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EN DIRECT DE BEYROUTH

- Texte et photos Thomas Le Gourrierec

PRIS AU PIÈGE DANS LA FOURNAISE LIBANAISE, NOTRE REPORTER A PU ASSISTER AU SOULÈVEMEN­T GÉNÉRAL QUI A JETÉ DES CENTAINES DE MILLIERS DE JEUNES DANS LES RUES DE BEYROUTH. UN MOUVEMENT SANS PRÉCÉDENT EN FORME DE RAVE PARTY GÉANTE À SCOOTERS, MAIS OÙ LES GROS BRAS DU RÉGIME TIRENT À BALLES RÉELLES…

Beyrouth, 17 octobre, 23h30. Rien ne semble, à cet instant, pouvoir troubler la quiétude ambiante. Au creux de la nuit bleu-saphir de la capitale du Liban, une tablée de businessme­n en bras de chemise fume le cigare tandis qu’une liane cintrée dans sa robe de soirée sirote un Ginbasilic. Voilà trois heures que nous dînons entre journalist­es français, drapés par la musique lounge, sur l’un des nombreux rooftops du centre-ville. Celui du très select restaurant Clap, qui coiffe l’immeuble d’An Nahar, le premier quotidien de langue arabe (il a été créé en 1933) du pays. Sous le clinquant du lieu, dans le hall d’entrée, trône le portrait de Gébrane Tuéni, rédacteur en chef du journal assassiné dans un attentat en 2005… Notre petit groupe, convié une semaine au Liban par une agence de presse désireuse de lui faire découvrir les richesses du pays, n’entrevoit pas une seconde ce qui est en train de se tramer autour de lui.

Alors que les desserts déboulent sur la table, l’un des convives s’étonne que la terrasse se soit vidée en quelques minutes. Un étrange frémisseme­nt semble agiter le personnel. À quelques mètres, j’aperçois notre sympathiqu­e guide faire les cent pas, téléphone en main. Elle revient crispée, nous invite à terminer rapidement les assiettes pour rentrer à l’hôtel. Direction le taxi, démarrage en trombe. Alors que nous tournons au coin d’une rue, une clameur monte et les flammes d’un barrage de pneus jaillissen­t vers le ciel. Coup de volant de notre chauffeur qui se retrouve pris en tenaille par deux garnisons de jeunes gens à scooters. Munis de masques et cagoules, ils brandissen­t des bâtons de bois. Nous parvenons, en louvoyant entre les amas de caoutchouc brûlants, à nous extraire du guêpier. La nervosité gagne l’assistance, l’un des journalist­es enjoint notre accompagna­trice à enfin nous éclairer. « Il se passe quelque chose… Un soulèvemen­t populaire, nous racontet-elle. Le ministère m’a demandé plusieurs fois de vous évacuer du restaurant durant la soirée, j’ai refusé mais comme vous le constatez, c’est en train de dégénérer ». Le conducteur indique que la population afflue de tous bords. À la radio, on explique qu’à quelques encablures du lieu où nous dînions, les gardes du corps d’Akram Chehayeb, ministre de l’éducation, ont ouvert le feu au milieu de la foule, avant de forcer le passage.

TAXE WHATSAPP

Lorsque nous arrivons à l’hôtel Bristol, notre QG, l’ambiance semble tendue. L’inquiétude se lit dans les yeux d’un groupe de touristes anglais réfugié dans le lobby. Sur le poste de télé, les images affluent : tout le pays semble s’embraser. On apprend que le mouvement s’étend de Tripoli, au Nord, à Tyr, fief du puissant Hezbollah au Sud, en passant par Zahlé à l’Est, Jounieh et Zouk à l’Ouest… Des centaines de milliers de personnes sont brusquemen­t descendues dans les rues. À l’écran, des masses compactes et déchaînées, poing levé, crient « démission », « stop à la corruption », « rendez l’argent volé ». Nous voilà, à l’évidence, au beau milieu d’une révolution. Celle d’un Liban exsangue, en pleine faillite, miné par l’affairisme politique depuis la fin de la guerre civile, qui fit rage de 1975 à 1990. Le pays constitue le troisième plus endetté au monde, derrière le Japon et la Grèce, avec un déficit de 86 milliards de dollars. Depuis trente ans, la population voit se succéder une poignée de dynasties au pouvoir. Elle assiste, impuissant­e, aux abus et petits arrangemen­ts d’une gérontocra­tie corrompue, qui fait songer à celles des république­s bananières. La coalition gouverneme­ntale, censée représente­r les 18 confession­s du pays, n’a de cesse d’imposer toujours plus de taxes à ses sujets. C’est l’une d’entre-elles, en forme de goutte d’eau, qui vient de faire déborder l’amphore. Elle visait à ponctionne­r 6 dollars par mois aux utilisateu­rs de systèmes de messagerie du type WhatsApp, Skype ou Viber. Une mesure impactant une bonne partie de la population, habituée à communique­r régulièrem­ent avec la diaspora libanaise à travers le monde. La jeunesse, première concernée, s’est emparée des réseaux sociaux et en quelques heures, l’onde de choc s’est propagée.

Désireux de prendre le pouls de cette gigantesqu­e contestati­on, je décide de me rendre au coeur de la fournaise. La guide, oubliant que je suis journalist­e, tente de m’en dissuader, explique que ma sécurité n’est pas assurée. Peine perdue. Dans la rue, des groupes de manifestan­ts, mus par une fiévreuse agitation, accélèrent le pas. Laura, 34 ans, t-shirt Vogue, baskets tendance et jean ourlé aux chevilles, se rend sur la place des Martyrs, devant la grande mosquée al-Amine. « Il paraît que c’est la folie là-bas ! On va enfin se débarrasse­r des crapules qui nous gouvernent. Les Libanais sont déterminés, je n’ai jamais vu le pays comme ça ». Dans le quartier de Gemmayzeh, réputé pour ses bars et cafés, les commerçant­s ont prudemment baissé le rideau.

« SAWRA ! »

Un camion, aménagé à la hâte en char festif, fend doucement la foule. Quelques torses-nus s’agitent sur le toit tandis qu’un sound-system de fortune crachote ses riffs orientaux. Je décide de me mettre tant bien que mal

« LA FÊTE, ÇA A TOUJOURS ÉTÉ DANS L’ADN DU LIBAN ! NOUS NE SAVONS PAS FAIRE SANS. »

– WAËL

dans leur roue. Après quelques dizaines de mètres, un vrombissem­ent monte crescendo. La fameuse place des Martyrs. Une marée humaine semble vibrer à l’unisson, la clameur hurlante saisit d’emblée. L’ambiance est brûlante, la foule en fusion, des drapeaux flottent à perte de vue. Un petit contingent d’agités s’emploie à détruire un arrêt de bus, un autre à incendier une cabane de chantier. Malgré ces heurts, l’atmosphère demeure étonnement festive. On rit, on danse, on chante, on flirte. Waël, 23 ans, masque Anonymous sur le visage, semble hilare : « La fête, ça a toujours été dans l’ADN du Liban ! Nous ne savons pas faire sans, même pour une révolution. Puis ça nous permet de supporter toutes ces difficulté­s… Tu sais que chez nous, un tiers des jeunes est au chômage. J’ai des copains qui n’ont même plus de quoi manger ! ».

Selon les statistiqu­es, un quart des 6 millions de Libanais vivrait avec moins de 2 dollars par jour. Tania renchérit : « Il arrive que ma grand-mère, en banlieue de Beyrouth, soit privée d’électricit­é toute la journée. » Tout le pays, rationné en énergie, est en fait confronté à des coupures intempesti­ves. Les plus aisés souscriven­t à un « abonnement au moteur » auprès de la mafia des générateur­s, pour l’équivalent de 130 euros par mois. L’eau potable, elle, se mêle dans certains quartiers à celle des égouts… Autour de moi, les smartphone­s s’agitent. On

apprend que le gouverneme­nt, sous la pression, a décidé de retirer la fameuse taxe WhatsApp. Trop tard. Les « Sawra ! » (révolution !) retentisse­nt de plus belle. « Ils pensent vraiment qu’on va rentrer chez nous ? », s’interroge Waël. « On va aller jusqu’au bout, on va les faire tomber ». La crise de confiance semble profondéme­nt ancrée, le pouvoir a perdu toute crédibilit­é. Le slogan « Tous, c’est tous », symbole de l’élan dégagiste qui s’est emparé de la nation, retentira jusqu’au bout de la nuit…

RIPOSTE VIOLENTE

Le lendemain, j’apprends que l’ensemble du pays est paralysé. Les écoles, banques, boutiques ou institutio­ns publiques sont fermées. Les routes sont coupées par des barrages, y compris celle de l’aéroport : nous voilà définitive­ment bloqués. Les affronteme­nts de la nuit ont fait des dizaines de blessés et deux ouvriers syriens sont morts dans un immeuble incendié par les manifestan­ts. Le peuple, néanmoins, redescend dans la rue. La furia redouble sur la place des Martyrs. Les classes sociales et différente­s confession­s cohabitent allègremen­t, les familles et enfants se mêlent à l’énorme cortège. Je m’inquiète de la réaction des forces de l’ordre. « Ça peut être assez fulgurant mais je ne pense pas que ça dégénère pour le moment », rassure

Nabil. Rapide coup d’oeil alentour. Les camions de l’armée et de la police stationnen­t à quelques mètres, en position stratégiqu­e. Bien que discrets, les hommes en uniforme, visages fermés, demeurent sur le qui-vive. Un peu plus loin, la tension est au climax devant le Grand Sérail, siège du gouverneme­nt. Les manifestan­ts jettent bouteilles et fumigènes sur les rangs de policiers gardant l’entrée, certains tentent même d’arracher les barrières. La riposte est violente. Des blessés, parfois inconscien­ts, sont extirpés de la foule, portés à bout de bras par leurs amis. Comme des airs de scènes de guerre.

Malgré cela, les sourires se cramponnen­t aux visages. À quelques mètres, des gaillards en jogging entament une danse folkloriqu­e, le dabkeh, sur les mixs d’Omar Souleyman, qui mêlent techno et musique traditionn­elle. Plus loin, deux jeunes filles enchaînent les selfies. Les citoyens se réappropri­ent la rue, à leur manière, loin des partis politiques ou des bannières religieuse­s. « Ça ressemble un peu au mouvement des gilets jaunes, en France », fait remarquer Rim, « à la différence près que nous sommes des Méditerran­éens et que nous avons le sang chaud ! Je peux vous dire que nous n’aurons pas la patience de revenir toutes les semaines dans la rue. De toute manière, nous n’avons plus rien à perdre ». Un peu plus loin, Walid, 63 ans, observe

l’effusion d’un oeil bienveilla­nt. « Je vais vous dire : j’ai connu la guerre du Liban et pour moi, la situation économique actuelle est encore pire qu’à cette époque. Il est vraiment temps que tout cela change… ». Magasinier, il confie gagner 500 dollars par mois dans un pays où le coût de la vie est sensibleme­nt moins élevé qu’en France, et ne pas attendre grand-chose de l’allocution que le premier ministre Saad Hariri s’apprête à donner à la télé.

Les traits tirés, le visage grave, ce dernier affirmera « comprendre la douleur des gens » et vouloir « montrer que nous avons tous opté pour des réformes, pour en finir avec le gaspillage et la corruption ». Le même homme qui, comme le révélait Le Canard Enchaîné, versa plus de 16 millions de dollars, en 2013, à Candice Van der Merwe, jeune mannequin sud-africaine dont il s’était épris. Le président Michel Aoun, ancien général de 84 ans, se gardera pour sa part de toute interventi­on médiatique, à l’image de l’ensemble de l’establishm­ent politique. Pendant ce temps, au Nord, du côté de Tripoli, des fusillades feront deux morts chez les manifestan­ts. Les jours suivants, le même scénario se répètera inlassable­ment : le pays paralysé, les places noires de monde, les drapeaux qui flottent, le DJ qui branche ses platines alors que la nuit tombe et que la couleur corail irradie le ciel, la foule qui ondule, les clameurs à l’unisson, les téléphones portables qui s’allument pour former une immense marée lumineuse... Il deviendra de plus en plus difficile de circuler en ville. Un soir, alors que je tente de rejoindre un ami au restaurant, mon taxi se heurtera à une dizaine de barrages tenus par des gamins qui, masques ou écharpes sur la bouche, refuseront obstinémen­t de nous laisser passer, inspectant même parfois le véhicule ou mon matériel photo. La grogne générale s’épaississa­nt, je me verrai finalement attribuer une escorte militaire pour franchir les barrages de la route menant à l’aéroport, après qu’un homme ait été tué par balles sur cette dernière. Malgré cette exfiltrati­on express, j’aurai pu goûter à ce que d’aucuns dénomment la « Toussaint libanaise », soulèvemen­t historique qui pourrait bien donner un nouveau souffle au fameux printemps arabe. Avec, en filigrane, cette incroyable vitalité festive dont ne se départira décidément jamais ce pays. À Beyrouth, les sound systems n’ont pas fini de brailler…

« C’EST UN PEU COMME LES GILETS JAUNES EN FRANCE. SAUF QUE NOUS, ON A LE SANG CHAUD…»

– RIM

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 ??  ?? Une virée en boite? Non, une manif XXL à scooters devant la mosquée al-Amine…
Une virée en boite? Non, une manif XXL à scooters devant la mosquée al-Amine…
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 ??  ?? BEYROUTH PARADE_ Ci-contre : la foule monte le son dans la rue de Damas, près de la Place des Martyrs. Ci-dessous : un moment de grâce à la Libanaise, Place Riad el-Solh.
BEYROUTH PARADE_ Ci-contre : la foule monte le son dans la rue de Damas, près de la Place des Martyrs. Ci-dessous : un moment de grâce à la Libanaise, Place Riad el-Solh.
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Ci-dessus : un rassemblem­ent de torse-poils à scooters rue Bechara El Khoury. À droite : pause selfie entre copines devant la mosquée al-Amine.
À DADA_ Ci-dessus : un rassemblem­ent de torse-poils à scooters rue Bechara El Khoury. À droite : pause selfie entre copines devant la mosquée al-Amine.
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