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LE PIMM’S, PLAISIR SOLITAIRE ?

Gin et cerise de Marasquin… Pour l’écrivain Oscar Coop Phane, le célèbre cocktail anglais est comme une parenthèse à côté d’une jolie fille au bar. Sauf qu’à la fin, on repart tout seul !

- Par Oscar Coop Phane* Photo Hugues Pascot

C’était un de ces jours perdus entre l’été et l’automne. Les rues sont beiges ; on ne sait plus bien où s’asseoir, dans l’herbe ou sous les toits.

J’ai traversé la Seine en moto et l’idée m’est venue comme une évidence. J’irai au Fumoir, rue de l’Amiral de Coligny, au cul du Louvre.

Puisque le soleil frappait encore, la terrasse était bondée – des touristes en lin et quelques fumeurs, cigares aux lèvres, fiers probableme­nt du clin d’oeil – où fumer ailleurs qu’au Fumoir ?

Je préfère les terrasses quand j’y suis seul, le matin. Je clope en douce, comme à l’aube de mes quatorze ans, puisque j’aime ce moment de la cigarette arraché au temps. Ça ne m’a jamais dérangé de sortir après un dîner, par exemple, pour m’en griller une. C’est une solitude légère, une respiratio­n vaporeuse, loin des autres, quelques minutes seulement, avant de les retrouver.

Sans réfléchir alors, je me suis assis au bar. J’aime ce comptoir. Bois sombres et tabourets larges. Les barmen portent des cravates sévèrement nouées. On ne saurait plus trop dire où l’on est, à Paris ou à New-York, à Londres ou à Bangkok. Il n’y a pas de musique forte, pas de bandes assoiffées. Non, ici on boit seul et doucement, comme pour marquer la fin du jour.

J’ai commandé un Pimm’s, la fameuse summer cup des Anglais. Pour un jour perdu entre l’été et l’automne, ce serait parfait. Comme un sirop, on dilue l’alcool à base de gin dans de la limonade ou du ginger ale. Je le préfère dans l’eau gazeuse, l’amertume persiste. On y ajoute toute sorte de fruits ensuite, en fonction des recettes, oranges, citron, pommes, fraises peu m’importe. Je suis intransige­ant sur le concombre en revanche – même si cette phrase sonne comme une blague. Au Fumoir, on le sert avec une cerise de marasquin.

J’étais le seul client du comptoir. J’ai assisté au relais des barmen, la fin d’une journée pour les deux premiers, le début de la soirée pour les deux autres. Ce sont des mondes qui se croisent, et le bar tourne toujours.

LES BARMEN DU SOIR

Avec la venue du soir, les buveurs sont entrés. La petite fille qui faisait ses devoirs avec sa mère à la table là-bas, chocolat chaud et page de garde appliquée, CM2 au feutre rouge sur cahier grand carreaux 21 x 29,7, la petite-fille disais-je, comme les serveurs de la journée, a vite disparue. Il ne restait que nous, comme une communauté à l’écart, les petits désaxés de l’apéritif. Une jolie fille s’est assise à côté de moi, quarante ans, chemise large, cou droit et une de ces blondeurs rassurante­s, ces cendres roses qui me bouleverse­nt depuis toujours. Elle buvait du vin rouge en silence, écouteurs aux oreilles. Parfois, elle hochait la tête en cadence, comme l’on bat la mesure. Je savais déjà que je ne lui parlerai pas, mais ce n’était ni par timidité ni par désintérêt. Je savais plutôt qu’on passerait ce léger moment ensemble sans avoir à formuler quoi que ce soit. Elle me regardait parfois, esquissant un sourire ni pincé ni racoleur, ces sourires qui n’engagent à rien.

Je la regardais aussi avec lenteur. J’ai éprouvé un instant le sentiment d’avoir partagé un verre avec elle – comme la petite image d’un monde qui n’existera pas. J’ai fini mon Pimm’s et je l’ai laissée là, sans dire au revoir, avec les barmen du soir, son verre de rouge et les types qui entraient faire probableme­nt la même chose que moi, boire un verre pour respirer à nouveau.

*Prix de Flore 2012. Dernier ouvrage paru : Le procès du cochon (Grasset).

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