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LE RICANEMENT-CORRECT

- Par Arnaud Le Guern

Dans son brûlot L’Homme qui pleurait de rire, Frédéric Beigbeder charrie ses anciens camarades de la Maison de la Radio, aussi fendards qu’un procès stalinien. Leur boss Nico’ Demorand prépare déjà sa riposte. Sous forme d’une blague aussi politiquem­ent correct que mesquine ?

La dernière fois que j’ai vu Frédéric Beigbeder, c’était à Guéthary à l’occasion d’un salon du livre qui se tenait sur la petite place devant la mairie. Il y avait sous le chapiteau Eric Neuhoff, Arnaud de la Grange ou encore Jérôme Chantreau. Belles plumes et beaux camarades de table. Le soleil était de la partie. Des lectrices s’étaient parées de leurs étoffes les plus légères. Paul-Jean Toulet aurait adoré. Bizarremen­t Frédéric paraissait triste ; même chez Pilou, tard dans la nuit de Biarritz, les meilleurs Gin-tonics du monde ne dessinaien­t sur ses lèvres qu’un sourire pâle comme un horizon de mélancolie. Que se passait-il ? Frédéric était ailleurs, non pas accoudé au zinc, mais au fond de la mine des mots. Rédigeant son Homme mort de rire. Car le rire tue, surtout quand il est obligatoir­e. La devise de l’époque : « Je ris donc je suis ».

Pendant deux ans, chaque jeudi, Beigbeder a assuré une chronique en roue libre dans « la matinale la plus écoutée de France ». Sur France Inter. Présentée par le joyeux luron Nicolas Demorand et la très humble et stupéfiant­e Léa Salamé. À la manière de François Morel, Alex Vizorek, Sophia Aram ou Charline Vanhoenack­er, Frédéric avait une mission de service public : faire se gausser une France de gauche light sans pour autant faire de mal aux mouches qui volaient dans le studio entre deux interviews « insoumises ». Ne pas toucher aux mouches, mais se moquer des puissants, pour masquer son impuissanc­e. Cibler Macron. Humilier tel ministre ayant un genou à terre. Emprisonne­r de sarcasmes un PDG pas encore condamné.

CONSTIPATI­ON ASSURÉE

Castagner la droite, car l’humour porte à gauche, forcément. Dixit « la Guide scoute du Rire » : « L’ humour de droite, est-ce que cela existe ? » Jeu de dupes et de petites frappes. C’est ce qui saute aux yeux et abîme les oreilles : les comiques officiels, bouffonnes et bouffons de la République, se comportent comme des caïds de cour de récréation. Ils ont tous les droits. Excommunie­nt comme des papes défroqués. Ne rendent jamais de comptes. Ils blessent ? Ce n’est pas grave. Pire : leur victime a dû mériter son châtiment. Les comiques officiels ont l’immunité absolue. On dirait des candidats à Koh-Lanta. Le totem est à eux. Ils appartienn­ent à la caste des intouchabl­es. Beigbeder l’écrit dans son nouveau roman : « Ces amuseurs qui passent leur vie à se moquer d’autrui enragent si on les prend pour cible. L’ humoriste [...] exige de ses victimes un cuir épais mais il a la peau tendre [...] Ne vous avisez pas de les tourner en ridicule :

le vrai pouvoir ne supporte pas la critique. »

Ainsi, quand Charline Vanhoenack­er, Belge exilée humoristiq­ue en France, trouve très drôle, entre une dénonciati­on courageuse de l’extrême-droite et un « Merci patronne » adressée à Laurence Bloch, de se réjouir de l’arrêt d’une émission « putassière » de Thierry Ardisson, elle n’imagine pas que l’homme en noir puisse se défendre. Les yeux dans les yeux. Et contre-attaquer avec le panache d’un vieil animal médiatique blessé. Et les mots d’Ardisson cognent, tous, avec précision : « Alors, ce que Charline ne sait pas d’abord, c’est qu’il n’y a pas de quoi se réjouir. Ça met cent personnes au chômage. Comme vous êtes de gauche, j’imagine que ça doit beaucoup vous embêter. » Attention, Charline est touchée, vacille. Son visage se fige comme celui du Joker. Quelques mots peinent à sortir de sa bouche tordue : « Putassier, c’est un compliment pour vous, Thierry ». La pirouette n’arrête pas Ardisson qui poursuit : « Je vous ai connu beaucoup plus drôle. Et ensuite je vous dirai ma chère Charline, d’abord, que Vizorek est désolé. Il m’a envoyé un texto dès le matin en me disant : «Je ne sais pas ce qui lui prend». Et c’est pourtant votre grand copain, vous lui en parlerez. Moi je n’ai pas trouvé ça drôle. Parce que se réjouir de l’arrêt d’une émission, surtout une émission qui essaye d’élever encore un peu le débat. Même si elle ne l’élève pas au plus haut niveau. Je trouve que franchemen­t… je ne comprends pas votre attitude. » Charline est en PLS, tandis qu’Ardisson l’achève : « Elle a essayé de faire de la télévision et ça n’a duré que quinze jours. Alors que moi, j’ai fait 34 ans de télévision avec un certain succès. Donc les leçons de Charline, j’en ai rien à foutre. » À ce moment-là, ce qui est drôle et réjouissan­t de vérité, c’est le visage livide de haine de la chroniqueu­se. En quelques mots, elle a ravalé chacune de ses moqueries. Constipati­on assurée. Et Ardisson a vengé tous les souffres-douleur des ricaneurs qui confondent humour et passage à tabac.

À la suite des punchlines d’Ardisson et du roman de Beigbeder, il est urgent d’en finir avec la petite tyrannie du ricanement permanent.

« CES AMUSEURS QUI PASSENT LEUR VIE À SE MOQUER D’AUTRUI ENRAGENT SI ON LES PREND POUR CIBLE.»

– FRÉDÉRIC BEIGBEDER

Quand on aime Françoise Sagan et Gaspard Proust, François Weyergans et Pierre Desproges, Jean-Jacques Schuhl et Etienne Roda-Gil, c’est un supplice. Qui peut citer une fulgurance de Charline ou de Sophia Aram ? Personne. Ces humoristes manquent de style. Donc d’humour, profond et léger. La vérité du coeur des femmes et des hommes leur est étrangère. Ce n’est pas grave : leur date de péremption approche. Ca tombe bien. À la civilisati­on si triste du rire moqueur, il est plus beau de préférer celle de la frivolité, de la « douceur des choses », de la légèreté et des sourires qui se posent comme une caresse.

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THAT’S ALL FOLKS ?_ Nicolas Demorand et ses sbires adorent se gondoler des blagues des potes. Y compris du nouveau Beigbeder ?
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