AUTODESTRUCTION DANS LE ROCK (ETAILLEURS...)
Choisi comme « rédac’ chef d’un jour » par The Guardian en 2004, Franz Ferdinand commande illico un texte à Nick Kent, la meilleur plume du journalisme rock (NME dans les 70’s, The Face dans les 80’s et 90’s, Mojo et trois livres essentiels. Il publie ces jours-ci son premier roman The Unstable Boys, chez les rosbeefs). Kent y livre ses vues sur l’auto-destruction dans le rock au travers des âges. Technikart complète aujourd’hui l’équation en publiant, enfin, cet article visionnaire. À lire d’un trait.
Chacun a sa part d'ombre. Dont la plupart s'accommodent, apprivoisant la chose au fur et à mesure que s'installe la routine du réel. À l'inverse, les rock-stars sont enclines, voire vivement incitées, à cultiver leurs facettes les plus noires – et là commencent les problèmes. « La cocaïne et l'ego réunis, remarqua un jour Neil Young, donnent le plus explosif des cocktails. » Qui dit explosion dit onde de choc, et inévitable descente pour l'infortuné(e) rock-star. S'agit-il là d'auto-destruction fatale, ou de simple malchance?
Répondre à cette question suppose une petite remontée dans le temps. Les années 50 pour commencer, avec leur cohorte de loubards à pompadour(s) débitant d'une voix railleuse – ou lascive, façon crooner – des couplets où il est question de « défier le diable ». Gene Vincent constitue problablement le plus bel échantillon d'époque en matière de désordre autorisé sur la voie publique. Dans une biographie consacrée au fameux manager Peter Grant (The Man Who Led Zeppelin, par Chris Welch), le chanteur hillbilly au visage de fouine cogne sa femme, se pète une jambe et tombe de scène, complètement bourré au début de la première chanson d'un récital – tout ça en l'espace d'une seule journée. Vincent/Craddock, du moins, avait une « excuse ». Gravement blessé au pied pendant son service militaire, il se gavait de calmants et buvait comme un trou pour anesthésier la douleur chronique. Alors, auto-destruction ou malchance ?
À L’ÉPREUVE DU LSD
La deuxième hypothèse semble plus vraisemblable. Jerry Lee Lewis présente un « cas » autrement complexe. Nick Tosches relate dans sa biographie Hellfire quelques-uns des épisodes suicidaires à faire dresser les cheveux sur la tête qui parsèment la carrière du « Killer » comme une pluie de confettis à un mariage. Les problèmes de Lewis, évidemment guère simplifiés par sa consommation monstrueuse de pilules et d'alcool, trouvaient en réalité leur source dans son arrogance sans limites. Laquelle arrogance, par la même occasion, lui a également permis de tenir envers et contre tout, et de remonter la pente après chaque dégringolade fracassante – contre toute attente, Lewis est le dernier pionnier du rock à être toujours en vie. Johnny Cash, quant à lui, a passé l'essentiel de son existence à tenter de maîtriser ses « mauvais » instincts – le plus souvent en pure perte. Elvis Presley manifestait de son côté tous les symptômes classiques de ceux qu'un excès de gloire et de médocs mène inexorablement à leur perte : capacité d'attention altérée, personnalité égocentrique et addictive, panel d' « amis » douteux, et habitudes alimentaires catastrophiques –
sans oublier un abrutissement accéléré. On a beau être le « King », mourir répandu dans ses toilettes n'est pas la manière la plus glamour de tirer sa révérence.
Avec les années 1960 débarquent de nouvelles drogues et, partant, de nouveaux moyens de se griller encore davantage les neurones. Toutefois, les mêmes questions demeurent : le Pink Floyd originel Syd Barrett cherchait-t-il à plonger dans le néant en mettant constamment ses facultés mentales à l'épreuve du LSD, ou se transformait-il en cobaye dans le seul but de pouvoir créer une musique extra-terrestre à l'usage des masses ? Jimi Hendrix et Janis Joplin étaient-ils kamikazes ou seulement des drogués dorlotés par leur entourage et destinés à succomber à une (ultime) dose fatale ? Jim Morrison, le chanteur des Doors, trimballait sans aucun doute son lot de démons persos, lesquels le poussèrent à endosser le rôle du franc-tireur pas cool de la « love generation ». « C'était un mec vraiment désagréable, a toujours affirmé son contemporain David Crosby. S'il existait effectivement des « flower-children », lui était plutôt du genre « champignon », poussé dans les ténèbres avec de la merde comme engrais. » Morrison prenait notoirement un plaisir pervers à provoquer des émeutes pendant les concerts des Doors, tout comme il se défenestrait volontiers de quelques étages pour atterrir sur le bitume dur et froid. Reste que son éthique suicidaire était globalement empruntée à la frime alcolo traditionnelle des grandes gueules machos de la littérature américaine à la Ernest Hemingway ou Norman Mailer.
Il faudra un disciple déchaîné de Morrison – un jeune gars du Michigan aux yeux fous surnommé Iggy Pop – pour exploiter à fond le concept autodestructeur du rock au sens « gladiateur » du terme. Chanteur des Stooges, Iggy se mutilait souvent, se lacérait avec du verre brisé et se versait de la cire brûlante sur le torse durant ses concerts. En 1974, battu, fouetté et poignardé lors d'un concert à Los Angeles, il est laissé pour mort, sanguinolent dans un sac poubelle jeté au milieu de la rue. Si l'Iggy Pop sain et sobre d'aujourd'hui admet volontiers que les substances qu'il consommait embrouillaient souvent sa pensée d'alors, il demeure catégorique : ses excès servaient un but élevé. « Toutes ces conneries que je suis supposé avoir faites, m'expliqua-t-il un jour, je ne les faisais que convaincu d'être dans le vrai, de faire de la musique que les gens réels avec une vraie vie voulaient entendre. Honnêtement, durant toute ma vie, je me suis toujours senti complètement innocent. Je m'envisage comme un authentique Candide. C'est ma vision des choses, depuis toujours. »
Innocent ou pas, Iggy Pop déboule juste à temps pour sonner le glas des années 1960 et contribuer à conduire le monde aux plus individualistes et incertaines années 1970. Décennie essentiellement forgée sur un rejet cynique des velléités utopiques de la précédente, les années 1970 vont rapidement abonder de rock stars livides et anorexiques luttant pour survivre dans un contexte de plus en plus intoxiqué. Keith Richards des Rolling Stones demeure le musicien le plus notoirement camé de cette période, sa dépendance aux narcotiques ayant même failli l'envoyer en prison à Toronto. Mais Richards n'a jamais été autodestructeur : il aime seulement se défoncer. À l'instar de l'organiste du fameux film de Rob Reiner Spinal Tap, sa philosophie se résume à ce dogme simplissime : « Prendre du bon temps, tout le temps. »« La douleur? Mais qui a besoin de ça? » est d'ailleurs l'une de ses devises favorites.
Sous cet angle, le guitariste parfois surnommé « le Riff Humain » ne ressemble en rien à cette autre figure-clé de l'immolation version années 1970 qu'est Sid Vicious. L'ayant connu, je peux témoigner qu'il était véritablement l'un des individus les plus autodestructeurs à avoir jamais foulé le sol de cette planète. Il était également ignorant, immature, et limite psychopathe. Aussi, quand Malcolm McLaren le convie à rejoindre les Sex Pistols, la démarche équivaut-elle à filer un flingue à un ado attardé et à l'embringuer dans un braquage. Il y aura forcément des victimes. Accessoirement, Vicious démontre rapidement son absence totale de talent musical, ce qui n'a jamais tari la ferveur de ses disciples, qui confondent sa soif intarissable de douleur et de chaos avec la marque définitive de la « pureté punk ». Autrement dit, son aura signifie en clair qu'un exhibitionniste dérangé a plus de chances de devenir une rock
« MA SEULE CONTRIBUTION AUX PISTOLS A ÉTÉ DE DIRE AU GROUPE DE SE METTRE AUX STOOGES. »
star qu'un musicien doué. La culture pop en sera changée à tout jamais.
L'esprit de Vicious plane encore comme une ombre morbide sur le monde de « l'entertainment » contemporain. Son spectre a notamment survécu dans la violence gratuite de Jackass, les dérapages éthyliques de Liam Gallagher d'Oasis, les frasques égocentriques de la « veuve indigne » Courtney Love… Son défunt mari Kurt Cobain a bien entendu porté au milieu des années 1990 le concept du sabordage à un niveau de compétence vertigineux : se faire sauter le caisson en pleine gloire, difficile de faire mieux dans le genre. À ce stade, on ne voit guère que Michael Jackson pour y parvenir – de fait, il serait bien capable de tous les enfoncer un jour prochain. Suicidaire, ou bercé d'illusions jusqu'à la folie ? Probablement les deux.
En tout cas, la dévastation incoercible de Jackson, ou celle d'une Whitney Houston rattrapée par ses abus de substances, indique avec certitude que l'auto-destruction – dans le rock, en public, n'importe où en fait – n'est pas l'état le plus épanouissant qui soit pour le cerveau ; sans parler des poumons, du foie, des artères ou des reins. D'un point de vue artistique, la meilleure approche reste encore celle de David Bowie au milieu des années 1970. À cette époque, sa dépendance à la cocaïne le métamorphose peut-être en insecte à peine humain, mais lui inspire également la meilleure musique de toute sa carrière. Puis, il se désintoxique et devient l'élégant survivant que tous connaissent et aiment aujourd'hui. Telle est la ruse ultime, bien sûr: une « destruction » physique raisonnée combinée à une « rédemption » artistique probante, et un potentiel accru à l'arrivée. Utopique ? Sans doute. Mais cela n'empêchera pas moult aspirants à la gloire de continuer à trouver cette voie plus qu'attirante. Après tout, quelle est l'alternative ? Une longue vie dans un monde regorgeant d'ennuyeux tâcherons comme Belle & Sebastian.
NICK KENT