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Depuis dix ans, la mythique revue Les Cahiers du cinéma, créée en 1951 par André Bazin, était dirigée d’une main de maître par Stéphane Delorme et Jean-Philippe Tessé. Des Cahiers libres, indépendants, avec une ligne pointue et politique (dossiers sur les Gilets jaunes ou la vidéosurveillance), des entretiens au long cours, des critiques parfois hermétiques (on est bien dans le temple de la cinéphilie, pas sur Allociné), des goûts tranchés voire provo (la série télé Twin Peaks élue meilleur film de la décennie). Une équipe et un esprit Cahiers qui ne faisaient plus l’unanimité chez les anciens : Antoine de Baecque a parlé d’une « ligne éditoriale sectaire et moralisatrice », Olivier Assayas, de leur « disparition » : « Avant, ils donnaient le “la”, on se positionnait en fonction d’eux. Aujourd’hui, c’est une chapelle parmi d’autres chapelles. »

Le journal se vendait pourtant à 12.000 exemplaires (source OJD) et était proche de l’équilibre. Mais en février 2019, Richard Schlagman, l’éditeur britannique à la tête de Phaidon et proprio des Cahiers depuis 2009, décide de vendre. « Il y avait un effritement, mais en 2019, nous avons fini à plus 5% en kiosque, ce qui n’est pas si courant avec la presse cinéma en ce moment, assure Jean-Philippe Tessé, aux Cahiers depuis 2003. Schlagman a voulu récupérer son argent. On parle de 2,5 millions d’euros. »

« LES ANGES » DE LA CINÉPHILIE

Fin janvier, la revue est rachetée par une société constituée d’hommes d’affaires comme le banquier Grégoire Chertok, banquier chez Rothschild & Cie, Xavier Niel (Free, propriétaire du groupe Le Monde), le producteur Reginald de Guillebon, propriétaire du Film Français et de Première, Jean-Marc Simoncini (ex-Meetic, Angell), Alain Weill (SFR, L’Express), Eric Lenoir (Seri)

En avril, la rédaction démissionnaire publie un très beau dernier numéro avec un édito musclé. Quant aux nouveaux proprios, ils cherchent des critiques ciné tous azimuts, multipliant les contacts avec la rédaction de Positif, la Cinémathèque ou Thomas Aïdan de La 7e Obsession… Après plusieurs semaines de spéculations, Marcos Uzal de Libération, est intronisé à la rédaction en chef, avec à ses côtés deux adjoints, Fernando Ganzo de SoFilm et Charlotte Garson, une ancienne des Cahiers de 2001 à 2013. Des cinéphiles respectables, Cahiers-compatibles, capables de s’extasier devant un premier long-métrage portugais avec un plan fixe de 12 minutes. « Le prochain numéro des Cahiers ne va pas être ridicule, prophétise JeanPhilippe Tessé. Ce sera écrit par des gens cinéphiles, propres sur eux, avec une cinéphilie Cahiers. Ce sera moins engagé, moins passionné, moins vif dans les choix, moins tranché, plus tiède. »

Quoi qu’il advienne, ce rachat interpelle. A une époque où Netflix et les plateformes grignotent toujours davantage de parts de marché, où les jeunes désertent les salles au profit des seniors toujours plus nombreux, où n’importe quel influenceur dans sa chambre touche plus de monde que Les Cahiers en six mois, que signifie le nouveau lifting d’une vénérable revue de plus de 70 ans ? Qu’est-ce qui peut pousser des spécialistes des OPA juteuses à acquérir un mensuel à bout de souffle, un vieux medium qui n’a rien d’autre à offrir que sa liberté de penser à un noyau de fans hardcore ? S’agit-il de faire main basse sur un trophée, une marque, un symbole ou de faire taire un média ouvertement engagé à gauche ? Uzal et son équipe vont devoir fabriquer un magazine qui mettra à l’honneur le cinéma d’auteur français – qu’il soit produit ou pas par leurs nouveaux proprios.

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