Roger Frison-Roche L’ESPRIT DE LA CORDÉE
VENDU À TROIS MILLIONS D’EXEMPLAIRES, PREMIER DE CORDÉE A FAIT ENTRER LA MONTAGNE DANS LES FOYERS, ET A PORTÉ ROGER FRISONROCHE AU PANTHÉON DE LA LITTÉRATURE DE MONTAGNE. PREMIER NON CHAMONIARD À INTÉGRER LA COMPAGNIE DES GUIDES, FRISONROCHE DEMEURERA À J
Frison-Roche, le conteur de la montagne et du désert. Mais le coeur de son oeuvre et les raisons de sa gloire, c’est Chamonix et la romance des guides.
Un rôle analogue à Gaston Rébuffat (1921-1985) dans l’incarnation de la montagne et le succès de l’alpinisme après-guerre. Tous deux guides, et illustrateurs de la cordée, dans les mêmes années quasiment, et malgré leur différence d’âge. Premier de cordée : un roman documentaire, un film, une époque de l’alpinisme, et le thème éternel d’une corde entre deux hommes. À chaque fois que deux alpinistes serrent leurs noeuds respectifs, noeud de bouline ou queue de vache, c’est un lien d’entraide et d’amitié qu’ils matérialisent, un lien momentané, vénal dans le cas d’un guide, mais bien réel.
Premier guide « étranger »
Né Parisien (10 février 1906), Roger Frison-Roche avait des parents marchands de vin, savoyards, natifs du Beaufortain, un massif de hauteur moyenne (point culminant au Roignais, 2 995 m) et de vastes alpages entre la chaîne du Mont-Blanc et la vallée de la Tarentaise. L’enfant y passe de longues vacances. Frison-Roche, adolescent, se dégrossit dans le massif du Mont-Blanc avec des jeunes guides qui le poussent dans la voie de ses rêves. À vingt-quatre ans, major de sa promotion (1930), Roger Frison-Roche est le premier guide « étranger » à la vallée de Chamonix que la Compagnie ait accueilli dans ses rangs. Depuis 1821, date où la commune de Chamonix fonda la compagnie des guides de Chamonix, il fallait être né sur le territoire de la commune pour exercer ce métier encore saisonnier et secondaire pour tous les guides. Frison-Roche arrondit ses fins de mois au journal local, Le Petit Dauphinois, où il signe des reportages remarqués. Frison-Roche, grand échalas, dit « Grand Sifflet » par ses amis guides, savait animer, raconter, formuler. En 1938, coup de théâtre : Frison-Roche quitte la vallée de Chamonix pour s’installer avec sa femme à Alger et commencer une seconde vie, comme journaliste à part entière. Depuis Alger, FrisonRoche romança son métier dans un triptyque qui glorifie le travail du guide et la vie en montagne. Trois romans essentiellement chamoniards, à lire avec une carte du massif sous les yeux : Premier de cordée (1941), La Grande Crevasse (1948), Retour à la montagne (1958). Trois romans d’apprentissage et d’aventures dans le massif du Mont-Blanc. Trois romans réalistes, et vivants comme des reportages, avec des mièvreries de mélodrame et des fadeurs dans les intrigues et le portrait de ces guides.
Inspiré par les plus grands
Frison-Roche s’est inspiré, semble-t-il, des meilleurs d’entre eux, des plus désintéressés, d’un Joseph Ravanel,
par exemple, dit « le Rouge » (à cause de ses cheveux roux), homme brave et brave homme, dix-sept premières ascensions sur des pointes vierges dans le massif du Mont-Blanc avant 1914, cinquante-sept fois l’ascension du Grépon (3 482 m), catholique pratiquant, pilier de sa paroisse. En 1927, c’est sous sa direction qu’un groupe de guides transporta et fixa la statue d’une Vierge sur la cime même du Grépon. Une statue de quarante kilogrammes, mesurant un mètre vingt, copie de la statue érigée devant la basilique de la Salette. Un prêtre, l’abbé Vuarnet, grimpe avec les guides, bénit la statue : 22 juin 1927. Ravanel pleura au moment de la bénédiction, selon le journal La Croix. C’est au « Rouge » également qu’on doit l’érection d’une petite statue de la Vierge au sommet du Petit Dru (3 733m) en 1919, une Vierge de même hauteur, un mètre vingt, en aluminium. Ces Vierges sont singulièrement touchantes en ces lieux
Frison-Roche est le premier guide « étranger » à la vallée de Chamonix que la Compagnie ait accueilli dans ses rangs
de granite. Elles contribuent à l’apaisement et à la solennité de l’arrivée au sommet quand vous sortez des grandes parois qu’elles dominent – face ouest ou face nord des Drus, face est du Grépon. Les Vierges, là-haut, demeurent, malgré les milliers d’orages et les foudres d’un siècle. Le rappel de descente au sommet du Grépon se pose directement à la base de la statue. Dans un essai sur l’alpinisme français à la Belle Époque ( Le roman des premières, voir Bibliographie) : « J’ai brossé le portrait du “Rouge”, homme de bonne volonté, guide au sens le plus large du terme, avec la santé et l’expérience d’un vieux guide, mais aussi des principes, une conduite, une morale. » Frison-Roche le connut. Joseph Ravanel ne fut pas son parrain dans le métier qu’il avait eu l’audace de choisir. Deux jeunes guides, avec qui il tentait, de temps à autre, l’escalade des derniers becquets vierges du massif, appuyèrent vivement sa candidature : Alfred Couttet, un champion du lancer de corde, et Armand Charlet (1900-1975), le meilleur guide du temps, renommé pour sa sobriété, son silence de trappiste, et la rapidité de ses ascensions, l’un des grands maîtres de l’alpinisme au XXe siècle.
Les ficelles du métier
Mais le vieux Ravanel, alpiniste et pionnier du ski (le premier raid ChamonixZermatt, c’est lui), confia des trésors d’anecdotes et les ficelles du métier au « Grand Sifflet ». Dans les dernières années de sa vie, Joseph Ravanel gardait le refuge du Couvercle (2 687 m), au pied du Moine (3 412 m), et de l’aiguille Verte (4 122 m), face à la paroi nord des Grandes Jorasses (4 208 m). Les piliers des Jorasses, la Walker, le Croz, réputés impossibles, tous vierges, s’élançaient dans l’encadrement des fenêtres de son vieux refuge en bois bâti directement sous une dalle de granite, une dalle titanesque, au nom tout trouvé : le Couvercle. Joseph Ravanel avait un truc beaucoup plus terre à terre que la prière pour protéger ses pieds des gelures dans des grandes courses d’altitude comme le mont Blanc : il s’enduisait les pieds avec du beurre. Le Rouge, alité après une chute en forêt où il coupait des mélèzes, mourut brusquement d’un accès de fièvre, le 19 novembre 1931, à l’âge de soixante-deux ans. À cette date, la vallée de Chamonix sent encore la vache, le foin, le lait, le beurre, la crème, le fromage, l’eau de la fontaine et de l’abreuvoir, le tas de purin, l’herbe fraîche. Premier de cordée, c’est aussi le printemps à Chamonix et la montée aux alpages des troupeaux. Un demi-siècle plus tard, on n’entendra plus une clarine sur toute la commune de Chamonix et, en 1990, il fallait franchir le col des Montets et dormir au Buet pour que la « symphonie pastorale des clarines » se fasse entendre sous les fenêtres d’un hôtel. Les guides de Frison-Roche sont des paysans, avec des mots de patois et des pognes de paysans. Leur sagesse, c’est la sagesse d’un soir d’été, après une longue journée de fauche en plein cagnard. À chaque jour suffit sa peine. Le soleil se couche. Les taons se font rares autour des Pècles, le hameau du « Rouge », après le coucher du soleil.
Ses parrains pour intégrer la Compagnie ? Alfred Couttet, dit « Champion », et Armand Charlet, le meilleur du moment
L’histoire d’une vocation Les livres, comme les hommes, ont leur destin. Le « Rouge » vous l’aurait même dit en latin : « Fata habent libelli » . Le destin de Premier de cordée est curieux. Journaliste dans la presse d’Alger à partir de 1938, Frison-Roche publia Premier de cordée en feuilleton dans un grand journal de la Ville blanche. Ce feuilleton de trois mois (décembre 1940février 1941) plut beaucoup au public algérois. Encouragé par son succès, Frison-Roche envoya son manuscrit à Benjamin Arthaud, grand éditeur de Grenoble. Frison-Roche reçut presque immédiatement un télégramme de l’éditeur : « Acceptons publier Premier de cordée. Félicitations. Signé B. Arthaud » . Les cent premières pages lues d’une traite avaient suffi pour emballer l’éditeur. Premier de cordée parut en septembre 1941, avec des illustrations du photographe de Chamonix, Georges Tairraz. Premier de cordée est le récit d’une initiation à un métier auquel le héros se sent appelé. C’est l’histoire d’une
Le public ne connaît guère que Premier de cordée. FrisonRoche fut pourtant l’un des grands explorateurs du Sahara
L’éditeur expédia sa réponse par télégramme : “Acceptons publier Premier de cordée. Félicitations. Signé B. Arthaud”
vocation. Premier de cordée, ou l’appel de l’altitude. Premier de cordée, ou l’école du courage et du contrôle de soi. Les montagnes ennoblissent les épreuves de l’ascension et l’homme qui s’y soumet en dominant ses défaillances. Avec Le Versant du soleil, son autobiographie de six cents pages, Premier de cordée est le meilleur des livres de Frison-Roche. Les jurés de l’académie Goncourt sélectionnent le livre et votent. Quatre voix pour FrisonRoche dont la voix de Léon Daudet, le fils d’Alphonse Daudet, fin lettré, homme politique, mémorialiste et redoutable polémiste de l’Action française avant que l’âge ne l’ait ramolli. C’est Henri Pourrat, romancier du terroir auvergnat dans Gaspard des Montagnes, essayiste de talent sur le monde paysan, qui obtint le prix Goncourt.
Un livre… un film
Premier de cordée n’a pas seulement captivé la France de Vichy. Communiste militant et affiché à la Libération, Louis Daquin transpose le roman au cinéma dès l’été 1943. Frison-Roche participa au tournage dans le massif du Mont-Blanc. Un été exceptionnellement beau et sec, des conditions idéales pour les caravanes qu’il faut déplacer, nourrir et assurer : guides, porteurs, techniciens, comédiens. Savoyarde d’Albertville, Irène Corday est la seule actrice du film. Directeur de la photographie : Philippe Agostini. À Chamonix depuis le 1er mai, Louis Daquin (19081980), cinéaste parisien, s’entraîne et reconnaît les futurs lieux du tournage avec un guide quinquagénaire, Camille Couttet. Devant les difficultés et les dangers du terrain pour ses photographes, Louis Daquin engage un opérateur ayant l’expérience de la montagne et une solide connaissance du massif : Georges Tairraz, l’illustrateur du livre. Chargé de la musique du film, Henri Sauguet se fait jouer des airs de folklore par une jeune accordéoniste d’Argentière, Lulu. Ses carnets se remplissent de notes sur le timbre et la musique des cloches. Premières prises de vue et de son au col de Balme (2 191 m), dans la haute vallée de Chamonix, sur la frontière suisse. Une journée bon enfant dans l’herbe haute. Les vaches, « les reines », sont les vedettes capricieuses de cette journée.
Dans la légende du cinéma
Frison-Roche ( Le versant du soleil) : « Il n’y a pas eu d’accidents mais beaucoup d’incidents. Une vache a légèrement
bousculé Louis Daquin et l’a envoyé s’asseoir délicatement sur une bouse fraîche, à la grande joie de l’assistance. La même aventure est arrivée à Georges Tairraz, un peu par ma faute. Je sais qu’il n’apprécie pas tellement les vaches et je n’ai pas cessé de le harceler : “Vas-y ! Plus près ! Tâche de prendre en gros plan une corne, un oeil. C’est cela, un oeil !” Pour cadrer un oeil de vache dans un plan avec une lourde caméra de trente-cinq millimètres sur l’épaule, il faut s’approcher » (de très près, en 1943, les zooms n’ont pas encore été inventés). On tourna ensuite au refuge du Requin (2 516 m), dans l’Envers des Aiguilles de Chamonix, puis au refuge du Couvercle, et au-dessus du refuge, dans les granites fauves de l’arête sud du Moine, vers 3 400 mètres. Le refuge, soixante places, des dortoirs pour hommes, des dortoirs pour femmes, une grande terrasse, est un nouveau refuge. Son gardien, Arthur Ravanel, n’est autre que le fils de Ravanel le Rouge, un boute-en-train des soirées avec Maurice Baquet.
Pour le tournage du film, l’équipe invente le studio le plus haut du monde, dans une ambiance vertigineuse
Maître de la photographie, Agostini a exigé qu’on reconstitue un studio de prises de vue directement sur le fil de l’arête. Un fil très aérien, avec un vide faramineux du côté ouest (Mer de Glace). FrisonRoche : « Clément Comte, le guide menuisier-charpentier, a donc construit en équilibre sur cet abîme un travelling d’une dizaine de mètres de longueur, échafaudé solidement et sur lequel roule sur des rails le chariot de la grosse caméra. Le studio de la Table du Moine mérite d’entrer dans la légende du cinéma. Il sera sans doute à l’époque le plus haut du monde et demeurera un modèle d’originalité et d’audace. »
La cordée, un thème universel
Le tournage du film en altitude dura deux longs mois remplis de soleil et de bonne humeur. Grand gala à Paris, devant des « huiles », pour la sortie du film (printemps 1944). Traduit en anglais par Paul Bowles, Premier de cordée parut aux États-Unis en 1950, avec les éloges appuyés de la presse new-yorkaise. Depuis Premier de cordée, tous les romans de montagne de Roger Frison-Roche auront connu de gros tirages. Quatre cent soixante mille exemplaires vendus en France pour La Grande Crevasse en 1948 ; cent quatre-vingt-cinq mille exemplaires pour le Retour à la montagne en 1958. À ce jour, Premier de cordée s’est vendu à plus de trois millions d’exemplaires en France et dans le monde. La cordée, thème d’hier et de toujours, est un thème universel.