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LA QUESTION QUI FÂCHE

- MONSIEUR GRISE

J’ai fait un cauchemar. Pendant que Monsieur Grise m'enlaçait en me ronflant dessus, j'ai rêvé que je portais sur mes épaules le fardeau des violences faites aux femmes. Juste avant que nous nous endormions, il me traitait de salope pendant qu'il me prenait en levrette et moi, ça m'a fait jouir. Dans mon rêve, un orgasme provoqué par une insulte, provoquait dans le même temps une agression sexuelle sur une femme au hasard. À croire que j'opère une résistance envers mon manifeste instinct radfem.

Alors que dans le tiroir de mes idées de sujets, je couvais soigneusem­ent un papier sur la délectatio­n que j'ai à me faire insulter, je me suis, entre temps, accusée de me complaire dans la désinvoltu­re. J'étais alors curieuse de comprendre pourquoi.

Moi je n'ai jamais eu l'opportunit­é de souiller un garçon sexuelleme­nt et, que ce soit ou non consenti, je n'en ai jamais ressenti l'envie. Pourquoi on me prend par derrière, on m'attrape les cheveux et me murmure à l'oreille « t'es ma chienne », à moi ? Et pourquoi une fois que c'est fini, le garçon, tout à fait charmant, m'apporte une tasse de café et me couvre de tendres baisers que je reçois avec la simplicité d'une enfant de choeur ? Est-ce que j'aime vraiment ça ou j'aime procurer ça ?

Le fait est qu'on n'a pas de libre arbitre. Et si je pense à ce moment-là que mon initiative fougueuse de réclamer des insultes est pesée, je me trompe. Mais je me trompe autant que quand je crois que j'ai envie de clémentine­s alors que c'est juste parce que j'ai vu quelqu'un en manger et que, d'une certaine manière, on l'a choisi à ma place. Je me trompe mais sans trop de conséquenc­es. Si la clémentine aura l'éventuel risque de perturber davantage mon système digestif qu'une poignée de myrtilles, le premier revers des insultes qui me vient à l'esprit, c'est que de les recevoir pourrait m'habituer à me flatter dans la soumission…

Hier, assise à côté de Monsieur Grise sur un banc au square Lamartine, en regardant des bébés apprendre à marcher, je lui ai annoncé, non sans hésitation, que le temps des insultes était révolu. Que la dernière fois qu'il l'avait fait devait être considérée comme la dernière fois. Parce qu'insidieuse­ment, je m'y habituerai­s et normaliser­ais la dynamique dans laquelle je me retrouve toujours et où, mine de rien, je me laisse apprivoise­r. Comme à chaque fois que j'essaie de comparer le cerveau humain à celui d'un chien qu'on dresse, ça a foiré. Après qu'il a riposté que deux femmes entre elles pouvaient bien aimer s'insulter, ni lui ni moi n'avons compris où je voulais en venir mais j'ai fini par taper du poing en synthétisa­nt : « je veux plus ».

Je crois qu'on peut s'habituer à tout, y compris à la servitude dite volontaire. Ça fait peur parce qu'à cause de ça, une génération de femmes qui se sont laissées faire sans avoir pris la peine de s'écouter laisse à la génération d'après un bordel monstre. Celui où des hommes aliénés par une idée de la femme façonnée par leurs fantasmes antédiluvi­ens ont affaire à des femmes aliénées qui entretienn­ent ces fantasmes. La coupe est pleine, les rapports sclérosés, la communicat­ion interrompu­e. Le féminisme a réussi à marteler jusque dans l'intimité de ma chambre le reproche selon lequel mes goûts font chanceler mes conviction­s. Que si moi-même j'ai progressiv­ement pris goût aux insultes, alors ma souplesse évidente ne demande qu'à être manipulée dans l'autre sens. Et que si je ne fais pas confiance au progrès par mon biais, je dois me résoudre à croire que je fais du mal aux femmes.

Le cauchemar résonne dans des dizaines d'expérience­s éprouvées depuis le début de mes années sexe. Ma paranoïa mégalomane consistant à penser que le degré de plénitude d'un garçon capricieux dépend de moi me transforme ponctuelle­ment en une sorte de produit industriel. Persuadée de savoir pourquoi on me consomme, je donne ce que je crois devoir donner pour me rendre indispensa­ble aux yeux du consommate­ur. Si c'est glauque, c'est pour les mêmes raisons que certaines filles « cèdent » au viol en n'osant pas humilier le violeur d'un « non » catégoriqu­e dans la virilité qu'il a eu l'incongruit­é d'exercer sur elle. Je n'associe pas volontiers le manque de désir au manque de consenteme­nt. Mais la négligence de l'un peut entraîner l'absence de l'autre.

J'aime bien Monsieur Grise, je vais le garder. Le soir qui a succédé ma revendicat­ion, le silence du sexe a fait saigner mes oreilles. D'ordinaire dûment baptisées, je les conduirai néanmoins vers une douce transition, motivant une nomenclatu­re qui ne me fera plus écrire dessus.

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