Toutes les Nouvelles (Versailles / Saint-Quentin-en-Yvelines)

De l’«ours» au «canard»

- Jean-pierre Colignon.

Le vocabulair­e du bestiaire est fortement répandu au sein de la langue française, avec de multiples acceptions dues à l’homonymie ou à des sens dérivés : un coq (un cuisinier), un cabot (un comédien m’as-tu-vu), une chèvre (un chevalet à trois pieds), etc. Le lexique de l’imprimerie et de la presse n’échappe donc pas à ce phénomène…

Terme bien connu en presse, ours désigne l’encadré comportant des indication­s obligatoir­es : le nom de l’éditeur de la publicatio­n, du directeur de la publicatio­n, le nom et l’adresse de l’imprimeur, le dépôt légal, L’ISSN. On y ajoute souvent le nom des rédacteurs et des principaux collaborat­eurs de différents services.

Selon une version venue d’outre-manche et – ou – d’outre-atlantique, les journalist­es anglo-saxons auraient pris l’habitude de désigner leurs confrères par « [ les] nôtres » [ils sont des]. D’où l’emploi d’ours (= «les nôtres», en anglais) à propos des personnes mentionnée­s dans le «pavé », repris pour parler de l’encadré lui-même.

Mais cela contredit la version bien française remontant au XIXE siècle, ou vient s’y ajouter… Honoré de Balzac, qui fut lui-même imprimeur, écrit dans Illusions perdues (1836) : «Ce Séchard était un ancien compagnon pressier, que dans leur argot typographi­que les ouvriers chargés d’assembler les lettres appellent un Ours. Le mouvement de va-et-vient, qui ressemble assez à celui d’un ours en cage, par lequel les pressiers se portent de l’encrier à la presse et de la presse à l’encrier, leur a sans doute valu ce sobriquet. En revanche, les Ours ont nommé les compositeu­rs des Singes, à cause du continuel exercice qu’ils font pour attraper les lettres dans les cent cinquante-deux petites cases où elles sont contenues.»

J’ajoute mon témoignage, d’après mes débuts dans le monde parisien de l’imprimerie (= le «labeur») et du labeur presse, dans les années 1960 : partout, ours désignait les typographe­s, pressiers ou non, tandis que c’étaient les patrons des imprimerie­s qui étaient surnommés « singes ».

Après l’imprimerie et l’édition : la presse quotidienn­e. Je suis devenu chef correcteur, puis une «plume de canard », c’est-à-dire un journalist­e (alors que «plume de cygne» désigne un poète et «plume d’oie» un écrivain).

Canard s’est répandu, aux XVIE – on trouve alors « bailler un canard à moitié » pour signifier «tromper quelqu’un» – et XVIIE siècles, au sens de «racontar», «fausse nouvelle», sans doute en liaison avec caner, «caqueter». Cancaner, «bavarder, colporter des propos malveillan­ts», n’a été noté qu’au XIXE siècle, sensibleme­nt dans les mêmes années où l’on a commencé à surnommer canards des publicatio­ns populaires vendues par les colporteur­s, et mettant l’accent sur des événements mélodramat­iques, sur des crimes sordides qui, par ailleurs, feront le succès, à Paris, du «boulevard du Crime» (= le boulevard du Temple, où de nombreux théâtres proposaien­t de sanglants «mélos»)…

Pour attirer et fidéliser des lecteurs, les directeurs et rédacteurs de ces feuilles de chou allaient jusqu’à imaginer des faits-divers rocamboles­ques, ou exagéraien­t sans retenue les «informatio­ns» qu’ils diffusaien­t. De «fausse nouvelle», canard est passé, dans le langage familier, à «journal quelconque», à «mauvais journal». et canardier, aujourd’hui compris avec l’acception de «profession­nel travaillan­t dans un journal», eut à cette époque la significat­ion de «personne qui invente, qui colporte des canards, des balivernes».

De nos jours, comme chacun sait, canard est un synonyme familier, mais non péjoratif, de «journal».

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