OBSESSION GILET JAUNE
Des gilets jaunes sur le catwalk ? Balenciaga, Acne ou encore Louis Vuitton l’ont déjà fait, darling. Mais que dit la fascination trouble du luxe pour le Grand Soir fluo ? Enquête.
Fin février, un jour de semaine devant la façade du flagshipstore de Louis Vuitton, au 101 avenue des ChampsElysées, les touristes font sagement la queue, impatients d’y débourser quelques centaines ou plusieurs milliers d’euros. Les grilles-remparts d’environ 4 mètres installées depuis la manifestation du 24 novembre sont toujours en place. Installations intelligentes, elles permettent de protéger l’intérieur tout en laissant voir à travers. Soudain, devant ces tiges métalliques très chic, surgit un personnage flashy. Le jeune homme, au man-bun des plus seyants, est affublé d’une veste jaune fluo ressemblant étrangement à un gilet jaune. Un dangereux gauchiste serait-il venu prêcher la parole marxiste aux beautiful people de la boutique ? Un Eric Drouet en Balenciaga se cacherait-il dans la fashion sphère (on vous conseille leur doudoune jaune et gonflable à 1.500 €, une des highlights de leur saison 2018) ? Ou alors un cycliste égaré (et particulièrement looké) ? Vérification faite, il s’agit d’un styliste comme il en afflue par milliers pendant les fashion week parisiennes, son sac Hiroshi Fujiwara en atteste. Deux minutes plus tard, un représentant de la direction vient à sa rencontre. Soulagement ! On a affaire à un rendez-vous pro – l’affrontement de classe attendra…
« PUBLIC TELEVISION »
Ces derniers temps, les marques les plus pointues semblent s’être données le mot : un gilet jaune à 450 euros était proposé lors du dernier défilé Acne ; un autre chez Wasted... Même les dernières créations de Virgil Abloh, le directeur artistique de Louis Vuitton installé à Paris depuis à peine un an et demi, témoignent de l’influence des « actes » successifs. A-il zieuté les manifs’ de son élégant bureau de la rue du Pont Neuf (Paris 1er) ? Pour la collection printemps/été 2019, présentée dans les jardins du Palais Royal en juin
dernier, bien avant les manifs donc, le créateur américain présentait un gilet jaune à poches tellement flashy qu’il a tapé dans l’oeil de Bella Hadid, le mannequin aux 22,9 millions de followers. Si Louis Vuitton a préféré ne pas commercialiser cette pièce potentiellement clivante, Abloh, lui, accepte de la prêter à son égérie pour la soirée Louis Vuitton de la New York Fashion Week. Ultime clin d’oeil d’un partisan discret des manifestations ? Quant aux créations pour sa propre marque, Abloh n’est pas en reste. Le point fort du dernier défilé Off-White ? Une tenue entière en jaune avec « PUBLIC TELEVISION » tagué dessus dans un rouge révolutionnaire. Parmi les créateurs français, Jacquemus, qui a présenté le 20 janvier au Palais de Tokyo une collection inspirée du travail à la campagne, dont une veste jaune (créée avant les premières manifs), s’est dit « proche du mouvement », ayant grandi dans le même milieu socioculturel que ces manifestants. Les Gilets jaunes auraient-ils lancé LA tendance mode de l’année ?
PROTESTATION DÉMODÉE
« En mode, le tabou, c’est la fin de tout – donc même le gilet jaune peut être une inspiration, décrypte le journaliste à casquette et grand décodeur du milieu Loïc Prigent. Sulfureux, subversif, revendicatif, c’est un des vêtements les plus symboliques de rébellion depuis longtemps, donc forcément les stylistes s’en rendent compte et s’en servent. » Même son de cloche chez Emma Fric, directrice recherche et prospective au bureau de tendances Peclers Paris : « De nombreux designers ont puisé dans le contexte socio-politique qui les entoure et les nourrit. Virgil Abloh, lui, s’est toujours inspiré de la rue avec son style streetwear. Pas si étonnant qu’il fasse aujourd’hui cette référence plus ou moins explicite aux gilets jaunes. D’autant plus que le fluo est au coeur des collections et de la culture visuelle d’Off White. » Une influence politique sur le vêtement comparable à ce que faisaient Vivienne Westwood et Katherine Hamnett en leur temps. Considérée comme la grande dame du tee shirt à slogan, Hamnett avait fait scandale en 1984 en allant serrer la main de Margaret Thatcher, arborant l’un de ses tee-shirts anti-nucléaire « 58% DON’T WANT PERSHING » (en référence à la permission accordée aux États-Unis par Thatcher d’installer des pershing, traduisez missiles nucléaires, sur le sol britannique, ndlr). Mais pour cette pionnière du coton bio – dont la marque éthique, relancée en 2017, fait un tabac – les temps ont changé, entraînant une nécessité de repenser des formes de protestation démodées. La créatrice du tee shirt « Protest and Survive » déclare aujourd’hui que le combat est ailleurs : « La seule chose qui peut changer le comportement des politiques, c’est ce qui menace leur réélection.
« LE GILET JAUNE EST SUBVERSIF, REVENDICATIF. FORCÉMENT, LES STYLISTES S’EN SERVENT. » LOÏC PRIGENT
Les gens devraient écrire à leurs élus qu’ils ne voteront pas pour eux s’ils ne représentent pas leurs idées, plutôt que de manifester ! »
Son homologue français Agnès b. apporte une nuance : oui aux revendications des gilets jaunes, non aux pertes de revenus causées par les différents « actes ». Styliste connue pour son engagement contre la pauvreté (avec la Fondation Abbé Pierre), le racisme (avec SOS Racisme) et pour l’art (avec sa galerie du Jour ouverte en 1983), elle dit comprendre le mouvement : « Depuis très longtemps, on sait que la disparité des revenus est terrible et qu’il y a toujours eu des pauvres, des très pauvres en France, et je trouve qu’ils ont été bien patients ! » Mais business is business : « Maintenant qu’on a compris les demandes, il faut que les samedis cessent. Car ils entraînent une kyrielle de commerces et d’indépendants à la ruine et au détriment de la bonne santé de notre pays. » Un paradoxe auquel est confronté chaque créateur : ouvert à l’air du temps, surtout quand celui-ci sent le gaz lacrymo, il se doit d’être en dialogue créatif avec l’époque et ses bouleversements… Sans trop contrarier Jean-Henri, le chef-compta.
Même constat pour les actionnaires : ils cherchent à affiner leur image de marque pour coller au plus près des valeurs revendiquées par leur cible rajeunie : écologie, anti-racisme, anti-sexisme, anti-homophobie. Mais de là à commettre un suicide en commercialisant des tee shirts se lamentant de la baisse du pouvoir d’achat…
« PUISSANCE D’INFLUENCE »
En Angleterre, Vivienne Westwood insuffle, et ce depuis 1977 – l’année punk – une radicalité toute politique dans ses créations. Le dimanche 17 février dernier, dans une église de Londres, son défilé était un merveilleux théâtre de rébellions : sur scène, plus d’une vingtaine de militants de divers mouvements, des anti-gaz de schiste aux anti-Brexit, ont défilé avec des micro-casques, déclamant fièrement leur message. On pouvait y voir l’actrice-activiste Rose McGowan arborer une couronne jaune fluo (serait-ce devenue la couleur officielle de la protestation ?). Mais elle est bien la seule… « La mode est plutôt caractérisée par des prises de position indirectes, remarque la philosophe Marie Schiele. C’est plutôt une puissance d’influence, ce que l’on qualifierait aujourd’hui de “soft power”. Elle ne prend peut-être pas naturellement parti, mais aujourd’hui on lui demande de rendre des comptes, notamment pour répondre aux injonctions et aux attentes des millenials. » L’engagement, oui. L’activisme clivant, surtout pas.
IMAGE DE MARQUE
Est-ce donc ça, l’Imposture millennial* décrite par le journaliste Vincent Cocquebert (un ancien de ce magazine devenu rédac-chef du site générationnel Twenty) dans son livre du même nom ? « Cette prise en compte de l’environnement sociétal des consommateurs est mise en scène dès le début des années 2000 avec l’invention du “millennial” dans Advertising Age : une personne conscientisée qui porte des valeurs de société positives. Les thématiques de société sont dépolitisées en terme de structuration socioéconomique. On parle des causes LGBT mais rarement des LGBT précarisés. On met en avant des idéologies anti-racistes ou même décoloniales, sans parler de l’origine économique de ces mêmes jeunes... » Un contexte qui permet aux marques de s’offrir une belle image – sans trop se mouiller.
Le gilet jaune, un instrument commercial pour marques de luxe en manque de provoc’ ? Pas seulement, même Handicap International vient de sortir une collaboration avec le designer « Andi.kp Factory » pour une collection streetwear qui a été présentée lors de la couture le 28 février au Montana et sera en vente au nouveau concept store à la Colette qui ouvrira bientôt rue des Saint Pères, créé par la fondatrice de Paul & Joe, Sophie Mechaly. La pièce maîtresse ? Un hoodie gilet jaune…