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« J’Y AI CRU, À CETTE FRANCE BLACK BLANC BEUR… »

Pilier du collectif Kourtrajmé, Ladj Ly signe son premier long-métrage de fiction, un brûlot rageur sur une bavure policière, prix du jury à Cannes, qui représente­ra la France aux Oscars.

- Par Marc Godin Photo Florian Thévenard

Salut Ladj. Sur une photo devenue culte prise en 2003 par votre ancien comparse du collectif Kourtrajmé JR, on vous voit tenir votre caméra comme un flingue. C’est une arme pour vous ?

Ladj Ly: Toujours ! On voit cette image brièvement dans le film, au moment d’un contrôle d’identité. C’est un petit clin d’oeil à l’histoire de Kourtrajmé et à JR. J’ai toujours filmé ce territoire et la caméra était mon arme. Les Misérables est tourné dans cette continuité, c’est du cinéma guérilla.

Le film commence par une incroyable séquence de liesse populaire où des mômes se réunissent dans la rue, puis sur les Champs-Elysées, pour fêter la victoire des Bleus.

Mon film est un film patriote, qui parle de la France, de la place de l’enfance. Au début, on voit des gamins qui quittent leurs cités pour aller supporter l’équipe de France. C’est la France multicultu­relle, la France d’aujourd’hui, mais j’ai l’impression qu’il n’y a que le foot qui puissent nous réunir, nous faire sentir tous Français, avec pour nous unir la devise Liberté, Égalité, Fraternité. Mais c’est un leurre ! En 2018, ce sentiment a duré… deux jours.

En 1998, lors de la victoire de la France contre le Brésil, vous aviez 18 ans. Qu’est-ce que vous avez ressenti ?

C’est inoubliabl­e. J’étais au pied du Stade de France, ce sont des souvenirs incroyable­s. J’y ai cru à cette France Black, Blanc, Beur, que nous étions tous ensemble, unis. Cela s’est vite dégradé, même si cela a duré un an ou deux. Ce que je montre dans le film, c’est une France au bord de la guerre civile, c’est ce que je ressens au quotidien. Le fait que les gens soient isolés, qu’ils ne se parlent plus, que chaque communauté reste dans son coin, que les extrêmes prennent le pouvoir, que le racisme se soit banalisé. Vous avez vu ce qui se passe dans notre pays autour du voile ou de l’Islam. On va où, que se passe-t-il ?

Vous avez évité le manichéism­e. Ce n’est pas les «méchants flics » contre les « gentils jeunes ». On voit même les Frères musulmans faire la retape en bas des immeubles.

C’est la réalité, je témoigne de la vie dans ces quartiers. Je pense que mon film est juste, je ne prends pas parti, je ne porte pas de jugement. Je décris juste une réalité et la réalité, c’est ça.

Après, on peut me dire ce que l’on veut, la cité, je connais. Tout n’est pas noir, ni blanc, la réalité est plus complexe. En banlieue, il y a des gens cools, moins cools, chez les flics, il y a des connards et d’autres qui essaient de bien faire leur boulot. Les « misérables », c’est tout ce monde, pas seulement les habitants des banlieues, mais aussi les policiers qui évoluent dans cet univers de misère, qui y vivent, avec des salaires très bas. Les premiers responsabl­es de cette situation, ce sont les politiques, qui ont tout laissé pourrir depuis plus de 30 ans. Est-ce qu’il y a une volonté politique pour faire bouger les lignes ou est-ce que le cocktail va exploser ? Il faut espérer que tout n’est pas perdu.

En vingt ans, à quels changement­s avez-vous assisté au sein de la société française ?

(Il réfléchit.) En banlieue, c’est de pire en pire. J’ai grandi aux Bosquets, mais j’ai eu une enfance plutôt heureuse. J’allais en centre de loisirs, en colos… Tout ça n’existe plus aujourd’hui, les subvention­s ont été supprimées, les associatio­ns n’ont plus de fonds, le centre de loisirs coûtent un bras… L’État a complèteme­nt abandonné ces territoire­s. Les écoles publiques en banlieue, c’est la catastroph­e, et il n’y a plus de moyens pour la culture. Les extrêmes prennent le pouvoir. Marine Le Pen qui fait 34 % aux élections présidenti­elles, c’est énorme. Un Français sur trois vote Le Pen, donc un Français sur trois est raciste. C’est incroyable. Avec une propagande folle à la télé. À l’étranger, les gens ne comprennen­t pas ce qui se passe.

Pourtant, la représenta­tion des acteurs noirs ou arabes n’a jamais été aussi forte. Jamel et Omar Sy sont les comédiens préférés des Français.

Citez-moi un autre acteur noir en France.Tu les comptes sur une main. C’est incroyable que dans ce pays, tu n’aies que quatre ou cinq acteurs noirs connus. C’est un scandale ! Moi, j’ai commencé en tant qu’acteur, j’ai vite arrêté… Les films ne sont pas à l’image de notre pays.

Pourtant, avec votre film, vous êtes sélectionn­é à Cannes, vous représente­z la France aux prochains Oscars.

Je me suis battu pour prendre la place, personne ne m’a aidé. Ça fait vingt ans que je tourne, on m’a mis des bâtons dans les

roues. Le film devrait coûter trois millions, nous l’avons tourné pour 1,4 million. Le CNC nous a pas suivi, pas plus que les financiers. Personne ne veut pas entendre parler d’un film de banlieue. Même les exploitant­s ont peur, ils déclarent des choses comme « c’est un film qui attire la clientèle à casquette ». Ca veut dire quoi, ça ? J’espère que Les Misérables va faire bouger les lignes, comme le film de Kery James sur Netflix ou celui de Grand Corps malade,

La Vie scolaire. Ces derniers temps, les films sur la banlieue ont tous marché.

Même le film sur le concours d’éloquence, Le Brio, d’Yvan

Attal, était plutôt convaincan­t.

J’avais réalisé un doc, A voix haute, qui parlait d’un concours d’éloquence. Le Brio s’est clairement inspiré de mon film et ils ont fait un mauvais copié/collé.

Est-ce qu’un film peut changer les mentalités ?

Je l’espère. J’aimerais bien faire bouger les lignes. Lors d’une avant-première, un policier m’a avoué avoir été touché par le film. Il pensait voir un énième film de banlieue, un film anti-flic et a été agréableme­nt surpris. Tout le public est sous le choc, il y a des réactions de folie, avec de grands débats. C’est cela que je voulais provoquer avec ce film. À l’étranger, les gens sont choqués. Pour eux, notre pays, c’est l’Arc de Triomphe, le vin et la baguette. À New York, une femme est venue me dire son étonnement, choquée par une banlieue française qui ressemble à Chicago. Que lui répondre ! Si je peux mettre des claques, c’est bien.

C’est ça votre but, mettre des tartes ?

C’était déjà notre mot d’ordre à Kourtrajmé. Mettre des claques, faire du cinéma chan-mé.

Et votre école de cinéma ?

La première année, nous avons eu 30 élèves et deux longs-métrages en production. Pour cette deuxième cession, nous avons maintenant 45 élèves. Je fais des master class, je chapeaute le tout, JR donne des cours de photo. Encore une fois, on n’attend personne, on avance, c’est tout !

Question la plus importante ? Les films Marvel, c’est du cinéma ?

Je ne regarde pas ça, je m’en balek !

« LES POLITIQUES ONT TOUT LAISSÉ POURRIR EN BANLIEUE DEPUIS PLUS DE 30 ANS. »

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LES YEUX REVOLVER_ Ladj Ly, réalisateu­r du film les Misérables, en salle le 20 novembre.

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