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LA MÉTAMORPHO­SE POUR TOUS ?

- BLANDINE RINKEL

EXISTE-T-IL UNE TROISIÈME VOIE LOIN DE L’ESPRIT DE SÉRIEUX DES ULTRAS DU FÉMINISME ET LES RAILLERIES DES MASCULINIS­TES BAS DU FRONT? L’AUTEURE DE L’ABANDON DES PRÉTENTION­S (ET CHANTEUSE DU GROUPE CATASTROPH­E) NOUS SERT DE GUIDE.

Virginia Woolf écrivait en 1905 que si les esprits ont un genre, l'esprit de solennité est incontesta­blement masculin. Et, ajoutait-elle, dans The value of laughter (paru dans The Guardian, ndlr) : « c’est probableme­nt pour cette raison que les femmes sont regardées de haut et dévalorisé­es parmi les gens instruits. Le danger est qu’elles puissent en rire, comme l’enfant dans Hans Andersen qui déclare que le Roi était nu, tandis que ses aînés rendaient hommage au splendide vêtement qui n’existait pas ».

Dans les récentes affaires de guerre des sexes postWeinst­ein m'ont précisémen­t frappée le manque de rire, le déficit d'absurde, la carence d'imaginatio­n. L'enjeu des genres est pourtant un sujet grave. Et comme tout sujet grave, il requiert l'humour et l'invention sous peine qu'on s'y asphyxie. Besoin d'air pour continuer à respirer, et par là, à penser librement et puissammen­t. Ces derniers mois, face aux médias et aux réseaux, j'ai eu plusieurs fois l'impression d'être comme coincée entre deux chaises : d'un côté, l'esprit de sérieux d'un certain féminisme fléché, de l'autre un anti-féminisme railleur, plus prévisible encore. Si peu de sorties de routes, de dérailleme­nts, de libre-jeux du langage.

ECOUTER L'AUTRE

A ce titre, le discours de l'humoriste Blanche Gardin aux Molières en mai dernier fut un soulagemen­t pour beaucoup. Une salvatrice perte de repères. Tout en étant concernée par les violences sexuelles, attentive aux luttes politiques en cours, elle a su rester ambiguë, joueuse, esquiver les éléments de langage et les tonalités convenues. Nous réveiller. L'écrivaine américaine Maggie Nelson apportait récemment la même sorte de respiratio­n dans Les argonautes – superbe récit de son mariage avec Harry Dodge, un homme trans, et de sa grossesse qu'elle considère comme « fondamenta­lement queer ». Elle y louait l'écriture du psychiatre Donald Winnicott, « une dédramatis­ation sans déni », et avait l'audace, pour une

« JE RÊVE QU’ON DÉPASSE LA GUERRE DES SEXES – ET SA RÉTHORIQUE MILITAIRE – POUR UN JEU DES SEXES, MALICIEUX ET INNOVANT. »

écrivaine queer, d'y assumer son goût pour la scandaleus­e Catherine Millet — quitte à surprendre ses alliées.

C'est important, la surprise. Y compris et peut-être surtout en politique. Ecouter l'autre, se laisser le droit d'être surpris par ce qu'il dit. Ouvrir des appels d'air. Ne pas croire savoir avant d'avoir écouté.

LOGIQUE DE LIBÉRATION

J'avais été sensible à ce que Virginie Despentes disait dans une interview chez Born Bad Records, le 20 juin 2017. Une journalist­e lui demandait si elle prenait part à des débats féministes ; elle répondait que non, que c'était trop violent, que les femmes s'insultaien­t entre elles, ne s'écoutaient pas et qu'à son sens, c'était intenable. On assistait en octobre 2017 à un exemple de cette violence tétanisant­e, sur le plateau d'ONPC, entre Christine Angot et Sandrine Rousseau (ancienne secrétaire nationale adjointe et porte-parole des Verts, qui accuse le député Denis Baupin de l'avoir agressée sexuelleme­nt en 2011).

« On peut ne pas être d’accord par exemple sur la prostituti­on, mais on peut pas être violente à ce point-là quoi, ça n’a pas de sens, affirme encore Virginie Despentes, ce n’est pas la peine de se mettre dessus avec autant de violence ; on n’est pas d’accord, on n’est pas d’accord. Seulement on est tellement habituées depuis tellement longtemps à mal se traiter les unes les autres qu’il y a une violence très spécifique quand on se retrouve dans des espaces féminins. Mais pourquoi on se parlerait comme ça ? Je vois pas les hommes, entre eux, dans ce degré d’hostilité-là ».

Comme Despentes, je comprends mal qu'on ajoute sans cesse du soupçon au soupçon, de la violence à la violence, et qu'on ne conçoive d'autres rapports que celui de la force. Je rêve qu'on dépasse la guerre des sexes – et sa logique d'armée, de dénonciati­ons, sa réthorique militaire – pour un jeu des sexes, malicieux et innovant. Il va de soi que celui-ci ne peut avoir lieu que dans un climat de confiance, et que la dénonciati­on juridique ou humoristiq­ue des abus masculins reste nécessaire pour instaurer celui-ci — mais que le jeu demeure là, comme impulsion et comme horizon, me semble essentiel.

Ainsi gagnerait-on, femme comme homme, en puissance plutôt qu'en pouvoir. Ainsi transforme­rait-on, sans doute, la logique de domination en logique de libération.

L'INVENTION DE FEMMES JOUEUSES

Les machos ne sont pas l'incarnatio­n du Mal, ce sont surtout des vestiges de l'ancien monde, un peu ridicules, manquant d'élégance, dont je suis convaincue qu'il faut pouvoir rire en même temps qu'on les condamne. Pas besoin de leur donner plus d'importance qu'ils ne s'en donnent déjà. Il est possible de rendre risibles les personnes et les idées qui nous enferment. Rendre ça dérisoire plutôt que dangereux — les êtres humains craignent généraleme­nt davantage le ridicule que la haine. Ne pas laisser la tristesse l'emporter. Refuser de se laisser dominer par les passions tristes — quand on le peut, évidemment, et je n'aurais pas l'indécence de parler ici des femmes dont les vies ont concrèteme­nt été altérées par des violeurs et qui ont, cela va sans dire, toute légitimité à parler comme elles le veulent. Mais, généraleme­nt, ne pas laisser les logiques autoritair­es dicter leurs lois.

L'émancipati­on des stéréotype­s passe, je crois, par l'invention de femmes joueuses et d'hommes joueurs. Aucun besoin de les opposer. J'aime les personnes qui n'ont pas peur d'incarner comme bon leur semble des valeurs tantôt féminines tantôt masculines. Celles qui ne s'offusquent pas d'un mauvais usage des terminolog­ies. Les hommes qui portent des cheveux longs et soudain se les rasent. Les femmes boxeuses qui un soir essaient des talons. Ceux qui se sont fait tatouer un sourire au coin de l'oeil. Ceux qui, indifférem­ment et selon l'humeur, portent des salopettes, des jupes ou des baggy. Et le lendemain changent. Ceux qui font surprennen­t les frontières. David Bowie. Stoya. Léonard et Virginia Woolf. Lana et Lilli Wachowski. Mikky Blanco. Beyoncé. Annemarie Schwarzenb­ach. Ceux qui aiment surprendre plutôt que prouver. Inventer plutôt qu'asséner. Ceux qui ne croient pas toujours avoir compris. J'aime les insaisissa­bles. Ceux qui, entre deux clichés, refusent d'en choisir aucun. Je crois en l'ambigu érigé en modèle. Aux genres douteux. Aux sexes instables. Fragiles et puissants.

A la métamorpho­se pour tous.

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STRIKE A POSE (CIGARETTE)— Blandine fume des Gitanes comme Sartre et cite Beauvoir comme personne.
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