OLIVIER ZAHM
« UNE IDÉE, C’EST UNE FORME QUE L’ON DONNE À SA VIE. »
l’influence du 11 septembre 2001 sur la mode. Ces dernières années, quels événements ont eu le plus d’impact sur le secteur ?
Olivier Zahm : Aucun événement, aussi dramatique soit-il, n’a eu de l’influence sur la mode. La mode est un monde futile, extrêmement superficiel. C’est une bulle qui a très peu de liens, ou alors de très loin, avec le monde et le chaos dans lequel on vit. Elle est irresponsable. Par contre, il y a des effets macro-économiques qui l’influencent. Si on parle de l’industrie de la mode, évidemment qu’elle est liée à l’économie globale, et même locale. C’est une des industries les plus polluantes (à cause des teintures, des fibres, des plastiques…).
Les marques de « fast-fashion » sont donc plus à blâmer que celles du luxe.
Oui, elles portent cette responsabilité, parce qu’elles produisent des tonnes de vêtements, pour des quantités de gens qui ne peuvent pas s’offrir du grand luxe. Donc la mode est responsable d’une grande partie de la pollution de cette planète, ce n’est pas normal. On devrait faire des créations moins polluantes, il en est vraiment temps. La quasi-totalité des marques produisent des vêtements dans des pays économiquement plus faibles, ça se ressent sur le coût de la main d’oeuvre. Il y a une exploitation ouvrière toujours vivace, comme celle du XIXè siècle. La mode vit sur le dos de populations ouvrières sous-
payées. Bon, l’économie de la mode m’intéresse en tant que citoyen, moins en tant que critique de mode ou directeur de magazine. Ce qui m’intéresse quand je porte ces casquettes-là, c’est l’avancée créative – et superficielle – de la mode ! Elle reste toujours aussi superficielle ? Ses acteurs se veulent de plus en plus politique, ils mettent en avant toutes sortes de questions sociétales. C’est du flan ?
Non, mais quand la mode commence à tenir un discours politique, c’est accablant, d’une très grande bêtise. La mode n’est pas un tee-shirt à slogan ! C’est ennuyeux et sans intérêt. En revanche, que les goûts changent parce que la mode s’adapte à des identités sexuelles différentes et émergentes, c’est un fait. Toutes ces sexualités étaient présentes, mais elles n’osaient pas se montrer ni s’habiller différemment. On va vers plus de fluidité : les marquages traditionnels ne sont pas brouillés, mais enrichis d’une complexité nouvelle. On s’aperçoit que l’on est rarement complètement homme ou femme, qu’il y a une gradation de ces polarités. Cela offre des possibilités de création intéressantes. La mode embrasse ces évolutions sociales mais il ne faudrait surtout pas qu’elle se prenne pour leur porte-parole – sinon ce serait très plat. Alors que de grandes marques lancent des collections sans fourrure, imitant le cuir, etc…
Ça rejoint l’idée du rôle d’acteur social de la mode, en tant qu’industrie. Les imitations sont de moins en moins discernables, c’en est presque perturbant… On va pouvoir remplacer ces « saccages d’animaux » par des matières synthétiques. Voilà le progrès. Même si, de façon romantique, je préfère un vrai crocodile à un faux. On a toujours tendance à préférer le vrai au faux. Mais aujourd’hui, qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est faux ? On le sait de moins en moins, il faut s’habituer à cette indétermination. D’ici 50 ans, on ne saura pas si l’on s’adresse à des robots ou des humains... Et en mode ?
La recherche pour l’innovation des matières avance à vitesse grand V (même si l’idée d’une nouvelle matière a toujours été un peu ringarde, comme dans les années 60, où tout d’un coup le plastique et le fer ont éclos dans la mode). Aujourd’hui, ces nouvelles matières ne sont plus spectaculaires, elles n’introduisent pas vraiment du nouveau, mais apportent plutôt un confort, et des possibilités de volumes différents. C’est assez excitant et ce n’est que le début ! Dès qu’on pourra recréer des extensions corporelles, on redeviendra de vrais primitifs. C’est-à-dire ?
On va ré-inventer des parades animalières, et des rituels de beauté beaucoup plus près du corps. Audelà du progrès écologique, l’innovation de matières représente un potentiel de transformation et de création de looks et d’attitudes. Et dans la communication autour de la mode ? Aujourd’hui, les influenceurs les plus importants ne sont pas les journalistes, ce sont des personnalités avec de grandes communautés sur les réseaux sociaux, payées par les marques.
Il faut être très clair à ce sujet : les réseaux sociaux détruisent la mode. C’est une destruction généralisée de la création dans la mode. Les influenceurs sont nuisibles au secteur, car ils prennent le relais de la presse et des professionnels de l’image pour vendre des vêtements. Ce sont des représentants de commerce, au même titre que ceux des années
70, qui se déplaçaient pour proposer à la ménagère des produits pour la maison, lorsqu’elle n’avait pas le temps de faire elle-même ses courses. C’est aussi ringard que ça ! Ok, ils savent se mettre en scène et ils ont une audience conséquente pour ça, ce qui n’est pas évident. Ils ont cette intelligence-là. Et les marques se jettent sur eux...
Parce qu’ils incarnent les nouveaux panneaux publicitaires, des hommes-sandwichs. Résultat : il n’y a plus de sélection des produits par des connaisseurs, les marques choisissent à leur place. Et en plus, ces influenceurs produisent des tas d’images, c’est un tout-à-l’égout de l’image. Même celles de qualité sont noyées. Pourtant, qu’est-ce qui fait la qualité de l’image ? Pas seulement sa qualité intrinsèque, mais aussi sa rareté ? C’est parce que les choses sont rares et exceptionnelles, qu’on peut les désirer. Mais non : on nous balance des quantités d’images, sans le filtre des magazines… Que reste-il à la fin ? Tout se ressemble, tout se vaut. Il n’y a plus de fantasme de mode. En plus, il n’y a plus de stars, parce qu’elles sont omniprésentes – et de leur plein gré – sur internet. Si elles se dévoilent facilement, on s’en fout ! La solution ?
Je n’en vois pas, hélas. Juste une dépréciation générale des images, un appauvrissement du désir et du fantasme. Et à travers ça, une dépréciation de la mode, à cause de ces quantités d’images, le plus souvent inutiles, éphémères, sans consistance. Quand elles ne sont pas vulgaires, moches et ennuyeuses !
Ce qui laisse un boulevard à la presse écrite, les magazines ont encore la possibilité de faire tout le contraire, non ? Non. En ce moment, c’est le coup de grâce, parce que les magazines sont trop lents. Comment veux-tu concurrencer la vitesse d’Instagram ? C’est inouï. Internet devient un gigantesque ensemble pluriel qui emporte tout média constitué sur son passage. Tout le monde peut s’exprimer dans l’immédiateté avec un point de vue interchangeable. Quand le point de vue de tout le monde est relayé, alors ce n’est plus un avis. Tous les points de vue s’effacent. Il n’y a plus d’espaces libres de construction, pour le réel partage d’une esthétique. Car le vrai partage survient grâce à un point de vue opposé, contradictoire – parfois choquant. Il est construit par un groupe de personnes qui entendent le faire partager. Une communauté de goût, d’esprit et d’avis, qui offre un point de vue. Le jour où cette construction cesse – et c’est le cas dans les médias sociaux – il n’y a plus d’intérêt à partager quoi que ce soit. C’est là qu’intervient le journaliste, il structure la pensée et la création. Absolument. Nous, journalistes, on n’avale pas tout ce qu’on nous dit, on fait preuve d’effort et d’ambition, on présente selon un certain angle, celui qui nous semble être important. Nous sommes un rempart contre la vulgarité et le commerce, accusés d’avoir des pubs et de gagner de l’argent. Notre leitmotiv, c’est : « Ne consommez pas sans point de vue, n’absorbez pas tout ce qu’on veut vous refourguer, sans comprendre de quoi il s’agit. » Chaque média digne de ce nom est un bouclier contre la bêtise, dans laquelle chacun est plongé aujourd’hui. Mais ça, les grandes marques de luxe le savent ; elles soutiennent les magazines. Parce qu’elles savent qu’elles y trouveront de la beauté et de l’ambition de création. C’est le nerf de la guerre de la mode : imposer des images rares, différentes et réfléchies. Non ? D’ailleurs, je serai le premier à aller là où il y a des images avec une valeur créative sur internet. Il est peut-être temps que je me recycle et que je fasse un magazine autrement. Ou même que j’arrête de le faire, parce que je suis en retard d’un milliard d’images, produites à la seconde, là où on se parle... Vous dites ça alors que vous êtes à la tête d’un titre suivi par les acteurs de la mode, soutenu par les grandes marques.
Heureusement que les marques de luxe sont là. Ne continuent à faire de la pub que ces marques très solides, ou au contraire des nouvelles très inspirées. Les marques de semi-luxe, celles qui se la jouaient
« on est des créateurs » et se mettaient à un niveau d’ambition de création assez élevé, se contentent aujourd’hui de s’adresser directement à leurs clients en faisant des campagnes sur Insta. De temps en temps, ces griffes de milieu de gamme daignent donner à la presse du « content » sur internet. Ce n’est efficace qu’à court ou moyenterme, non ? C’est aussi un jeu dangereux, elles risquent de disparaître rapidement à force d’être dans la compétition de la consommation la plus immédiate. Elles perdent leur identité ! C’est un piège : elles ne font plus l’effort d’investir dans une image, qui leur permettait pourtant de se faire reconnaître et de se différencier. Avant, ces images passaient dans la presse. Et le choix des magazines participait à leur choix d’une vision stratégique : ce qu’elles étaient et comment elles voulaient se présenter. Aujourd’hui, il n’y a plus cet effort de fait : elles mettent tout sur internet. Pourquoi ? C’est moins cher qu’un plan média dans un magazine, et la campagne est présentée directement aux yeux du (potentiel) consommateur. Mais il va falloir prouver que dans cinq ans, ces marques auront toujours la même aura qu’à l’époque où elles faisaient de vraies publicités... Aujourd’hui, elles tentent de se rattraper et collent des posters dans la rue, elles se sont dit : « mince, on devrait peut-être revenir à la réalité, près de notre consommateur ». Bof, le processus de création obéit à des codes bien précis, c’est une chaîne où les maillons s’emboîtent. Si les étapes sont court-circuitées, c’est nocif pour tout le monde. Mais certaines ont besoin de plus de temps que d’autres pour s’en rendre compte. La valeur esthétique ne tombe pas du ciel, il faut travailler dessus. Si c’était si facile, on le saurait. Et quel avenir pour les « passeurs » en mode ?
La presse est précieuse, parce qu’elle incarne une ambition collective autour d’une idée esthétique et un point de vue. Si le consommateur perd cette idée de vue, il sera, rapidement, complètement largué… Car une idée, c’est une forme que l’on donne à sa vie, on ne peut pas s’en départir. C’est vide, une vie sans idées… Donc : vivent les idées, et vive le papier léché !