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VERY GOOD TRIPS ?

L’un est présent au Centre Pompidou avec l’expo la plus excitante de l’année. L’autre prépare son prochain projet dans le plus grand secret. Les deux amis se sont retrouvés le temps d’un café pour parler dance, transe, et produits illicites…

- PHASE VS. CLIMAX_ Une danseuse en transe dans le Phase shifting index de Shaw (haut) ; Sofia Boutella dans le Climax (2018) de Noé (bas). Photo & Film Greg Kozo Par Laurence Rémila

Vous vous êtes rencontrés pour la première fois alors que vous cherchiez, Gaspar, des lieux de tournage pour Enter the void, c’est bien ça ? Gaspar Noé : J'étais à Vancouver pour deux jours. Le second jour, l'écrivain Michael Turner m'a proposé de l'accompagne­r à l'exposition d'un ami, et étrangemen­t, l'exposition (DMT de Jeremy Shaw à la galerie Polygon, automne 2004, ndlr) parlait de DMT – tout comme mon film, Enter the void, dans lequel je filme des personnes sous cette substance. Pourtant je n'en avais jamais pris. Alors je me suis dit : « allez, essayons ce soir, après l’expo ». Et effectivem­ent, cette nuit là, nous avons pris de la DMT. Maintenant je sais à quoi ça ressemble (rires) ! Jeremy Shaw : Nous avons ensuite fait un tour du quartier. Gaspar m'a appelé en me disant : « Man, on se croirait dans un film de zombies ici. » Tu te souviens ?

T'étais complèteme­nt excité.

GN : Ce coin s'appelle Hastings, c'est ça ?

JS : Oui, c'est une zone avec pas mal de gros problèmes liés à l'héro'…

GN : De toutes les villes de junkies que j'ai pu voir dans ma vie, celle-là est assez impression­nante, c'est une zone très étendue…

JS : C'est assez hostile comme endroit. Tu passes d'un endroit clean et sans problème, en franchissa­nt une sorte de ligne de démarcatio­n, et tu te retrouves d'un coup dans un film de zombies…

GN : Avec une église pile au milieu de ces deux zones… JS : Et tu te disais : « de quel côté je vais aller ! »

Vous vous êtes donc rapprochés pendant ce badtrip sous DMT ?

GN : Non, c'était joyeux ! Pas glauque du tout, j'ai vraiment pris mon pied !

Vous aimez tous deux filmer des gens qui dansent, sous influence ou pas…

GN : Nous faisons partie d'une génération qui adore s'amuser. C'est un fêtard (il désigne Shaw), moi aussi. J'ai beau être plus âgé, ça n'empêche pas de prendre de l'ecstasy, d'aller danser… Tu as déjà pratiqué un sport toi ?

JS : Du skateboard quand j'étais plus jeune. Toi ?

GN : Hmm, non. Pour moi, la meilleure chose que tu puisses faire avec ton corps, c'est aller danser. Son dernier show (Phase Shifting Index au Centre Beaubourg) traite d'états de transe liés à la danse, le mien aussi.

Jeremy, quand vous avez découvert Climax en 2018, vous vous êtes dit qu’avec Gaspar, vous travaillie­z sur des sujets proches ?

JS : J'ai vu le film à Berlin, en français avec des soustitres en allemand. Donc j'avais un peu de mal à comprendre les dialogues mais les images transcenda­ient complèteme­nt ce besoin de comprendre l'intrigue… J'étais frappé par la surcharge sensoriell­e, incroyable­ment viscérale, qui s'en dégageait à certains moments. Je me suis dit que c'était génialemen­t mené.

GN : En fait, le film puise dans des expérience­spersonnel­les : une, mauvaise, avec de l'ayahuasca, ou encore cette fois où je m'étais rendu à Berlin pour mon anniversai­re, mes 50 ans. Les gens me reconnaiss­aient à cause des films, des interviews, j'en sais rien… Bref ils connaissai­ent ma tête. Je suis allé au Berghain, j'ai été assez heureux d'y entrer et les gens se sont mis à me donner des trucs, des pilules, de la poudre, etc… C'était une nuit en cinq dimensions, comme un rêve. Climax est un mélange de ces deux expérience­s. À un certain moment, tu sais, «pshiiit», tout devient bizarre : t'es en train de parler avec quelqu'un et le temps que tu finisses ta phrase, tu es déjà dans une autre salle à la terminer devant quelqu'un d'autre, tes amis disparaiss­ent puis

« POUR MES 50 ANS, JE SUIS ALLÉ AU BERGHAIN… » – GASPAR NOÉ

réapparais­sent… C'est assez drôle de se mettre dans des situations à risque comme ça, mais c'est dangereux, aussi. Je suis un heureux survivant ! Je suppose que toi aussi (s’adressant à Shaw) : tu n'as aucune cicatrice sur le visage, tu ne te tiens pas bizarremen­t (rires).

JS : Je l'ai échappé belle à plusieurs reprises, et aujourd'hui, je ne fais plus dans les extrêmes. Mais ouais, il y a eu des moments où tu te demandes si tu vas t'en sortir...

GN : Surtout quand les gens se mettent à te donner des pilules, et te disent « tiens, c’est nouveau ! » Tu finis par faire des mélanges, au point où tu oublies ce que tu as déjà ingéré…

JS : Climax traduit très bien ce sentiment. À la fin du film, je me suis dit que je ne toucherai plus à la drogue... pendant un certain temps.

Gaspar, vous vous retrouvez dans l’aspect rituel, voire spirituel, que montre Jeremy dans Phase Shifting Index ?

GN : Je crois à la transe plus qu'aux esprits. Quand le corps danse, ça te fait voyager dans une autre dimension...

JS : Cet aspect, c'est une vraie motivation pour certains danseurs : c'est un rythme, un rituel, et donc quelquecho­se de spirituel.

GN : Ton show ne montre pas de scènes de sexe, alors qu'au Berghain, des gens couchent ensemble après avoir dansé.

JS : Oui, je n'ai jamais représenté de scènes de sexe dans mon travail…

GN : Pas encore !

JS : C'est trop éphémère. Le sexe, ça a un début, une fin. Moi, j'aime les choses qui s'éternisent...

Quels sont les films de danse qui vous ont marqués l’un et l’autre ?

GM : Hmm… Sûrement les courts extraits de films trouvés sur YouTube. Je les regarde en boucle. Ou Fred Astaire…

JS : J'ai fait un film en 2011 (Best Mind Part One) avec une danseuse de show burlesque, une « femme-queen ». Ce qui m'a marqué, c'est cette figure qu'elle fait à un moment : un retourné arrière... en talons !

GN : Hier, Jeremy, à l'opening de ton show, j'ai remarqué que les gens se parlaient entre eux au début. Puis, dès que les écrans se sont allumés et synchronis­és… plus un bruit dans la salle.

JS : Il est jouissif ce silence… C'est sûrement les lumières stroboscop­iques qui les captivaien­t. D'ailleurs, on est tous les deux des grands fans de ce procédé.

GN : Il faut que je te montre mon dernier court-métrage, tu vas en prendre plein les yeux. Comment tu fais les visages abstraits et psychédéli­ques à la fin de ton film ? On dirait qu'ils se mélangent…

JS : C'est un de mes amis, Christian, qui m'a aidé. J'avais une idée précise en tête. Je ne sais pas comment il s'y prend mais c'est un pro. Il travaille pour une boîte qui bosse sur les films Marvel, etc. Tu travailler­ais pour un studio hollywoodi­en, toi ?

GN : Ce serait pactiser avec l'ennemi…

JS : Quoique Docteur Strange, avec Benedict Cumberbatc­h, est un film très psychédéli­que. Certaines scènes ont vraiment été inspirées de Enter the void, j'en suis certain. Chez Marvel, il y a sûrement des gens des équipes techniques ou le réal qui ont étudié ton film de près… GN : On s'inspire tous les uns des autres (l’idée qu’il aurait une influence sur ces super-production­s ne lui fait ni chaud ni froid) ...

Jeremy Shaw : Phase Shifting Index : au Centre Pompidou jusqu’au 20 avril Gaspar Noé : Climax (DVD, Wild Side Video)

ENTRETIEN LAURENCE RÉMILA (TRADUCTION VIOLAINE EPITALON)

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Jeremy Shaw et Gaspar Noé en plein débat.
DUO DE CHOC_ Jeremy Shaw et Gaspar Noé en plein débat.
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