UN SIMPLE PETIT PAS DE PLUS DANS LA VIE D’UN MARCHEUR PEUT ÊTRE PROBLÉMATIQUE ?
Butant droit sur la paroi, le tapis roulant du sentier (mi-pierrier, mi-trace marquée) et sa très classique bordure vert pétard stoppent net juste devant nous. Les yeux vers le ciel, décrypter avec une très légère appréhension la progression du câble qui remonte droit dans le système de failles et de vires entre les clochetons élancés et la muraille calcaire. Rien de réellement démesuré, et de loin, pour cette première fois. Mais quand même : un vague serrement au ventre s’infiltre dans la beauté des lieux. Dans quelques minutes, nous aussi, nous serons « là-haut ». Loin audessus du sol.
FORTERESSES CALCAIRES
Le casque est réglé. Le baudrier et les longes vérifiés. Côté paysage, tout reste encore extrêmement classique et familier. À vue, les doigts de beauté calcaires des Cinque Torri sont plantés en dessous de nous, juste sur la ligne des forêts, presque minuscules face aux murailles immenses des Tofane qui barrent l’horizon de la vallée de Cortina d’Ampezzo. Fragments de mémoire(s) et de nombreux étés passés sur les sentiers des Dolomites ? Des splendeurs occidentales de Brenta aux chaleurs quasi adriatiques des secteurs occidentaux de Schiara, ces mondes sans comparaison dans l’arc alpin font depuis longtemps partie des « must » les plus courus des Alpes. Les « Dol’s », comme disent les initiés ? Un nom presque magique, qui désigne sous une même entrée quinze mille kilomètres carrés de calcaires au sud des Préalpes orientales, entre TrentinHaut-Adige, Frioul et Vénétie. Ou encore un confetti de massifs éparpillés en un vaste système de profondes vallées verdoyantes (Val Badia, Val di Sole, Val Gardena, Valle d’Ampezzo, Val di Funes…) enserrant une petite vingtaine de forteresses autonomes, aussi diversifiées que provocantes, toujours, de verticalité et d’isolement. Un puzzle visuel et géologique sans équivalent ? Partout, les hauts lieux des Dolomites distillent leurs architectures sublimes, érigés toujours à mi-chemin entre les fracas d’une géologie ruiniforme et les splendeurs des falaises claires dominant l’espace. Massif du Sella, du Schiara, de Sesto, de la Civetta, de la Marmolada, des Fanes, du groupe de Puez, du Pale, du Sassolungo : ces dizaines de groupes de sommets, de tours, d’aiguilles, de falaises étagées entre 2 500 et 3 300 mètres d’altitude, dont la liste s’égrène comme un long mantra, sont historiquement la terre de naissance des vie ferrate.
PREMIERS PAS
Et notre petit groupe commence tout juste à se familiariser avec la « spécialité » de ces mondes dolomitiques. Une approche toute en douceur ? La météo et un télésiège en panne ont infléchi sérieusement notre cap initialement prévu. Christophe et Simon, nos deux guides, ont planté le camp dans le très confortable refuge Scoiattoli (2 255 m), l’une des étapes stars de l’Alta Via n° 1 des Dolomites, au-dessus de Cortina. Une courte marche d’approche, en remontant droit vers le Nuvolau. Puis quitter la piste débonnaire au col pour basculer dans un sentier nettement plus chaotique vers notre « première » : la via de l’Averau. Simple et presque facile ? À peine le temps de se familiariser avec le maniement des longes (deux mousquetons sur le câble, toujours ; puis le passage des points d’ancrage, un mousqueton après l’autre) et nous sommes déjà au
sommet. Derrière nous, un bon plein d’expériences et d’essais sur notre nouveau monde et ses modes de progression est engrangé. Gérer les équilibres, les choix des prises, les modes de progression, entre les passages où l’on s’agrippe au câble comme une bouée de sauvetage, ou ceux où l’on choisit de favoriser de vrais petits pas d’escalade « sans toucher » au fil magique, trouver les positions de repos confortables, ou doser le temps de l’effort : tout est déjà – presque – là…
NOUVELLES PERSPECTIVES
Le cheminement entre les petites aiguilles, les strates horizontales des vires, les cheminées et les pierriers finaux nous a propulsés à 2 650 mètres d’altitude. Un tout petit pas de plus en termes d’altitude que les sentiers « normaux » ? La bascule entre les mondes séparés des vias ferratas et ceux des chemins ne fait pas de discussions, ce soir-là. Nous survolons du regard, juste en face de nous, la longue croupe et le sentier « normal » qui remontent vers le petit refuge de Nuvolau. Nouvelles donnes d’altitude et de mode de progression ? À vue, les marcheurs ont désormais des tailles de fourmis, dans le paysage. Et surtout, les panoramas XXL des Dolomites d’Ampezzo ont pris un nouveau degré, assez inattendu… de beauté. Les Tofane explosent dans la lumière rasante. Le groupe du Cristallo, le Sorapis, la Marmolada, les Croda di Lago naviguent comme des îles entre le ciel et ces toutes nouvelles perspectives. Sur cent quatrevingts degrés à l’est du vide qui entoure notre point de vue, le monde n’est qu’une splendeur minérale de strates de falaises, d’aiguilles fragiles, de plateaux désertiques et d’éboulis immenses.
CONCENTRATION MAXIMALE
Jour 2. Les vias ferratas sont partout ou presque dans les Dol’s ? Une marche plus tard, dans les forêts et les sentiers sous les Cinque Torri, et il suffit juste de changer de versant pour commencer à vraiment prendre la dimension exceptionnelle des lieux. Cette fois, les choses sérieuses commencent ? Plus de dénivelée ; plus de « verticale ». Le dos aux Cinque Torri, l’itinéraire chemine sur le fil de l’arête avant de déboucher sur une vaste pelouse horizontale, totalement inattendue après « le vide ». Pour la première fois, Christophe a choisi d’encorder son groupe. Concentrés sur ses explications, nous découvrons la face un peu sombre de la via ferrata : sur les câbles, et contrairement à l’escalade, il ne fait vraiment pas bon tomber. Les facteurs de chute (le rapport entre la hauteur de la chute potentielle et la longueur de la longe) approchent très vite et dans pas mal de situations, les limites du matériel. Toutes nos longes disposent pourtant de systèmes d’absorption d’énergie conçus pour « amortir » l’exponentielle des forces en jeu, mais en clair, nous avons tous retenu l’essentiel du message : en via ferrata, la chute est vraiment une malédiction. La tête pleine de « facteur 2 », nos déplacements verticaux deviennent nettement moins insouciants ? Concentration, donc. Et récompense : avant de redescendre dans le vallon, les bras un peu plus fatigués que de coutume, s’offrir un solide piquenique d’insouciance et d’envie, le nez dans le ciel. À l’est, le vent panache de nuages les falaises et les cirques de la Tofana di Rozes. Une nouvelle envie d’aller plus haut ? Sur la cicatrice claire de l’itinéraire câblé de la via Giovanni Lipella qui remonte vers son sommet, de minuscules silhouettes progressent lentement…
… OU LIGNE MAGINOT VERTICALE Comme si cette dichotomie « sentier-câble » ne suffisait pas à épuiser les possibles pour les apprentis via ferratistes, le gros mauvais temps du jour 5 va nous ouvrir encore une facette des vias ferratas dans les Dolomites. De retour sur le secteur de Cortina, la limite pluie-neige est descendue juste au-dessus de nous dans la nuit. Vent, pluie et visibilité à trente mètres. Perchés droit au-dessus du col de Falzarego, vu du refuge Lagazuoi (2 752 mètres d’altitude desservis par télécabine…), pas de problème pour continuer l’aventure. Les vires de la haute route des Fanes ou (plus sportive…) la via Tomaselli qui débouche sur la tour sud du groupe ne sont pas pour aujourd’hui. Il suffit de se lancer à la découverte des tunnels et des galeries qui truffent, littéralement sous nos pieds, la face ouest du Petit Lagazuoi. Un parcours émouvant : entre 1915 et 1917, le Piccolo Lagazuoi fut l’un des points de contact entre les troupes italiennes et austrohongroises. Dans l’humidité froide des escaliers souterrains, de salles de garde en dortoirs, nous dégringolons prudemment dans une véritable ligne Maginot à la verticale. La guerre blanche des Dolomites ? Un épisode majeur parmi les chapitres de la guerre en montagne. Des pièces d’artillerie hissées dans les parois. Des postes d’observation ou de tir sillonnant les hauteurs. Des fortins et des tranchées. Un travail titanesque de mineurs et de terrassiers, jamais vu à ces altitudes en Europe. Et entre soixante mille et cent mille soldats qui périront de la « mort blanche », entre avalanches, tirs d’artillerie et hiver sous zéro degré. Partout dans les Dolomites, ces équipements militaires continuent de dessiner bien des itinéraires de nos « loisirs » ? Nous marchons, câble en main, dans un véritable musée d’une histoire singulière. Une drôle d’expérience, dont la pluie et les torrents dégringolant des falaises sur la longue vire Martini avaient bien du mal à laver le trouble et l’émotion, enfin revenus « à l’air libre »… L’HORIZON DU VIDE Ultime « claque » de notre trip câblé ? Pour notre dernier jour, cap sur les grandes ambiances « montagne » et de vraies longueurs verticales sous le bleu pur du ciel : la via Giuseppe Olivieri est l’un des parcours modernes les plus aériens du secteur de Cortina. Mémoires lumineuses d’un itinéraire aux cotations solides ? Un chamois sous le refuge Pomedes. Les enchaînements de passages physiques et les vires merveilleuses en remontant le fil de la Punta Anna. Le plaisir de « grimper » réellement parfois, malgré ou avec le câble. Le vide des horizons sous nos pieds, ouvert plein sud, adossé aux murailles claires des Tofane. Les longues cheminées sous le sommet du Pomedes. La bascule du retour, après le sommet, entre les grands pierriers avalés à la course et la recherche de l’itinéraire de descente. En posant nos baudriers après cette envolée très loin au-dessus des sentiers classiques, nous avions tous, peu ou prou, de vastes sourires et pas mal d’étoiles dans les yeux. Une semaine de via ferrata dans les Dolomites n’est pas tout à fait un exercice anodin ? L’écrivain Erri De Luca, grand amoureux des lieux, n’avait pas tort : nous sommes nous aussi « plein d’Alpes, dans les os, de la tête aux pieds » . Et visiblement « en paix de tout notre corps, esprit compris » …