ADAGIO MA NON TROPPO
LE VERSANT ITALIEN DU MONT BLANC S’ILLUSTRE PAR SES ARÊTES VERTIGINEUSES QUI DÉGRINGOLENT VERS LA VALLÉE DE COURMAYEUR. UNE VISION RADICALEMENT DIFFÉRENTE DU MASSIF.
Journée de misère sur le val Vény. Bourrasques de vent et crachin tenace transforment en chemin de croix cette étape de transition. Depuis le col Chécrouit (1 956 m), on traverse au niveau de Praz Neyron des pistes de ski, avec des câbles de télésièges et de télécabine qui se croisent en tous sens au-dessus de nos têtes. En face, un jeu de moraines complique les perspectives, alors que les grandes voies glaciaires et les aiguilles mythiques de l’« envers du mont Blanc » sont noyées dans la ouate. Heureusement, il n’y a qu’à se laisser glisser à travers les mélèzes jusqu’au charmant village de Dolonne (1 210 m), traverser la Doire Baltée pour gagner le centre de Courmayeur.
COURMAYEUR, CHAMONIX À L’ITALIENNE
J’en profite pour laisser passer l’orage en faisant un peu de lèche-vitrines, en allant visiter la Maison des Guides (musée de l’Histoire de l’alpinisme) et en me posant un moment au chaud dans un troquet typique du vieux village admirablement bien restauré. Puisqu’il faut bien repartir, malgré l’ambiance frisquette, je traverse les hameaux de Villair – dessous et dessus – et prends le chemin du val Sapin. Peu après la traversée d’un torrent, le chemin s’élève dans la forêt de mélèzes. Au niveau de prairies vers 2 000 mètres d’altitude, alors que les vues prennent de l’ampleur sur le Val d’Aoste, apparaît le joli refuge Bertone (en hommage à un guide de Courmayeur décédé dans le massif du Mont-Blanc en 1977), au milieu d’un groupe de chalets traditionnels. L’accueil y est chaleureux, presque familial. Nous sommes quatre nationalités à la table commune ce soir. Bons petits plats, staff népalais en cuisine, drapeaux à prière tibétains et photos himalayennes ou andines
Un balcon d’alpages nonchalants, face à l’écrasante muraille des Grandes Jorasses
de Grands Reportages et Trek magazine tapissant les murs, concourent à instiller une super ambiance. Dehors, un halo de lumières mauves nimbe Courmayeur d’un voile diffus, mais les étoiles scintillent ici ou là, un bon présage pour demain…
FACE AUX GRANDS JORASSES
Banco : grand beau à l’aube ! Le versant Brenva du mont Blanc se drape le premier de nacre rose, alors que les brumes d’humidité se dissipent en volutes : magique ! Départ la fleur au fusil, vers le mont de la Saxe, une variante incontournable du TMB, par ciel dégagé. Alors que le sentier « normal » traverse la crête au niveau d’une table d’orientation, puis court à flanc en direction du refuge Bonatti, la variante attaque « dret dans l’pentu ». Dès la cote 2 200 mètres, le panorama devient superlatif et va crescendo au fur et à mesure qu’on prend de l’altitude et que l’« envers du massif », vu de Chamonix, se dévoile en majesté : Noire de Peuterey, mont Blanc de Courmayeur, mont Maudit, Tacul, Grands Jorasses, dent du Géant et mont Dolent, une monumentale herse de granite dépassant les 4 000 mètres se dresse entre France et Italie !
CHEVAUCHÉE SAUVAGE
Démarre alors, pendant les deux heures qui suivent, une grande chevauchée en montagnes russes et en apesanteur, à cheval sur le fil de la tête Bernarda, de la tête de la Tronche, du col Sapin et du pas de l’EntreDeux Saux (2 524 m). Une suite de croupes
plus ou moins débonnaires ou étroites, plus ou moins verdoyantes ou schisteuses, avec parfois, dans des creux tapissés de tourbières, des mares temporaires ou « gouilles », réfléchissant la grande fresque alpine en toile de fond ! On entre alors dans le vallon sauvage de Malatra, sillon ample à l’intense vie pastorale. Quand on atteint les fermes d’alpage chaulées de blanc de l’Alpe supérieure de Malatra, à 2 213 mètres, on sait qu’on n’est plus bien loin du refuge Walter Bonatti, vingt minutes et deux cents mètres plus bas. Le célèbre alpiniste, himalayiste puis photojournaliste transalpin, a donné son nom à un refuge spacieux, moderne et écolo, mais notre étape de ce soir nous attend encore deux heures et demie plus loin, au bout d’un splendide itinéraire en balcon sur le val Ferret italien, au milieu d’une exubérante flore de montagne et face aux Grandes Jorasses, qu’on a le loisir d’admirer sous toutes leurs coutures.
AMBIANCE REFUGE
Au niveau du vallon de la Bellecombe, une profonde entaille rocheuse cisaillant le pâturage idyllique contraint le sentier à chuter brutalement, au lieu de continuer à niveau pour parvenir au refuge Elena situé peu ou prou à la même altitude. Une série de lacets descendants rejoint donc le plancher des vaches, à Arnouva (ou Arp-Nouva), à 1 776 mètres. Il n’y alors plus qu’à remonter les presque trois cents mètres perdus en suivant d’abord la piste, puis en coupant à travers les alpages de Pré-de-Bar, jusqu’au replat où est implanté le refuge Elena. Vaste, moderne voire cosy, ce dernier est le troisième avatar du premier abri édifié en 1937 par le père alpiniste d’une jeune fille nommée Elena, disparue accidentellement. La soirée sera excellente en compagnie de Laura et José, trailers-voyageurs natifs des Picos de Europa (Asturies), aussi passionnés que sympathiques.
Après deux jours dans les étoiles, on quitte à regret le versant italien, ses aiguilles vertigineuses, ses refuges coquets et ses « pasta al dente »
EN ROUTE POUR LA SUISSE
Au petit jour, c’est sous le scalpel d’un effroyable vent glacial, que la noria des coureurs de l’UTMB (Ultra-trail du Mont-Blanc, 170 kilomètres que les premiers avalent en à peine vingt heures) enquille la bonne quarantaine d’épingles, telles des chenilles processionnaires qui enfileraient des perles, menant aux 2 537 mètres du Grand col Ferret, atteint en moins d’une heure. Ce passage, utilisé depuis l’Antiquité, fait communiquer le Val d’Aoste avec le Valais suisse francophone. À la borne pyramidale qui marque le col, impossible de rester plus de quelques secondes sur cette échine pelée, battue par des bourrasques démentielles, très largement en dessous de zéro degré (en plein mois d’août !). Nous y croisons néanmoins un troupeau de vaches aux sonnailles tintinnabulantes, qui fait le trajet inverse, monté depuis le val Ferret suisse. Ciao Italia !