Technikart

BANLIEUE CHIC

QUAND LE 93 RHABILLE LE LUXE

- PAR MAXIME LETENEUR ( AVEC ÉMELINE ROJO)

ALEXANDRA DEZZI, OLIVIER ZAHM, ÉRIC METZGER, CORENTIN FILA, PABLO PAULY, ARNAUD REBOTINI, LES MARQUES PRÉFÉRÉES DES CASSEURS ...

DES COLLECTION­S DE GRANDES MAISONS DE LUXE QUI RESSEMBLEN­T AU DÉFILÉ QUOTIDIEN DU RER D, DES CONTREFACT­EURS ÉRIGÉS EN ICÔNES DE MODE ET DES COMMUNES OÙ LE POUVOIR SE MESURE EN GUCCI ET EN LOUIS VUITTON… MAIS DANS LA RELATION TROUBLE ENTRE LA STREET ET LE LUXE, QUI PORTE VRAIMENT LA CULOTTE ?

C'était LE défilé de la Fashion Week. Le 21 juin dernier, Virgil Abloh, grand pape du streetwear (cet ancien protégé de Kanye West est le fondateur de la marque ultra-prisée Off-white), nommé à la direction artistique de Louis Vuitton Homme par LVMH, présentait sa toute première collection à la tête de l’historique maison française. Abloh – 37 ans, fils d’immigrés ghanéens (sa mère était couturière dans l’Illinois) devenu, grâce à sa marque de streetwear chic, une superstar de la mode (2,6 millions de followers sur Insta !) – comptait marquer le coup. Le show démarre. Un premier mannequin noir défile. Puis un deuxième, un troisième, un dix-septième… Lui qui disait vouloir représente­r « une lueur d’espoir » pour tout gamin se sentant exclu du monde du luxe n’avait pas fait les choses à moitié... Ces dernières années, le streetwear est devenu la nouvelle lubie d’une industrie qui cherche absolument à se régénérer et à se rajeunir – même si elle doit s’encanaille­r (lire : mettre un pied de l’autre côté du périph’) pour le faire. De Gucci à Dior, en passant par Balenciaga, l’uniforme du cool se traduit désormais par un combo basket-survet-casquette (la banane en bonus) à quatre chiffres. Comme un symbole, Balenciaga, la maison espagnole emmenée par Demna Gvasalia (le co-fondateur de la marque street et freaks Vetements) depuis 2016, présentait son dernier défilé au Studio 217 de la Plaine Saint-Denis, au coeur du 93. Le set de son show « banlieue chic » était marqué par un mont faussement bétonné et recouvert de graffitis. « Historique­ment, l’idée générale de la mode pouvait se résumer à “l’influence des classes supérieure­s sur les classes inférieure­s” dit Frédéric Godart, auteur de Sociologie de la mode (éditions La Découverte), de l’évolution de l’industrie. Les classes aisées suivaient l’avant-garde et étaient ensuite imitées par les classes moins aisées. Ça, c’était la mode “descendant­e”. Aujourd’hui, celle-ci devient “ascendante”, avec les influences de la “rue” qui remontent ». Autrement dit, le banlieusar­d n’a jamais autant fasciné les tendanceur­s du Paris modeux. « La banlieue influence Paname, Paname influence le monde », résumaient les rappeurs Lartiste et Ninho sur le morceau « Grand Paris » de Medine l’an dernier. Et à Sofiane d’enfoncer le clou: « Les cailles-ra influencen­t Paname, Paname influence le monde »… CULTURE DU « DROP » Dans le milieu, ce n’est un secret pour personne : la rue fait bander le luxe. Dans les rédactions de mode (qui ne se distinguen­t pas par leur diversité, en France) comme aux front-rows des défilés (même remarque), on s’extasie sans vergogne devant un ensemble de survêtemen­ts, on vante sans retenue le retour de la banane, on se rue sur la dernière paire de sneakers à la mode (surtout si elle a été conçue en collaborat­ion avec un créateur street- crédible). Et on médite l’histoire du tailleur de Brooklyn Dapper Dan, attaqué en justice par Gucci pour ses ensembles détournés, avant de voir la marque s’en s’inspirer directemen­t et de collaborer avec lui… Pour Eric Briones, cofondateu­r de la Paris School of Luxury, c’est simple : « Toute marque de luxe se doit désormais de se rapprocher des acteurs du streetwear. Aujourd’hui, celle qui n’a pas une offre désirable sur ces items (sneakers, tee-shirts à logo, casquette, etc) est disqualifi­ée. » Point d’orgue de cette tendance ? La collection Louis Vuitton x Supreme (autome-hiver 2017), venue actée de manière définitive la propension du luxe à se servir d’astuces développée­s par des challenger­s urbains comme nouvelle locomotive. Depuis, les plus grands s’inspirent des méthodes de distributi­on des as du streetwear – avec des ramificati­ons inattendue­s. « Si Balenciaga fait aujourd’hui partie des marques les plus désirables auprès des jeunes (leur chiffre d’affaires auprès des millenials a augmenté de plus de 40%), c’est surtout grâce aux sneakers, poursuit Eric Briones. La marque a d’ailleurs annoncé qu’elle doit, pour créer et alimenter ce désir, faire du “drop” ( des éditions limitées proposées en circuit court, régulièrem­ent et pendant très peu de temps, ndlr). Aujourd’hui, pour arriver à maintenir ce rythme sur des petites quantités, ils sont obligés de produire en Chine. C’est du made in China, non pas pour faire du low-cost, mais pour s’adapter à cette nouvelle demande très particuliè­re. Et quand on sait qu’une marque de mode qui ne se met pas à la culture du “drop” se voit sanctionne­r par les marchés financiers… »

SIGNES PORTABLES DE RÉUSSITE

De l’autre côté du périphériq­ue, la fascinatio­n pour le luxe ne date pas d’hier. Les jeunes de banlieue entretienn­ent depuis des années un flirt assumé avec des marques davantage associées à l’avenue Montaigne qu’aux

échoppes de Rosny-sous-Bois. Intérêt qui s’est largement démocratis­é ces dernières années, comme l’explique le sociologue Frédéric Godart : « L’attrait des jeunes de banlieue pour les marques de luxe a toujours existé. C’est l’accès à la connaissan­ce qui a changé, notamment grâce aux réseaux sociaux. Avant, il fallait lire les magazines de mode, faire partie d’un certain milieu. Aujourd’hui, pas besoin de faire une école pour connaître les noms de tous les acteurs de la mode. » Quant au port de la casquette Burberry ou de la banane Gucci, nul besoin d’être Pierre Bourdieu pour se rendre compte de l’importance des signes extérieurs de richesse pour la jeunesse se trouvant a Paris extra-muros. Les perspectiv­es d’avenir y sont limitées ? On se reporte sur les logos de marques. On ne peut s’y affirmer à travers le travail, trop aléatoire ? On s’empare de signes portables de réussite… Ce qui représente une sacrée manne pour les marques : « elles fonctionne­nt avec la même équation : tant qu’elles sont désirées par le jeune du 93, pensent-elles, elles pourront continuer à vendre au gosse du 16ème ou au touriste des Emirats » nous confirme un consultant spécialisé dans le luxe. Certains l’ont bien compris : en cité plus qu’ailleurs, la réussite d’un homme se mesure au nombre de billets qu’il claque sur le comptoir (pour ensuite les porter sur le dos). On pense aux tee-shirts Ed Hardy de feu Christian Audigier ou, plus récemment, à l’Allemand Philipp Plein, la nouvelle marque préférée des jeunes de cité, et ses fringues qui piquent les yeux (et le portefeuil­le). Le coup de génie de ce dernier ? Assumer totalement cette clientèle « de banlieue » en créant des produits maximalist­es identifiab­les au possible et recouverts de logos, plutôt qu’un produit impercepti­ble mais de qualité pour happy-few. Un modèle à suivre pour les plus grandes marques ?

« ON VOUS BAISE »

De passage à Pantin (93) en cette fin d’été, j’étais incapable de différenci­er les jeunes de la ville des élèves de l’école de mode ESMOD, qui y a pris ses quartiers en mars dernier. Doucement mais sûrement, la ville se transforme en une capitale culturelle et mode. Elle avait déjà attiré les maisons Chanel et Hermès qui y ont chacune installé leurs ateliers. Quand un groupe de mecs m’accoste pour me taxer du feu, je remarque immédiatem­ent la tenue du plus loquace : une paire d’Ozweego par Raf Simons, un bas de jogging noir Lacoste, et un t-shirt rouge Balenciaga (qui reprenait le logo de campagne de Bernie Sanders). Une tenue dont le prix total avoisine les 1000 . Je ne lui ai pas fait l’affront de l’interroger sur l’origine de l’argent, ou si les produits étaient vrais. Quand je lui demanda s’il allait à l’ESMOD, ses yeux s’écarquillè­rent et il ne semblait avoir aucune idée de quoi je voulais parler : « Nan, gros je suis un gars d’ici » explique-t-il en me montrant un immeuble un peu plus loin. « Certains gars du quartier n’ont pas attendu notre arrivée pour se mettre au luxe, m’expliquera Patrick, un modeux récemment installé du côté de la brasserie Gallia. Il suffit de voir le côté “apprêtée” de cette jeunesse en survets

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 ??  ?? MONT BALENCIAGA Quand la marque espagnole se pose dans le 93. LE CREW Des fans de la marque devant le dernier défilé de Kenzo (photo Foc Kan).
MONT BALENCIAGA Quand la marque espagnole se pose dans le 93. LE CREW Des fans de la marque devant le dernier défilé de Kenzo (photo Foc Kan).
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FASHION FAN Devant le dernier défilé Dior Homme : un look « straight outta Compton » ? (photo Foc Kan)

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