ALICE PFEIFFER
La journaliste engagée (Inrocks, Antidote…) pose un regard affûté sur la récup’ des mouvements populaires par la mode. Yellow is the new black ?
Ces derniers temps, les créateurs de mode – Off-White, Acne, etc. – se disent fascinés par la notion de normalité. Pourquoi selon vous ?
Alice Pfeiffer : Il faut faire attention, il y a derrière tout ça une sorte de « performance de la normalité ». On imite une idée préconçue du réel, qui n’inclue pas forcément les gens concernés et qui fait fantasmer. C’est presque un safari : « tiens, en ce moment, tu ressens ça, alors je vais t’en parler avec poésie ». Il ne faut pas se laisser berner par l’hypocrisie des défilés, ni oublier l’aspect monétaire derrière : un défilé, ça reste une machine à sous !
Peut-on dire que la mode comprend le peuple?
Tout à fait, mais attention : cela ne veut pas dire qu’elle s’en soucie ! Disons que les bureaux de tendance sont les plus fins sociologues, mais elles consultent pour des marques de mode et non pas des ONG. Leur but est de capitaliser sur les rêves d’une époque, non pas de les questionner ou de permettre un accès non-mercantile à ces rêves pour toute une partie de la population.
C’est-à-dire ?
La mode aime le consommateur – enfin, un consommateur idéalisé. Voilà pourquoi les messages du luxe suggèrent une forme de privilège et de distinction : sa valeur ajoutée est justement de se démarquer du peuple et de faire du client son élite.
« Ma mode est politique quand j’ai envie de dire quelque chose » résume Jeremy Scott, DA de Moschino. Pareil pour tous les créateurs ?
Je partirai plutôt du postulat que tout est politique. Aucun geste est neutre, aucun acte de création surgit du néant. Chaque chose que l’on consomme découle d’une histoire, oui, la mode est éminemment politique. D’abord par le choix conscient ou non (et devant lequel l’on n’est pas égaux) du vêtement, de l’allure, du récit qu’elle permet d’articuler sur soi, son identité, des frontières qu’elle tente de repousser. De l’autre, à un niveau plus macro, on nourrit des boîtes et des fortunes colossales aux filiations, aux ambitions, à des productions souvent douteuses.
La mode est un outil parfait pour une démagogie facile.
Oui car c’est un outil de communication non verbal, très peu étudié et pourtant absorbé dans les rues comme sur les posters, tenues de films, couvertures de magazines. « My body is my battleground » dit le dicton féministe, le corps, surtout celui de la femme est la manifestation physique du pouvoir de l’homme. Le corps mince, tonique, bronzé représente par exemple le succès de monsieur, que sa femme a le luxe d’éviter la malbouffe, le temps de faire du sport et part assez en vacances pour être bronzée. En un clin d’oeil on lit l’histoire d’une aristocratie moderne occidentale. C’est le cas de chacun, on partage, remix, réagence, refuse des symboles et chaque choix ou non choix en dit long sur la personne, autant celle qui regarde que celle qui est regardée.
L’industrie de la mode a une portée très importante dans l’Histoire des mouvements politiques comme les Black Panthers, les black blocs, les extrémistes, les gilets jaunes, pourquoi ?
La mode aime le vêtement empreint de sens, la part magique d’un objet qui participe à une action. L’afro d’Angela Davis, les casquettes noires des Black Panthers, les cagoules des Pussy Riots, les couronnes de fleurs des Femen: ces éléments stylistiques ont prouvé que la mode n’était pas que l’Empire de l’éphémère (pour reprendre le titre de Gilles Lipovetsky) et ont légitimé le rôle de la sappe comme stratégie visuelle de contre-pouvoir. Le gilet jaune est une tactique très maline et Instagram-friendly, c’est l’opposition directe aux costumes-cravates qui dirigent le monde et sa teinte fluo la rend visible sur le moindre Snap. La journaliste du New York Times ,Vanessa Friedman, l’a même comparé aux Sans Culottes. Nous sommes une culture de mode, mais nous avons coupé la tête du roi. Cette dialectique entre peuple, résistance et pouvoir existe depuis toujours et passe souvent par le vêtement.