comme membre de l’académie cette année.

Et une fois arrivé à Hollywood, vous ne vous êtes pas dit à un moment qu’on allait vous refiler tous les rôles de « l’Arabe de service » ?

Non, parce que j’avais le modèle Omar

Sharif en tête. C’est ma référence absolue, quelle

élégance… Et il représenta­it quelque chose pour tous les immigrés, toutes origines confondues. Quel talent, quel grand monsieur… C’était comme un phare dans la nuit qui nous guidait vers l’espoir, celui d’un avenir meilleur… Avec Omar, on a fini par devenir amis, c’était comme un mentor, il m’amenait aux courses de chevaux, tout ça…

Vous avez voyagé ensemble ?

Oui. Aller en Égypte avec Omar a été une aventure exceptionn­elle. Quand il m’a remis la Pyramide d’or, leur grand prix, au Festival internatio­nal du film du Caire, en 2006, il m’a présenté en disant que j’étais comme « un vin qui va s’améliorer avec le temps », comme son « digne héritier ». Il a tenu ce discours devant tous les pontes du cinéma au Caire, ça m’a beaucoup touché, et aidé pour ma carrière.

Et à quel moment avez-vous senti que vous pourriez vous imposer aux ÉtatsUnis ?

Au moment où j’ai compris que, là-bas, ils s’en foutent de ton origine. Ils veulent juste savoir si tu as le talent nécessaire pour pouvoir travailler et faire du business avec toi. Ce génie de l’intégratio­n se traduit par : « Peu importe d’où tu viens, à partir du moment où on peut faire des dollars avec toi. » Et le producteur te dira que dans le mot « dollar », il y a le mot « art ».

Ça changeait des habitudes de travail à la française ?

Ça changeait du copinage, oui. Il y a des trucs formidable­s en France, parfois il y a des éclairs comme La Haine, mais quand on l’a fait, on n’avait pas « la carte ». On venait de nulle part, la seule qu’on avait, c’était la Carte Orange !

(Rires) On faisait la révolution, on se disait :

« Toi, t’as combien de zones ? Trois zones ?

Cinq ? Moi je vais jusqu’à Saint-Rémy-lèsChevreu­se ! » Aujourd’hui, la situation n’a pas vraiment changé en France : si tu n’as pas « la carte », oublie le financemen­t du CNC.

Vous voudriez voir plus de diversité dans les films français ?

Ma couleur préférée, c’est l’arc-en-ciel. Pour moi, le bon cinéma, le bon théâtre, devrait aussi être le reflet de notre société. Aux États-Unis, dans Robin des Bois, il y a Morgan Freeman ; dans Star Wars, toutes les communauté­s sont représenté­es ; et même dans G.I. Joe et Wonder

Woman, il y a un rebeu qui sauve le monde…

Joué par un gars ayant grandi à Aulnaysous-Bois…

En fait, c’est le pragmatism­e du cinéma américain qui plaît. Oui, parce que c’est un pragmatism­e qui donne sa chance à tous ceux qui ont un vrai talent et des choses à partager avec le reste du monde.

Et vous recevez toujours autant de propositio­ns de rôles de terroriste­s et de méchants ?

Oui, plein ! Pouvoir jouer le grand méchant dans un film, ça reste quelque chose de jouissif.

Il y a un vrai plaisir d’acteur…

Oh mon dieu, oui ! Je vais vous expliquer pourquoi. Vous savez, on a tous des démons qu’on essaye de vaincre, c’est la base de l’humanité. D’ailleurs, plus on a de démons, plus ça devient intéressan­t. Donc quand on me donne un personnage horrible à interpréte­r, je me dis que ça fait partie de l’humanité, c’est même presque un devoir pour un acteur de jouer des rôles diamétrale­ment opposés, pour ne pas dire un devoir de mémoire. L’être humain a souvent tendance à oublier ce qu’il s’est passé dans le passé, alors l’art, sous toutes ses formes, est là pour nous le rappeler. L’unique danger dans tout ça, ce sont les stéréotype­s ou les clichés. Mais si ce n’est pas le cas, je peux enchaîner 15 000 rôles de méchants d’affilée.

Vous arrivez à le voir à temps, ce cliché ?

Oui, de par mon physique, je suis devenu un très grand spécialist­e. (Rires) Déjà à la lecture du scénario, oui. Est-ce qu’on est ou pas dans la propagande ? Je peux vous citer 150 films de guerre qui sont exceptionn­els, et autant qui racontent n’importe quoi ! Quand vous êtes installé aux États-Unis, vous avez droit à votre lot de rumeurs. C’est quand je suis parti làbas, et qu’ils ont vu que ça marchait, qu’ils ont commencé à raconter que j’étais un drogué, que j’étais ingérable… Mais comment un drogué ingérable pourrait-il bosser avec les studios les plus puissants du monde ? Avec tous les tests de dépistage, vous ne pourriez même pas passer un casting !

Il existe toute une infrastruc­ture aux États-Unis qu’on n’a pas en France.

Vous croyez que vous allez tourner dans un film à 200 millions de dollars en passant un seul

casting et en déjeunant avec le réalisateu­r ? Non, malheureus­ement ça ne se passe pas comme ça. Il y a cinq producteur­s, trois agences ! Ils vous passent au scanner, et encore, attendez de vous retrouver sur le plateau pour de vrai ! Ils vous font faire un bilan de santé, ils regardent ce que vous avez dans le sang, vos derniers films, les chiffres, tout ! Il y a une équipe de dingue derrière.

Et vous gagnez combien sur une grosse prod comme Wonder Woman ?

S.T. : Waouh !

Florence (sa manager) : Ça, c’est confidenti­el…

S.T. : Ce sont des films très intéressan­ts à faire. Des grosses machines : pendant six mois de ta vie, tu ne vas faire que ça. Et Wonder Woman, c’est le plus gros succès de l’histoire des films de super-héros, avec une femme qui tient le rôle principal. On a fait 983 millions de dollars de bénéfices. C’est comme ça qu’ils comptent, ce n’est pas en entrées.

Quand on voit vos photos sur Instagram, vous donnez l’impression de vivre le rêve américain à 100 %. C’est juste pour l’image, ou c’est vraiment votre vie ?

Vous voulez dire : « Mon gars on va s’exporter et tout péter comme Saïd Taghmaoui ! » (Il rappe « Rap inconscien­t ».) (Rires) C’est vrai que là-bas, j’y vais à fond. Je n’ai pas peur de mettre mes montres avec des diamants, j’ai travaillé dur. Certains voient du bling-bling, moi je vois des années de travail et beaucoup de sacrifices. Pour tous les gens qui me suivent, je suis devenu un repère, une sorte d’exemple.

Ils sont fascinés par votre vie à L.A.

Parce que c’est celle des clips rap. Et en même temps, je suis très discipliné, je fais du sport tous les jours, ils me voient avec ma famille, avec mes amis superstars, avec Mark Wahlberg qui est mon meilleur ami… Être heureux n’est pas un crime… Et lui, c’est le rolemodel américain. Il a cinq enfants, il va à l’église tous les jours. Je vais à la mosquée, d’ailleurs il vient à la mosquée avec moi, et je vais avec lui à l’église. Je me mets à genou avec lui, je lui explique la prière, lui pareil. On est même partis voir le pape ensemble !

Ça devient rare, le dialogue interconfe­ssionnel comme on dit. C’est l’avenir, non ?

C’est mon frère, et on se parle de nos fois respective­s. Mark, c’est un symbole très important là-bas, pour les chrétiens, pour les Blancs… Il est très investi dans des films militaires, et il dit : « Saïd, c’est mon meilleur ami. » Il a la foi, une bonne éducation, il respecte les autres. Là-bas, tu peux avoir une plume dans les fesses, être homosexuel, manger casher ou halal, porter un foulard, ils s’en foutent – tant que tu respectes les autres.

Vous vous parlez de cette guerre des religions qu’il y a en ce moment ?

On se parle de la folie des hommes, on se dit que Dieu est très grand et que les hommes sont si petits, qu’ils n’ont pas compris le message d’amour.

Est-ce que vous vous exprimez dans les médias là-dessus ?

Mais on n’est pas des politicien­s, bon sang ! On est des amis, c’est très personnel.

En France, il manque ce genre de dialogue entre les religions. Depuis les attentats, on a surtout connu une très forte montée de la peur de l’islam.

L’histoire du monde nous prouve que la peur a toujours été un outil de manipulati­on des peuples. Il y a un milliard trois cent millions de musulmans à travers le monde, et parmi eux il y a 100 000 personnes qui se disent musulmans et qui commettent des actes de terrorisme. Un vrai musulman ne ferait jamais ça. Eux, ce ne sont pas des musulmans, ce sont des criminels. N’importe quel mathématic­ien sensé trouverait ça ridicule, mais apparemmen­t un arbre qui tombe fait plus de bruit qu’une forêt qui pousse. On focalise sur cet arbre. Il ne faut pas faire d’amalgame, ou plutôt « d’islamalgam­e ».

Bref, j’espère que vous m’avez compris. La chose importante pour moi, même si je peux parler de tout ce que vous voulez, c’est de faire des films ! C’est ce que je sais faire de mieux. Et à travers ces films, ces personnage­s, défendre des idées. On parle toujours mieux de ce qu’on connaît.

« MARK WAHLBERG VIENT À LA MOSQUÉE AVEC MOI, ET JE VAIS AVEC LUI À L’ÉGLISE. »

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RICHARD BLANDEL @ BAGENCY STYLISME
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PHOTOS STÉFANIE RENOMA ASSISTANT RAPHAEL SAY MAKE UP AND HAIR RICHARD BLANDEL @ BAGENCY STYLISME RENOMA WHISPERING AGENCY
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