À L’HEURE SUISSE
LE VERSANT SUISSE DU MASSIF, L’UN DES MOINS CONNUS, OFFRE UNE GRANDE VARIÉTÉ DE PAYSAGES, DES FONDS DE VALLÉES PITTORESQUES JUSQU’AUX ÉTENDUES GRANDIOSES DES GLACIERS.
Sur notre gauche, le Dolent impassible et l’aiguille du Triolet nous toisent de leur masse hiératique. À droite, Cervin et mont Rose, entre autres géants glaciaires, dominent la skyline des Alpes suisses et italiennes. Dès que nous basculons dans l’immense versant, côté helvète, incroyable mais vrai : plus un souffle de vent ! C’est donc avec un plaisir ineffable que nous nous laissons glisser vers les alpages de la Chaudière, mélange de ravins schisteux et de pâturages vert tendre : du velours sur de la ferraille, ou un dais de moleskine jeté sur des récifs !
PONCTUALITÉ SUISSE
Au chalet-refuge de la Peule (2 071 m), des yourtes achèvent de donner un air mongol à cette « steppe » alpine, sur laquelle flotte le drapeau helvète et sous le regard torve de cochons en goguette. À partir de là, une large piste file vers le bas et franchit la Drance de Ferret sur une passerelle avant de rejoindre la route qui mène à Ferret, à 1 705 mètres. Coup de chance : le bus qui fait la navette avec Orsières est encore là ! Nous nous approchons, sourire aux lèvres, mais alors que nous sommes à quelques mètres du marchepied, le voilà qui démarre et prend aussitôt la tangente : l’heure, c’est l’heure ! Clairement, soit le chauffeur n’a pas regardé dans son rétroviseur, soit la légendaire ponctualité suisse ne tolère aucun écart, fut-il de quelques secondes. Qu’importe ! Il est encore tôt et le temps est splendide : je décide de continuer à pied…
GRENIERS SUR PILOTIS
La route est agréable jusqu’à la Fouly, puis s’enfonce en forêt au niveau d’un lac de
barrage turquoise, « navigue » une bonne heure en rive gauche de la vallée, sur des pistes et des sentiers en encorbellement, puis emprunte la crête de Saleina, une étrange moraine boisée barrant la vallée de la Drance, avant de rejoindre le village de Praz-de-Fort (1 151 m). En traversant le village, on ne peut qu’admirer la concentration de chalets en bois et de greniers traditionnels, ou raccards : juchés sur pilotis coupés par une large dalle en lauze pour empêcher les rongeurs de pénétrer dans les réserves, ils stockaient les récoltes à l’abri des incendies éventuels de la maison principale. La vénérable patine du bois, les balcons parfois ouvragés, le travail de bardage des façades et de tavaillonnage des toits ; l’architecture de ce village, comme celui des Arlaches, juste en dessous, mérite le détour…
CHAMPEX, OU LE MIROIR DU LAC
À partir d’Issert, on quitte la route pour un bon sentier en sous-bois, qui grimpe régulièrement en une bonne heure vers Champex-Lac, via d’anciennes ardoisières, puis jalonné de sculptures sur bois naturalistes : trolls, créatures de la forêt, animaux sylvestres et champignons… L’arrivée dans la station de villégiature lacustre offre, à 1 460 mètres, un contraste rafraîchissant : miroir étal et écrin de sombres forêts sur fond de massif du Grand Combin, pêcheurs et familles en pique-nique, barques et pédalos… Il fait bon vivre et se reposer ici !
C’est le versant oublié du massif, un écrin de nature où l’on prend le temps de découvrir les villages…
Je contourne le lac par la gauche, via un charmant sentier riverain qui incite à la flânerie, puis me perd volontairement dans une zone de tourbières aux filets d’eau cristallins, à l’ambiance résolument canadienne. Enfin, par une série de clairières et une courte grimpée suivant un bisse, ou canal d’irrigation, je débouche dans le val d’Arpette au décor de carte postale, posant mon sac pour la nuit à l’accueillant gîte du Relais d’Arpette. En prévision de la rude journée qui m’attend demain, la fameuse variante de la Fenêtre d’Arpette, point haut du TMB, je m’offre une roborative fondue au fromage ce soir !
LA FENÊTRE D’ARPETTE
Départ tranquille au matin, par des alpages peuplés de vaches d’Hérens, ces mastodontes d’ébène aux cornes impressionnantes et volontiers « chatouilleuses », qui s’illustrent depuis des siècles dans des célèbres combats de reines, devenus partie intégrante du patrimoine immatériel alpin. Au fur et à mesure que l’on monte, le terrain devient moins bucolique, plus escarpé, le chemin plus tortueux, la progression plus sportive, ponctuée des sifflets des marmottes et c’est en ahanant à travers un chaos rocheux que je parviens enfin en vue de l’étroite brèche d’Arpette, juchée à 2 671 mètres. Avec un joli sens du timing, voici justement qu’arrive en sens inverse la première équipe de la plus insensée des cinq épreuves de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc, course de montagne de réputation mondiale : la PTL, ou Petite Trotte à Léon. Un aimable sobriquet désignant une course par équipe, non-stop et en autonomie totale, de près de 300 kilomètres et 26 500 mètres de dénivelée positive autour du massif, soit sept à dix jours d’efforts surhumains ! Ce tandem de tête,
Chalets d’alpages, vins blancs redoutables, fondues gargantuesques… La Suisse magnifie le grand tour de ses traditions montagnardes
suisse et hilare malgré son évidente fatigue, me salue amicalement en continuant de bondir de bloc en bloc tels des klipspringers (mini-antilopes des rochers). Hallucinant !
FACE AU GLACIER DU TRIENT
Démarre alors une interminable dégringolade de près de 1 400 mètres face au glacier du Trient, d’abord entre moraines et pierriers, puis en forêt. Enfin, à partir du chalet du Glacier, le long de l’exceptionnel chemin du bisse, un sentier pédagogique de quatre kilomètres rejoignant en encorbellement le col de la Forclaz, et jalonné d’ouvrages expliquant l’art de dompter les eaux d’irrigation alpine. Nuit à Trient, paisible hameau perdu loin du monde, avec son église néogothique rose, son imposant abri antiatomique en forme de dôme engazonné, ses refuges où il fait bon faire étape, notamment l’hôtel de la Grande Ourse, que le patron, originaire du Kosovo albanais, a entièrement retapé de ses mains !