Trek

La prise de risque

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Comme certaines faces en montagne, certaines situations en photograph­ie sont plus exposées que d’autres. Bien sûr, il y a les combats, où l’espérance de vie de quiconque ne dépasse pas quelques minutes. Il y a le mauvais équilibre entre violence et pouvoir que vient rompre le photograph­e avec son projet documentai­re, le payant parfois de sa vie (Christian Poveda naguère, Ruben Espinosa il y a peu, pour ne citer qu’eux). Il y a Antoine d’Agata. Tous ces risques existent. Nul n’est obligé de les prendre. Mais il en est un autre, que nous ne pouvons fuir dès lors que nous interposon­s un appareil entre nous et la réalité : c’est le simple risque de l’autre. Récemment je discutais avec des stagiaires de la pertinence de photograph­ier des gens à leur insu – ou au contraire d’aller vers eux. L’un s’inquiétait alors de la perte de la spontanéit­é. C’est vrai : prenant le risque d’interagir avec l’autre, on le fait au détriment d’une certaine idée de l’instant décisif. Mais l’instant décisif, on voit plus ou moins ce que c’est : un genre d’une simplicité trompeuse qui fut porté à son niveau d’excellence au siècle dernier. Or le médium n’est pas figé. Son histoire avance. Alors, au lieu de suspendre l’autre dans une image qui ne nous touche que par réflexe, au lieu de glisser d’un réflexe à l’autre à la surface de notre voyage, pourquoi ne pas suspendre plutôt ce réflexe et nous exposer à la rencontre ? Nous verrions qu’elle offre un potentiel humain et créatif plus large que l’image volée. Potentiel à travailler, certes, car rien ne se fait tout seul – ni la rencontre, qui demande une double présence, ni la photograph­ie, qui exige de faire accepter l’appareil. Ni même l’émotion du moment perdu, qu’on ne recrée qu’avec du temps et au risque de l’échec. Mais si l’on y parvient, d’abord il y aura eu échange – et grâce à l’échange la photograph­ie pourra se charger d’une intensité plus subtile et universell­e que dans l’émotion initiale. Un autre stagiaire pourtant disait : «Sijen’yvaisquepo­urglanerma­photo,prendre letempsdel­arencontre­n’estguèrepl­ushonnêteq­uedevolerl’image.» C’est encore vrai. La question pourtant n’est pas là. Notre honnêteté est à éprouver que l’image soit volée ou non, et surtout, en amont. La question c’est celle de nos mobiles : à quoi suis-je en train de faire participer l’autre ? Et ma photograph­ie, si rien ne la motive, a-t-elle besoin d’être ? www.fredericle­cloux.com

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