LA MODE HORS-GENRE
PATRICK MAURIÈS
Écrivain, éditeur et journaliste, auteur d’une quarantaine d’ouvrages – romans et essais, beaux livres sur la mode et la décoration notamment –, Patrick Mauriès vient de publier Androgyne aux éditions Thames & Hudson. Un livre richement illustré dans lequel il évoque les moments saillants d’une longue histoire qui remonte à l’Antiquité – et se termine sur les catwalks des dernières fashion-weeks (Napoles le drag-king de 10 ans défilant pour Gypsy Sport). Il nous a reçus chez lui, à Paris, dans un appartement aux allures de cabinet de curiosités…
Depuis quelques saisons, l’androgyne est devenue une figure omniprésente dans la mode. À quel moment vous êtes-vous dit qu’il fallait lui consacrer un livre historique ?
Patrick Mauriès : Je lis beaucoup, tout et n’importe quoi, y compris, et par obligation professionnelle, la presse de mode, surtout anglaise parce qu’elle reste très inventive. Et comme avec chacun de mes livres, un déclic se fait : quelque chose me frappe, de récurrent, de significatif, qui me semble témoigner de l’époque, de la culture du moment. Dans le cas présent, ce déclic a été l’obstination avec laquelle l’imagerie androgyne s’imposait dans l’ensemble des revues de mode, masculines en particulier, mais aussi dans les rues de Londres, et dans ce qu’on appelle des faits de société.
Ces images androgynes remontent pourtant à loin, non ?
Oui, jusqu’à la plus lointaine Antiquité, et c’est un autre des motifs qui ont provoqué mon intérêt. Je suis assez avancé en âge, malheureusement, pour me souvenir d’un autre « moment androgyne », qui m’a beaucoup marqué, et qui était peut-être encore plus scandaleux qu’aujourd’hui : celui des années 70, avec Jagger, Bowie, Jobriath, le Velvet Underground, les New York Dolls, etc. Ce qui m’amusait, c’était de retrouver les similitudes, sinon les citations directes, mais aussi et surtout les différences, de retrouver dans l’image du présent les traces des moments antérieurs, dont les acteurs actuels ne sont peut-être pas toujours très conscients.
Comment voyez-vous cette différence entre aujourd’hui et les 70’s, époque où vous fréquentiez le cercle de Warhol, dont certaines figures étaient aussi plutôt ambiguës…
Ces années-là marquent une véritable cassure, dans le sillage de 68, et une libération pour laquelle, l’ayant vécue, je ne partage absolument pas les critiques dont l’accablent certains. C’est un moment très important dans la redéfinition des pôles « masculin » et « féminin », et dans la prise de conscience de ce qu’a de fondamentalement culturel, sinon d’arbitraire, la notion de genre. C’était quelque chose de très minoritaire, à l’époque, et d’assez théâtral : cela passait par le maquillage, la façon de s’habiller ; on retrouvait la façon d’être de certains excentriques anglais des années 30, dont Cecil Beaton est un exemple. Aujourd’hui, le phénomène est plus diffus, pour ne pas dire commun. Le choc initial a été absorbé, et on a traversé plusieurs moments, ou plusieurs modes de transformation, de la définition des sexes et des genres. En ce qui me concerne, d’ailleurs, s’il est bien une notion qui parcourt tout ce que j’ai fait, depuis mon premier livre, c’est bien celle-là : je ne me suis jamais intéressé qu’à tout ce qui pouvait troubler la notion de genre, à commencer par le genre littéraire. C’est un combat qui n’est jamais gagné, et j’ai le sentiment qu’une telle sensibilité n’est pas vraiment dans l’air du temps. Il me semble qu’on traverse un moment de simplification, pour ne pas dire d’appauvrissement de la chose littéraire.
Donc la mode serait plus évoluée que la littérature ?
Peut-être ! (Rires) Cela n’a pas toujours été le cas : cela peut sembler paradoxal, parce que c’est devenu un emblème de respectabilité, mais lorsque Coco Chanel adopte le tailleur et les tenues d’homme au début du XXe siècle, il s’agit d’un geste violent, qui fait écho aux écrits scandaleux,
moins de Victor Margueritte, que de Colette, de Rachilde ou d’une Renée Vivien, et aux tenues « outrageuses » des « garçonnes ».
Et quand Yves Saint Laurent le fait en 1967 ?
Les choses ont quand même un peu évolué, mais c’est un nouveau pas dans l’affirmation de la liberté et du pouvoir de la femme ; ce qu’accentue la vision photographique d’un Helmut Newton, par exemple. On joue là sur le thème de la domination et de la vulnérabilité, en inversant les pôles.
Quand, en 2016, Lagerfeld reprend le tailleur en tweed
Chanel et le met sur un homme, c’est le début d’un nouveau cycle ? La fin d’une boucle ?
Karl Lagerfeld est d’abord quelqu’un qui joue sans cesse avec les références, l’ironie, le décalage. C’est un éternel postmoderne ! Cela l’amuse en effet de remettre le tailleur sur les épaules de ceux qui le portaient d’abord et d’inverser ironiquement la démarche de Chanel elle-
« LORSQUE COCO CHANEL ADOPTE LE TAILLEUR ET LES TENUES D’HOMME AU DÉBUT DU 20E SIÈCLE, IL S’AGIT D’UN GESTE VIOLENT. »
même. C’est d’abord un clin d’oeil. Cela dit, ces exemples restent limités aux défilés, et la maison se refuse obstinément à commercialiser des tailleurs pour hommes. Je le regrette, et je le leur ai dit d’ailleurs…
À en croire votre livre, les magazines anglais sont en avance dès qu’il s’agit de modèles androgynes. Pourquoi, selon vous ?
C’est une question extrêmement complexe et à laquelle je n’ai pas de réponse définitive. Cela tient sans doute en partie à une tradition religieuse et culturelle qui renvoie chacun, dans la culture protestante ou puritaine, à sa seule responsabilité, à la transparence de sa conscience face à Dieu, et qui favorise l’affirmation singulière au détriment du code uniformisateur. Il suffit de regarder la rue anglaise pour le constater. Edith Sitwell parlait ironiquement du sens si particulier de l’infaillibilité de ses compatriotes pour expliquer leur culture de l’excentricité. En Angleterre, on ne regarde pas l’excentrique – ou, pour ce qui nous intéresse, l’androgyne – comme une bête curieuse. Il est ce qu’il est, c’est tout. On est à l’opposé des rôles figés des cultures latines.
Nous avons pourtant eu en France le chevalier d’Éon, Charles de Beaumont (1728-1810), grande figure travestie…
… Qui a passé la plus grande partie de sa vie à Londres, comme par hasard. Le chevalier d’Éon est en effet une figure fascinante : il l’a été durant son existence et le reste encore à présent. C’est un personnage immédiatement romanesque. Il nous a laissé des mémoires, mais on dirait un roman ; on a écrit sur lui des romans, qui se présentent comme des mémoires. Il traverse les genres littéraires comme il a traversé, sa vie durant, les genres sexuels. Imaginer qu’il ait pu abuser aussi bien l’impératrice de Russie que Louis XV ou Beaumarchais, c’est quand même stupéfiant ! Cet homme qui a vécu en femme la plus grande partie de son existence reste une énigme.
Ces personnages androgynes de l’Histoire incarnent-ils une affirmation, souvent dans un petit cercle, d’homosexualité ?
Ce n’était pas apparemment le cas de d’Éon qui semble avoir été plutôt « no sex », comme l’on dit maintenant. Cela dit, tout dépend des individus et des moments. De l’androgyne obsessionnel de Léonard de Vinci à sa réinvention par les cercles esthètes et symbolistes de la fin du XIXe siècle, la thématique homosexuelle est évidente. Elle prend même des aspects mystiques dans certains cercles symbolistes. C’est le point de départ d’une succession de réinventions qui traversent le XXe siècle et que l’on peut lire, en palimpseste, derrière les images actuelles publiées dans les magazines de mode. En même temps, ce qui singularise le moment présent, c’est qu’on excède largement cette connotation homosexuelle : il s’agit plus profondément d’une véritable redéfinition du masculin/féminin, et d’une volonté – réelle ou utopique – d’un hors-genre, d’un dépassement d’une vision binaire au profit d’une nouvelle liberté.
Aujourd’hui, en 2018, quelle marque est la plus intelligemment androgyne ?
Il est toujours difficile d’établir des palmarès. Saint Laurent, Gaultier, le méconnu Mr Fish ont tous intelligemment joué avec ce motif. S’il en est un qui me semble aujourd’hui particulièrement intéressant, c’est Alessandro Michele, chez Gucci, parce que tout chez lui semble « contaminé » par le sujet : la ligne des vêtements, la typologie des mannequins, leur mise en scène, l’usage des tissus (velours, satins), l’utilisation du patchwork, la prolifération des motifs, le retour de l’ornement et de la broderie, etc. Ultime ironie du sort : tout ce qui était au XVIIIe siècle l’apanage de l’homme, et le symbole de son pouvoir, nous apparaît aujourd’hui comme une marque de féminisation…
« TOUT CE QUI ÉTAIT AU 18ÈME SIÈCLE LE SYMBOLE DU POUVOIR DE L’HOMME NOUS APPARAÎT AUJOURD’HUI COMME UNE MARQUE DE FÉMINISATION… »