« UN SENTIMENT D’INDIGNATION CONSTANT »
LA PHILOSOPHE ANNE-SOPHIE CHAZAUD, SPÉCIALISTE DE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION, DÉCRYPTE LA GÉNÉRATION PARDON.
D’où vient cette idéologie de la repentance qui semble gagner notre vieux continent ?
De cette notion du « woke », complètement importé des pays anglo-saxons. La France est un peu en retard sur ce phénomène. Cette attitude est très liée à la période civilisationnelle dans laquelle on se trouve : à savoir, un système de médias qui nécessite l’affichage permanent. Les réseaux sociaux mettent dans un état de veille, addictif, et provoque un sentiment d’indignation constant. Ce qui produit une surenchère, au détriment du travail de fond.
Comment ça ?
L’attitude woke se fonde sur des oppositions binaires et manichéennes, à l’image de l’outil technique qui l’alimente (Internet, les réseaux sociaux) et du moment civilisationnel : on n’est pas dans une dialectique mais dans l’opposition pure et simple; on devrait être dans la capacité d’accepter la contradiction, dans le respect de cette contradiction afin de parvenir à une résolution du conflit. Mais on est plus dans l’histoire mais dans la post-histoire, dans le sociétalisme, dans une judiciarisation permanente où la machine se nourrit d’elle-même, en se cherchant des causes à l’infini, en leur en substituant des nouvelles etc. Il n’y a plus de dialectique possible, on va directement en justice. Être woke, c’est être progressiste ?
Cela pose la question de l’engagement : on n’est pas certains que ceux qui s’affichent sur les réseaux, s’agitent sous les caméras, soient les mêmes que ceux qui, en faisant un travail de terrain, dans le milieu associatif, dans leur vie courante, sont réellement agissants. On s’aperçoit que ces postures de combat sont dans l’affichage. Il y a assez peu de raisonnement, peu de contenu « intellectuellement valable ». Or on ne peut n’avoir que cette « réaction » à porter comme message, il faut prendre en considération les causes pour lesquelles ces revendications sont portées.
Ne pas s’arrêter sur la forme, c’est ça ?
Ce qui me dérange chez les wokes est aussi ce qui me dérange chez les anti-wokes : on finit par escamoter le fond. Aux États-Unis il y a un vrai problème raciste : c’est donc bien une question à traiter. Mais en raison de l’aspect caricatural de leur posture, on finit par avoir un camp assez obtus sur ces questions sociétales. L’aspect outré, hystérique du phénomène finit par nuire à la cause elle-même. C’est un peu le problème avec Greta Thunberg : personne ne peut mettre en question la cause environnementale qu’elle défend, mais à force, être woke donne l’impression d’être en état de siège permanent. Ça épuise les gens. Je pense que cette attitude arrive à saturation.
L’attitude woke ne souffre-t-elle surtout pas des récupérations dont elle fait l’objet ?
C’est une aporie intrinsèquement : puisque l’attitude woke est indissociable d’une posture, d’un affichage qui a pour but d’être vu, il est inévitable que celui-ci soit récupéré. Les « wokes » ne peuvent se séparer des médias pour se promouvoir, or ils ne semblent pas avoir conscience d’en être le pur produit. On est tous le produit de la civilisation technique dans laquelle on se trouve, néanmoins la culture woke alimente une grosse machine commerciale. Son business de l’indignation fait marcher les GAFA. À mon sens, il y a d’ailleurs déjà un phénomène de saturation, tant l’aspect hystérique du phénomène finit par nuire à la cause elle-même. L’utilisation à des fins commerciales, au départ calcul intéressant (« pour plus de visibilité », ndlr) est parfois complètement à contre-courant de ce que les wokes prônent dans leur message.