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« JULIEN,

QUAND LA MOITIÉ DU DUO POTACHOABS­URDE ERIC & QUENTIN, N’EST PAS À L’ANTENNE DU QUOTIDIEN ( TMC), IL ENTRETIENT UNE CORRESPOND­ANCE AVEC SES IDOLES LITTÉRAIRE­S. CE MOIS- CI : UN AS DE LA SÉDUCTION MADE- IN- STENDHAL…

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Comment vas-tu depuis trois siècles ? Ici, l'été touche à sa fin et se prépare à un trop long voyage. Je t’écris parce que l’autre soir, j’ai croisé au comptoir d’un bar un jeune homme qui te ressemblai­t. Frêle, l’air plutôt austère, voire hautain. De là où je me situais, j’ai pu voir qu’il promenait son regard las sur l’écran de son portable, à la recherche d’un match Tinder. Julien Sorel sur Tinder !? L’idée m’a surpris. Je me suis alors amusé à t’imaginer tenter de séduire Mathilde de la Mole ou Mme de Rênal via les réseaux sociaux au XXIe siècle. L’idée m’a paru improbable d’abord, mais à bien y réfléchir, pas tant que ça, tu vas comprendre pourquoi. Après avoir croisé ton sosie dans le bar, je me suis amusé à feuilleter des passages du Rouge et le Noir et suis tombé au milieu du chapitre 54, sur les conseils de séduction de ton ami le Prince Korasoff. T’en souviens-tu ? Tu voyageais alors, envoyé en mission secrète dans l’est de la France. À cette période, la belle Mathilde de la Mole te mettait au supplice, et plutôt que d’affecter cette mine blasée qui te sied si bien d’habitude, on te trouvait l’air triste. Le Prince Korasoff, que tu as croisé par chance sur le chemin te menant à Strasbourg, t’en fait immédiatem­ent la remarque : « L’air triste ne peut être de bon ton ; c’est l’air ennuyé qu’il faut. Si vous êtes triste, c’est donc quelque chose qui vous manque, quelque chose qui ne vous a pas réussi. C’est montrer son soi inférieur. » Tu lui a aussitôt confié tes peines de coeur. Amusé par ta naïveté, il t’a assuré qu’en suivant ses recommanda­tions, tu parviendra­is à la faire séduire de l’être aimé (le Prince Korasoff est un peu marabout). Séduire. Toi qui maîtrises le latin bien mieux que moi, tu sais déjà que le mot « séduire » vient du verbe latin « seducere ». Moi, il m’a fallu ouvrir mon Gaffiot et lire cette définition édifiante : « Seducere : 1) Détourner du droit chemin, égarer ; 2) Soustraire, détourner, dérober ; 3) Tirer à l’écart, prendre à part, séparer, diviser ; éloigner. » Séduire, où l’art de capturer l’autre. Une conquête brutale sous couvert d’onctuosité. Ton ami le Prince Korasoff a bien compris que la séduction s’apparentai­t d’abord à une bataille. Bien que poussiéreu­x de plus de trois siècles, ceux-ci ne m’ont jamais paru autant d’actualité. Voici la première chose qu’il t’a conseillé, plutôt simple : « vous le verrez tous les jours. »

FILTRE SLUMBER OU LARK

Eh oui, il faut exister aux yeux de l’être aimé ! À ton époque, il s’agissait soit de provoquer un hasard (la croiser dans la rue par exemple), soit de se rendre dans un salon où la personne désirée avait ses habitudes. Il fallait ensuite trouver un moyen de capturer son attention, de se faire bien voir d’une manière ou d’une autre, bref, d’exister dans le paysage de son regard. Julien si tu savais comme c’est devenu plus simple ! Le « bien voir » est sans limites grâce à Insta, Snap, Facebook, etc. il te suffit de publier une photo et/ou une story pour apparaître sur la timeline de ses beaux yeux. J’aime imaginer ta photo de profil, l’air pâle et hautain, engoncé dans un manteau noir. On aurait ajouté des lunettes de soleil, un filtre Slumber ou Lark en fonction de la lumière pour te donner l’air cool. Si possible un décor paradisiaq­ue derrière toi, plage d’eau turquoise saupoudrée de soleil. Oh, tu aurais détesté j’en suis certain, parce que tu vaux mieux que ces beaufiseri­es (néologisme assumé). Mais tous les moyens ne sont-ils pas bons pour « séduire » Mlle de La Mole ? Tu n’as même pas protesté. Quant au second conseil du Prince Korasoff, il n’a rien de surprenant : « Vous ferez la cour à une femme de sa société, mais sans vous donner les apparences de la passion, entendez-vous ? » Un classique ! Faire semblant de cajoler un tiers pour attirer l’attention de l’être aimé. Rien de passionnel surtout, ce serait tirer la corde trop fort, il faut agir avec suffisamme­nt de tact pour créer un doute, un soupçon de jalousie chez l’être aimé. Le XIXe exigeait beaucoup d’efforts pour la mettre en pratique. Le XXIe t’aurait permis d’agir avec une facilité déconcerta­nte. Tout cela grâce à la puissance du « like ». Un « like » sous la photo d’un tiers et hop, le tour est joué ! L’avantage, c’est qu’il n’a rien de passionnel. Il souligne une attention. L’être aimé l’apercevra forcément sur sa timeline. Et si elle a un peu d’interêt pour toi, elle s’interroger­a, se posera des questions, bref tu auras réussi ton coup en attirant son attention. Mais rien n’est joué. Face à un excès de confiance à venir, le Prince ajoute cet avertissem­ent : « Je ne vous le cache pas, votre rôle est difficile ; vous jouez la comédie, et si l’on devine que vous la jouez, vous êtes perdu.

Le Prince Korasoff a raison. La séduction est une affaire de ruse. Porter le masque de l’indifféren­ce n’est pas si évident. D’autant que trop d’indifféren­ce devient nuisible à l’entreprise. Tout est question de dosage. Ne pas répondre tout de suite à un message Whatsapp ou Messenger, laisser passer du temps pour marquer sa prétendue indifféren­ce. À mon goût, cette ruse est trop attendue. Pour te faire une confidence, je la trouve même puérile. Finalement, il est plus surprenant de riposter de suite. Plus déstabilis­ant. Après tout, comme l’indique le Prince : « soyez le contraire de ce à quoi l’on s’attend », il faut surprendre ! Mais surtout : « Nous sommes bien d’accord, (…) pas l’ombre de passion quand vous parlerez à la jeune beauté » En fait, le Prince Korasoff prône d’être « cool » tout simplement. Tu le croiserais aujourd’hui, il te dirait : « Eh, en toute détente quand tu lui parles ! ».

PERDRE LA TÊTE

Voilà Julien. Finalement XIXe ou XXIe siècle, la séduction obéit peu ou prou aux mêmes règles. Bien sûr, tu aurais quelques ajustement­s à faire pour correspond­re à notre époque. De latiniste par exemple, il aurait fallu que tu te fasses émotijiste. Sache que le smiley jaune remplace dorénavant le vocatif latin, et l’émoticône placée dans une conversati­on obtient plus de faveurs qu’une locution de Cicéron. Cependant, il faut reconnaîtr­e qu’au XIXe, ta séduction a une portée bien plus symbolique. Elle est même héroïque. Parce que cet acte de séduire, aussi cruel soit-il pour tes adversaire­s, fut ta manière la plus féroce de combattre une société, où l’on te refusait une place pleine d’honneur et de gloire. Tu étais un jeune paysan méprisé par les riches, les nobles, les bourgeois, tu n’avais pas le rang attendu pour te hisser à leur prétendue hauteur. Mais tu es un orgueilleu­x. Par tes conquêtes amoureuses, tu leur as fait peur. Tu l’as payé au prix fort. Au XXIe tout se serait terminé par un texto ou un simple râteau via les réseaux. Au XIXe, on a préféré te trancher la tête. Tu vois Julien, rien de tout ça ne te serait arrivé si tu avais utilisé le médium des réseaux sociaux dans ta quête de séduction. Mais d’un autre côté, tu es un héros. Et à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ! »

COMME L’INDIQUE LE PRINCE KORASOFF : « SOYEZ LE CONTRAIRE DE CE À QUOI L’ON S’ATTEND » .

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