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LE ROI DAVID

- Par Louis-Henri de La Rochefouca­uld

« SI JE PEUX ÊTRE UNE INCARNATIO­N DE VOULZY EN UN PEU PLUS MODERNE, ÇA ME VA. »

LE MEILLEUR ESPOIR DE LA FRENCH TOUCH N’EST PAS UN PRODUCTEUR VERSAILLAI­S MAIS UN GUITARISTE BELGE D’ORIGINE RWANDAISE. MUSICIEN POUR CHARLOTTE GAINSBOURG ET SÉBASTIEN TELLIER, DAVID NUMWAMI SE LANCE EN SOLO. PORTRAIT D’UN FUTUR KING OF POP QUI NE CONNAÎT PAS LES DISQUES DE MICHAEL JACKSON.

Sans verser dans le complotism­e, il est temps de rétablir la vérité : Angèle, Roméo Elvis et Damso ne valent pas tripette. En Belgique aussi, on nous cache tout, on ne nous dit rien, et si on va voir plus loin que les cabines d'essayage à la mode, on débusque des artistes moins triviaux : Andrea Lafontaine, Lucien Fraipont ou David Numwami, l'homme qui nous intéresse ici. On l'avait repéré il y a quelques années comme leader d'un excellent groupe dissous trop tôt, Le Colisée. Puis on l'avait retrouvé ici et là en tant que musicien sur les tournées de Frànçois and The Atlas Mountains et Charlotte Gainsbourg, collaborat­eur de Moodoïd et Nicolas Godin. Depuis quelques mois, il égrène des singles en attendant un album qu'il ne cesse de peaufiner et retarder. Tout le monde le compare à Laurent Voulzy, il nous faisait plutôt penser à Paddy McAloon. Pour en avoir le coeur net, on a intercepté le Bruxellois lors de son court passage à Paris début décembre. Confinemen­t oblige, rendez-vous fut pris dans le bar désert d'un hôtel sans clients où il fallait montrer patte blanche pour entrer. Timide, fantaisist­e et doté d'un quotient intellectu­el rare dans le milieu de la musique, l'ancien étudiant en philosophi­e s'est hissé à la hauteur de ses chansons. Il est vrai que l'ambiance de prohibitio­n qui nous entourait était idéale pour faire tomber les masques.

De son vrai nom Nzeyimana, David naît à Kigali en 1994, alors que se profile le génocide rwandais. Un ami commun nous a prévenu que le sujet reste douloureux. N'étant pas quelque Jean-Jacques Bourdin sans surmoi, on ne l'entraînera pas sur ce terrain. On saura juste qu'il est encore nourrisson quand il file pour la Suisse avec ses deux grandes soeurs. À cinq ans, sa famille s'installe en Belgique et lui découvre la rythmique, puis le solfège et la guitare : « Je faisais des préludes, beaucoup de musique brésilienn­e, type Heitor Villa-Lobos. C’est encore ce que je joue pour m’échauffer, un style où j’adore me replonger. Mon apprentiss­age a été hyper classique, j’ai découvert la pop sur le tard. Aujourd’hui j’apprécie Charli XCX, mais je devais avoir 20 ans la première fois que j’ai écouté Lady Gaga, et j’ai encore de grosses lacunes – Prince je m’y

suis mis récemment, Michael Jackson je connais très mal, Madonna je dois pouvoir citer deux morceaux… Dans les années 1980, j’aime surtout Prefab Sprout. »

De Prefab Sprout à Heidegger, la connexion n'est pas forcément évidente. À 18 ans, alors qu'il met en ligne ses premiers titres sous le nom Le Colisée, David s'inscrit en fac de philo : « Mes études m’ont changé. Elles ont sapé mes certitudes. J’y étais entré en me disant : dans cinq ans, je saurai tout. Et j’en suis sorti en ne sachant plus rien. Au début, tu y vas, tu as un cours sur Leibniz. Tu as une épiphanie énorme, tu n’as jamais rien entendu d’aussi juste, vrai, tu as envie de pleurer, tu deviens fou, tu te demandes comment l’humanité a pu vivre des siècles sans la pensée de Leibniz. Et puis au cours suivant on te parle d’un philosophe qui détruit Leibniz, et tu te dis que c’est lui qui a raison, que c’est un génie ! Il y a eu tellement d’idées dans l’histoire de la philosophi­e, ça donne le vertige, comme pour la musique… » David termine son cycle par une maîtrise sur la question de la mort chez Heidegger, ce qui suffit à faire de lui un ovni : qui d'autre, dans la nouvelle scène, a lu Être et Temps ?

FRENCH TOUCH FAMILY

Fort de ses lectures qui lui donnent « un karma très différent des autres musiciens », David s'entoure de quatre copains pour renforcer Le Colisée avec lequel il enchaîne deux mini-albums, Vie éternelle (2015) et Vie éternelle II (2016) : une sorte de twee pop où le groove remplacera­it la pleurniche­rie. Autour d'eux, à Bruxelles, ça bouillonne : « Il ne faut pas oublier que, pour nous les Belges, la notoriété avait le visage d’Annie Cordy. J’avais grandi en me disant que je ferais de la musique dans ma chambre, et qu’avec un peu de chance j’aurais un succès posthume. C’était mon rêve, le côté artiste maudit : je m’imaginais vieillir en slip, tout rachitique, avec des excréments partout… Et après ma mort, on retrouvait un CD dans mon appartemen­t ! Stromae a changé ma vision de ma potentiell­e carrière. Mais je pense qu’il nous a tous bousculés, à Bruxelles. On a compris un truc : on peut avoir un succès de notre vivant. » Est-ce aussi ce qui s'est passé dans la tête des rappeurs, les Hamza et les Damso ? « Oh, eux ils assumaient leur ambition depuis le début, ils ont un rapport plus sain à la réussite ! Je ne vais pas devenir comme eux, je te rassure, mais je me suis dit : essayons, c’est la moindre des choses, je ne vais pas rester en slip, je vais m’habiller et sortir des morceaux. »

Très vite, les gens comprennen­t que le génie du Colisée, c'est David. En 2017, Xavier Veilhan l'invite à Venise, où il participe avec Pierre Rousseau à son projet Studio Venezia. Il est ensuite engagé comme musicien par Charlotte Gainsbourg, Nicolas Godin et Sébastien Tellier. A-t-il l'impression, lui l'exilé rwandais, d'avoir été adopté par la famille French Touch ? « Je ne sais pas s’il y a eu un malentendu, en tout cas c’est heureux… J’ai appris la guitare électrique en écoutant Phoenix. J’avais commencé avec l’album It's Never Been Like That, puis j’avais découvert le reste. Avant, je ne connaissai­s que “If I Ever Feel Better”, que j’écoutais à fond quand j’étais petit, sans savoir qui chantait – je ne faisais pas la distinctio­n entre ça et “Daddy DJ”. Quant à Sébastien Tellier, j’ai un rapport hyper émotionnel à sa musique. Ça me fait bizarre les répétition­s pour ses concerts : il parle de ses chansons comme si ce n’était rien, il en rit, dit qu’elles ne sont pas terribles, alors que je les connais par coeur… Je ne sais pas par quelle sorcelleri­e j’ai rejoint la French Touch. Peut-être par Xavier Veilhan, puis par Charlotte, avec laquelle j’ai tourné pendant deux ans. »

Charlotte, parlons-en : on s'imaginait une fille froide, snob, il nous assure qu'elle est beaucoup plus affable et prévenante que ce qu'on pourrait croire. Et en profite pour prendre à rebours le cliché des tournées qui vous laissent lessivé : « On présente ça comme un enfer. En fait, c’est surtout un gros retour en enfance : on te fait à manger, une voiture vient te chercher à l’hôtel. Tu n’as plus aucune responsabi­lité, à part être à peu près à l’heure. Ce sont des grandes vacances perpétuell­es. »

Ayant ainsi bien gagné sa croûte, et Le Colisée n'ayant pas survécu à son éloignemen­t, le guitariste philosophe peut consacrer plus de temps à son projet solo pour lequel il s'est rebaptisé David Numwami, qui signifie en rwandais « voici

le roi David ». Les deux premiers singles, « Le Fisc de l'amour » et « Beats ! » lui ont valu d'être comparé en boucle à Voulzy. N'en a-t-il pas assez ? « Lui aussi, je connaissai­s très mal. En fait, je ne connaissai­s que “Belle-Île-en-Mer”. Mais on m’en parlait déjà avec Le Colisée, alors j’avais écouté. Ça m’avait fait un choc : les compos, les arrangemen­ts, c’est une leçon à chaque fois. Si je peux être une incarnatio­n de Voulzy en un peu plus moderne, ça me va. Mais c’est un maestro, je suis loin d’être à la hauteur pour l’instant. »

Un truc frappe chez le Voulzy heideggéri­en : il prend son temps. Un contrepied à notre époque de l'immédiatet­é ? « Ado, j’aimais beaucoup Deerhoof, et il me semble que c’est un groupe qui a mis des années à se faire un nom. Ils ne jouaient pas à Wembley, mais ne remettaien­t pas en question la valeur de ce qu’ils faisaient. Pendant ce temps-là, d’autres artistes émergeaien­t et disparaiss­aient aussitôt. Je ne suis vraiment pas pressé d’arriver… » Entasser les lingots n'est pas non plus dans les plans de cet esthète mélancoliq­ue et discret, détaché de pas mal de choses : « Tu sais, j’ai déjà eu ce que je voulais. J’ai joué à Coachella, tu te rends compte ? Ce n’était pas pour moi, peut-être, mais j’y suis allé… J’ai aussi joué à Tokyo. J’ai fait de la musique avec mes amis, j’ai découvert des studios, je sais écrire un morceau et le mixer, j’ai le temps de jouer de la guitare toute la journée, j’ai eu ce que j’attendais de la vie. Toutes les cases que j’aurais pu cocher, comme aller une fois aux États-Unis, je les ai cochées. Et le reste, je m’en fous – je n’ai pas envie de gagner beaucoup d’argent, par exemple. » En terminant notre bière dans ce bar d'hôtel vide, on note une pensée pour la route : « Le narcissism­e, c’est hyper nébuleux dans ma tête… Une part de moi me dit qu’on est tous la même chose, des manifestat­ions d’une même matière – tu retrouves ça chez plusieurs philosophe­s. Je m’en fous que la lumière soit sur moi ou sur quelqu’un à côté. La célébrité n’a pas de sens, ce qui compte c’est que la musique avance. » Le futur roi de la pop n'aurait-il donc aucune ambition personnell­e ? Si : « Maintenant que j’ai renoncé à mourir en slip, j’aimerais vieillir comme Paddy McAloon : finir à moitié aveugle avec de graves acouphènes, des costards blancs et une grosse barbe, voilà mon dernier rêve ! »

Album à paraître.

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Pas une nouvelle folkeuse à frange, mais un artiste double-face, aussi pop qu'expériment­al.
Photos Mathieu Teissier ÇA DÉCOIFFE_ Pas une nouvelle folkeuse à frange, mais un artiste double-face, aussi pop qu'expériment­al.
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David ne court pas après les modes : avec son style à lui, il se pourrait bien qu'il ait un coup d'avance.
RUN, DAVID, RUN ?_ David ne court pas après les modes : avec son style à lui, il se pourrait bien qu'il ait un coup d'avance.

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