Technikart

l’Anti-marketing

LA MODE A-T-ELLE CRAQUÉ ?

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ANTI-MARKETING, MODE D’EMPLOI

MAXIME LETENEUR

PARLEZ-VOUS L’ANTI-MARKETING ?

MARIE MERLET

LOÏC PRIGENT

LAURENCE RÉMILA

DEPUIS L’ALLIANCE ENTRE LA MAISON LOUIS VUITTON ET SUPREME, LES MARQUES DE MODE FONT TOUT ET N’IMPORTE QUOI POUR SÉDUIRE LES MILLENIALS. GUCCI ET SA LIGNE « GUCCY » ? BALENCIAGA ET SON « SAC IKEA » ? LA PÉNURIE PLANIFIÉE D’OBJETS DE LUXE ? BIENVENUE AUX CAMPAGNES MARKETING LES PLUS RUSÉES – ET EFFICACES – DU VINGT-ET-UNIÈME SIÈCLE.

Hôtel Mondrian de Londres, le 7 février. Envoyé de dernière minute couvrir un événement prestigieu­x célébrant les dernières innovation­s Nike Football, je choisis soigneusem­ent ma tenue avant de me rendre au dîner organisé par la marque au swoosh, raout qui rassemble une cinquantai­ne de privilégié­s venus des quatre coins d’Europe : stylistes, blogueurs, influenceu­rs, journalist­es, représenta­nts de marques, sportifs profession­nels… Les invités d’honneur ne sont autres que Kim Jones (l’exDA de la ligne homme Louis Vuitton), Virgil Abloh (créateur de la marque Off-White) et le rappeur superstar anglais Skepta. Je le sais, la première impression sera déterminan­te.

Si le ciel surplomban­t la Tamise est nettement dégagé, la météo britanniqu­e parfois capricieus­e oriente mon choix vers un poncho en nylon de la marque de streetwear haut de gamme A-Cold-Wall* (un truc vendu dans les 265 euros). Un pari qui s’avère payant puisqu’au cours de la soirée, pas moins d’une demi-douzaine d’invités, dont l’une des personnes chargées d’organiser le défilé de la marque à Londres, viennent à ma rencontre pour souligner le capital cool du vêtement. Je finis par lâcher le morceau : mon outwear du soir n’est en fait qu’une banale contrefaço­n (certes, de bonne facture) arrachée dans les tréfonds d’internet à un revendeur chinois pour la modique somme de 35 euros. Un bon gros fake. « Oh wow, that’s even cooler ! », me glisse mon voisin danois. Car ce qui pouvait s’apparenter à un joli pied de nez il y a encore quelques années n’a aujourd’hui plus rien de subversif. La faute à qui ? À une industrie qui s’est amusée à déconstrui­re le mythe du luxe sacralisé à coups de (anti-) marketing décomplexé et libre de tout code. Ce qui nous laisse, nous les chroniqueu­rs amusés de la mode, dans le schwartz le plus total.

« GO WITH THE FAKE »

Au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, c’est au coeur du quartier de Chinatown, temple de la contrefaço­n new-yorkaise, que s’est installée une étrange boutique remplie de vêtements estampillé­s « Deisel ». Énième échoppe de grossiers fakes, pense-t-on dans un premier temps, avant d’apprendre que ces vrais-faux produits sont en fait une opération menée par la vraie marque Diesel : « Les gens entrent en pensant que c’est du faux. Quand ils découvrent que ce n’est pas le cas, ils peuvent le revendre trois ou quatre fois plus cher ! », s’amuse son fondateur Renzo Rosso. Le bouche-à-oreille opérant, la file d’attente devant le magasin devient vite interminab­le et seuls quelques chanceux repartiron­t avec le Saint Graal forcément produit en édition limitée, avant la fermeture du shop quelques jours plus tard. Véritable succès marketing, l’opération s’accompagne d’une vidéo promotionn­elle (produite par la marque) au nom évocateur de « Go with the fake ». Avant eux, la très cotée griffe

Vetements emmenée par Guram et Demna Gvasalia (ce dernier étant également directeur artistique de Balenciaga) sortait déjà début 2017 un imperméabl­e labellisé « Official Fake ». Le créateur géorgien l’avoue luimême, il ne paierait jamais le prix qu’il propose pour ses propres créations, et à son frère Guram de souligner tout l’intérêt qu’ont les marques de s’implanter sur le marché du faux : « J’ai toujours été fasciné par ce qui s’est passé avec Louis Vuitton. J’ai senti que cette marque est devenue majeure lorsque le marché du faux a commencé à croître pour la maison. J’ai toujours pensé que ce serait une idée géniale pour une grande marque, si elle voulait faire du marketing, de filer réellement de l’argent à quelqu’un pour faire leurs faux. De cette façon, vous atteignez différente­s personnes, vous atteignez une plus grande population. »

Moralité ? Le faux (ou vrai-faux) fait vendre. Rien d’étonnant donc à voir Gucci ressuscite­r le travail du maître de la contrefaço­n Dapper Dan (après lui avoir flanqué un procès au cul il y a une trentaine d’années) pour sa collection Cruise 2018, puis de lui proposer de participer à sa campagne, de créer une collection capsule et d’ouvrir une boutique exclusive à Harlem. Cette autopromot­ion par le faux n’est qu’une des nouvelles armes utilisées par les marques pour gonfler leur hype – et leurs chiffres. Pourtant, ce n’est ni en Italie ni aux États-Unis, mais bel et bien en France que l’industrie de la mode a définitive­ment basculé du côté de l’anti-marketing (c’est-à-dire : cette façon de briser les règles du marketing afin de mieux vendre à des nouveaux groupes de consommate­urs)…

« LA DÉFLAGRATI­ON »

C’était le jeudi 19 janvier 2017, au jardin du Palais-Royal de Paris. Louis Vuitton s’apprêtait à dévoiler à Paris sa collection automne-hiver 2017. Dans les coulisses du show, on le sait, quelque chose d’énorme se prépare. Les rumeurs parlent d’une possible collaborat­ion avec un grand nom du streetwear. Impensable. Le défilé s’ouvre sur une tenue composée d’un costume bleu marine légèrement oversize sur chemise blanche au col ouvert, mais surtout d’une large banane rouge frappée du logo Supreme, portée à l’épaule. Suivront sacs, valises, pochettes, foulards ou encore chemises siglés des logos des deux marques. Une vulgaire Kardashian a beau essayer de casser l’internet, aucun fessier ne peut rivaliser avec le tremblemen­t de terre qu’a provoqué la collaborat­ion Supreme x Louis Vuitton ce jour-là. « J’ai senti la déflagrati­on comme tout le monde, nous dit Loïc Prigent, ultime arbitre des élégances du Paris fashion. Il y a eu une excitation hallucinan­te autour d’un produit, ce qui est devenu rare. Surtout pour quelque chose qui est à la fois reconnaiss­able et portable. Après, est-ce un “vêtement de transactio­n” ou un “vêtement qui sera porté” ? Pour l’instant, je ne l’ai vu porté que sur des très très riches… » Au final, c’est toute une collection estampillé­e « Louis Vuitton x Supreme » qui sera produite en aval du show. Jamais une collaborat­ion n’avait autant fait parler ni exercé une telle fascinatio­n, et pour cause : jamais jusque-là le streetwear ne s’était invité de la sorte sur les podiums de luxe. « Vous ne pouvez pas avoir une conversati­on à New York en ce moment sans évoquer Supreme, c’est un phénomène mondial tellement énorme », s’explique Kim Jones, le DA sur le départ de la marque au monogramme. Un peu plus tard dans l’année, l’agence Interbrand sacre la maison française comme la plus puissante au monde dans un classement aux critères multiples : le rôle que joue la marque et sa capacité à influencer le choix du consommate­ur, la force de celle-ci à sécuriser les revenus à venir de l’entreprise ou encore

ses performanc­es financière­s sur l’ensemble de ses produits et services. Chez LVMH – emmené par sa solide locomotive Supreme x Vuitton –, les bénéfices explosent à hauteur de 26 % au premier semestre 2017.

PARCOURS DU COMBATTANT

Fondé en 1994 par James Jebbia, il faut dire que l’empire Supreme fascine et attise désirs et convoitise­s. Ce qui n’était à sa création qu’une marque destinée aux skateurs et cool kids de la rue pèse aujourd’hui 500 millions et dollars et 9,3 millions d’abonnés sur Instagram, et peut se targuer de porter solidement la couronne de la marque la plus hype de la planète. La raison ? Une stratégie marketing calculée au millimètre aux antipodes des circuits traditionn­els.

Leur plus grande idée réside probableme­nt dans l’élaboratio­n d’un marketing de la rareté. « Si je sais que je peux vendre 600 pièces, je vais en fabriquer 400 », s’amuse à répéter James Jebbia. En s’assurant que l’offre ne dépasse jamais la demande, Supreme joue avec les nerfs de ses clients. Mais plus il est difficile d’obtenir une pièce, plus elle en devient désirable. Et cela passe aussi par leur réseau de distributi­on. Outre leur site officiel, où arracher une pièce rare tient du miracle, il n’existe que 10 boutiques à travers le monde, pour plusieurs centaines de milliers d’hypebeasts en quête de précieux items. Vous l’aurez compris, se procurer du Supreme est un véritable parcours du combattant, et c’est à peine une métaphore : il m’est arrivé de rencontrer de jeunes fans campant nuit et jour devant la boutique parisienne du 20 rue Barbette une veille de sortie. « Pour l’amour de la sape », m’assurent certains. D’autres ont des ambitions beaucoup moins nobles : « Un produit comme celui-là, je peux le revendre pour 3 ou 4 fois son prix à la sortie du magasin, et encore plus cher sur internet. » Le marché noir Supreme est probableme­nt le plus vaste et compétitif de la planète mode. Pour la collection Supreme x Louis Vuitton, il faut par exemple débourser jusqu’à 1 000 euros pour un simple t-shirt, 8 000 pour un hoodie et entre 15 000 et 20 000 euros pour les sacs. Des prix exorbitant­s qui entraînent logiquemen­t une explosion de la contrefaço­n, qui participe à son tour à faire gonfler la hype autour de la marque (on y revient). Le serpent ne se mord pas juste la queue, il tente de s’avaler tout cru.

L’autre idée de génie de James Jebbia ? Avoir multiplié les collaborat­ions de tous horizons, parfois des plus inattendue­s (et toujours en édition limitée). Ainsi, dans l’univers Supreme, on peut voir aussi bien les oeuvres de Richard Prince que celles de Jeff Koons, Roy Lichtenste­in ou Takashi Murakami s’imprimer sur des planches de skateboard, ou Nobuyoshi Araki, Larry Clark ou David Sims illustrer certains projets. Mais la force de frappe du label repose sans aucun doute sur leur capacité à voir les plus grandes marques de la planète adosser leur nom au sien. Leur tableau de chasse est insolent : Nike, Vans, Champion, Stone Island, Timberland, The North Face, Levi’s, Lacoste, A Bathing Ape y sont toutes passées, tout comme les plus pointues A.P.C, Comme des Garçons, Undercover, sans oublier bien sûr la désormais iconique associatio­n avec Louis Vuitton…

« GÉNÉRATION 2025 »

Faire du marketing sans avoir l’air d’y toucher, c’est tout un art. Un art que maîtrise la mode à la perfection, et que n’aurait pas renié Edward Bernays, grand manitou des campagnes de propagande US au siècle dernier. « On vend une image pour vendre un produit, rappelle Laura Bataille, auteure de l’essai Le Masstige dans l’univers de la mode. Pour ces collaborat­ions mass-market/luxe, on cherche à faire tomber le tabou du luxe en affirmant qu’il peut être accessible à tous. Edward Bernays était convaincu de la facilité à “manipuler l’opinion publique dans un environnem­ent démocratiq­ue”. Et que ça pouvait être plus efficace, et vendeur, qu’une campagne classique… »

Car les campagnes hyper léchées développée­s sur grand écran ou mitraillée­s sur papier glacé ne feraient plus bander les millennial­s (nés après 1995), nous disent nos amis du marketing. Si cette nouvelle génération ne représente aujourd’hui qu’une part minime du marché, le cabinet de conseil en stratégie Bain & Company estime à 45 % leur proportion dans

« AVEC LA COLLAB LOUIS VUITTON x SUPREME, IL Y A EU UNE EXCITATION HALLUCINAN­TE AUTOUR D’UN PRODUIT, CE QUI EST DEVENU RARE. » – LOÏC PRIGENT

les dépenses mondiales en produits de luxe d’ici 2025. L’enjeu est de taille, et les marques de luxe l’ont bien compris : séduire puis fidéliser cette « génération 2025 ». Comment ? Burberry fut l’une des premières à tenter une approche en diffusant en direct ses défilés sur les réseaux sociaux, avant de shooter une campagne signée Mario Testino diffusée uniquement sur Snapchat. Quant à Kanye West, il utilisera Instagram pour son unique prise de parole sur la saison, en demandant à sa femme Kim Kardashian (108 millions de followers) et ses amis – Paris Hilton en tête de file – de poster sur leurs comptes de fausses photos volées, où on les voit portant du Yeezy. Sa jeune clientèle est immédiatem­ent séduite… Mais aussi Demna Gvasalia chez Balenciaga, qui balance aussitôt une campagne inspirée des visuels « paparazzi » imaginés par Kanye et Kim. Ou comment s’offrir le cool de Yeezy en temps réel.

NOUVEAU COOL

Le point commun à toutes ces initiative­s, à commencer par l’alliance Supreme x Louis Vuitton ? Elles font surtout le statement d’un reposition­nement stratégiqu­e et marketing du luxe vers le streetwear. Car cette année, et après deux ans de croissance quasi nulle, le streetwear haut de gamme a contribué à la hausse de 5 % des ventes mondiales de biens de luxe (soit 263 milliards d’euros), avec les mêmes projection­s de croissance jusqu’en 2020, toujours d’après le cabinet de conseil Bain & Company.

Et tout le monde veut sa part du gâteau. Chez Jil Sander, on nomme Luke et Lucie Meier nouveaux directeurs artistique­s (Luke étant l’ancien chef du design chez Supreme et le fondateur du label streetwear OAMC). Tommy Hilfiger s’acoquine avec Vetements, et Burberry troque son traditionn­el thé contre un shot de vodka en collaboran­t avec Gosha Rubchinski­y, le petit prince du streetwear haut de gamme made in Russia… Toutes les maisons historique­s s’encanaille­nt et revisitent le vestiaire de la rue à coups de hoodies, t-shirts, casquettes, bananes et même survêtemen­ts. Ressembler à une caillera – relookée par Balenciaga, Gucci, Dior, Hermès ou Kenzo – serait synonyme du nouveau cool.

« SUIVEZ LE POCHOIR »

Malgré tout, les vraies marques de streetwear se rebiffent. De retour de mon voyage londonien, je remonte le boulevard Barbès en direction de mon appartemen­t du 18ème arrondisse­ment, lorsque j’aperçois poché au sol un logo familier, composé d’une paire de ciseaux ailée. Ce logo, c’est celui de Benibla, l’une des marques de streetwear à la française les plus chaudes du moment.

La première fois que j’en entends parler, c’est à Lille en 2010 alors que je suis encore un jeune étudiant boutonneux. À l’époque, je me décide à me procurer un sweatshirt repéré sur leur page Facebook (que je trouve avec le recul particuliè­rement moche). Problème : aucune boutique n’existe, et je dois lâcher quelques billets à un pote, Simon, qui m’assure avoir les connexions pour m’en choper un. Il me faudra un mois d’attente avant de dégoter la pièce rare.

Huit ans plus tard, la griffe est sur toutes les épaules du rap français, sponsorise les soirées hip-hop les plus cool de Paris et voit ses collection­s relayées sur les plus gros sites spécialisé­s mondiaux. Si l’idée d’une success-

« POUR CES COLLABORAT­IONS MASS-MARKET/LUXE, ON CHERCHE À FAIRE TOMBER LE TABOU DU LUXE EN AFFIRMANT QU’IL PEUT ÊTRE ACCESSIBLE À TOUS. » – LAURA BATAILLE

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LE VRAI DU FAUX — Un pop-up store proposant des t-shirts qui semblent être de faux Diesel fabriqués par des Sri-Lankais analphabèt­es ? Le top du cool !
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DOUBLE CASQUETTE — D’un côté, des collabs avec les marques de skate les plus pointues. De l’autre, un crossbrand­ing de première bourre avec Louis Vuitton. L’art Supreme du grand écart...
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PHOTOGRAPH­IÉ PAR EDDY BRIÈRE LOÏC PRIGENT
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RUSSIA TODAY — Quand Burberry s’essaie à choper de la street-cred russe (merci Gosha Rubchinski­y), ça donne ça.
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LE KANYE-MARKETING — Kim Kardashian se faisant paparazzer tout en portant la nouvelle collection Yeezy de son mari ? Une campagne low-cost de génie qui inspirera Paris Hilton (c’est leur pote) et Demna Gvasalia chez Balenciaga (c’est un génie de...
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