DÉCOUVERTE TAIWAN EN COURT CIRCUIT
Une vision inattendue d’une île « made in nature »
C’est une mer de nuage qui s’engouffre à l’aube entre les crêtes. À plus de 3000 m, elle borde les hauts sommets et laisse à peine deviner le long cheminement de la veille. Dorée par un soleil naissant, elle ne tardera pas à se dissiper. Couchés au crépuscule, levés à l’aube : notre rythme est donné par la course du soleil. Hier, les néons nous tenaient éveillés dans un centre-ville grouillant de monde. Une île, deux mondes ? Avouons-le : difficile de ne pas instinctivement accoler « made-in » à Taïwan. Un préfixe indissociable d’un pays vu par les Occidentaux avant tout à travers son prisme urbain. Et son flot d’images d’Épinal : une fourmilière humaine, des industries florissantes et des métropoles tentaculaires qui font battre le coeur bouillonnant du « dragon asiatique ». Et les chiffres d’appuyer ce que les livres d’histoire nous ont enseigné : 21 millions d’habitants disséminés en majorité sur des métropoles côtières très modernes et reliées depuis 2007 par une ligne à grande vitesse. Une vision juste, mais parcellaire de ce qu’est la République populaire de Chine.
Ce que ne racontent pas les statistiques, ce sont les cartes qui les dévoilent : du nord au sud, le pays est traversé par une longue chaine de montagne qui, des cimes aux contreforts de jungle, couvre plus des deux tiers du pays. Une épine dorsale qui façonne le climat local et conditionne la vie des hommes. C’est par Taitung, la porte d’entrée sud de la côte pacifique, que commence réellement le voyage. Des rizières, des rivières et, barrant l’horizon, les reliefs embrumés, prémices de notre aventure vers le « Saphir de Dieu » : le lac Jiaming, à 3 347 m d’altitude. Une métaphore particulièrement riche en significations.
FIERTÉ NATIONALE
Au programme, donc, trois jours en altitude, majoritairement à plus de 3000 m pour un chemin « très parcouru car hautement symbolique pour nous les Taïwanais. C’est à faire au moins une fois dans sa vie », explique Daphnée Chen, notre guide, qui a occidentalisé son prénom comme il est coutume de le faire à Taiwan. Et d’enchaîner en nous racontant que la randonnée dans le pays est de plus en plus populaire, à la différence des États voisins. En compagnie de ses deux adjoints, Guan-Hao Peng. (« mais vous pouvez m’appeler Fox. ») et Cheong Yining, ainsi que d’un porteur, elle va nous mener sur plusieurs cimes et lieux célèbres de la région. En plus du lac, nous allons gravir les monts Sancha (3 496 m) et Siangyang (3 603 m), tous deux inscrits parmi les « 100 pics de Taïwan », un défi qui consisté à gravir une liste de cent sommets choisit
parmi les plus emblématiques. Une randonnée dans un monde perdu, ou du moins ignoré des Occidentaux puisque seul raisonnera l’accent asiatique sur les chemins.
Alors qu’une brume avale progressivement l’entrée du parc, nous gagnons rapidement la première cabane, à 2 800 m d’altitude. Et déjà, les premières impressions d’un dépaysement pour les sens. Sous les grandes forêts de conifères recouverts de lichens, chaque pas fait craquer les feuilles au sol tandis que s’envolent des mésanges taïwanaises aux couleurs vives. Les premières heures au sein de la Siangyang National Forest Recreation Area, sonnent comme une introduction à la géographie saisissante de Taïwan. Il y eu d’abord la montée en voiture le long d’impressionnantes gorges. Puis, une enfilade verticale qui ne trouve sa porte de sortie qu’à plus de 2 000 m d’altitude dans un univers boisé fantasmagorique digne de l’imaginaire de Miyazaki.
RANDONNÉE D’ALTITUDE
Aisée, la première moitié de la journée est une parfaite mise en jambes, avec une température plus conforme à nos standards occidentaux qu’à ceux de la jungle tropicale en contrebas. Passé 3 000 m et le refuge de Xiangyang, l’exercice se corse et le souffle se fait haletant : le jetlag combiné au manque de sommeil et à l’absence d’acclimatation n’épargnera personne. Pas à pas, nous dépassons l’important couvert végétal pour poser le pied sur les crêtes où prolifèrent les rangées de digitales toxiques. Témoin de la rudesse des éléments, un genévrier plié dans le sens du vent nous abrite pour une pause. Le groupe est déjà éparpillé. Au loin, dissimulé entre deux modelés du relief, notre objectif du lendemain. « Ça parait si loin… » murmure un collègue anglais.
Une ultime montée dans le brouillard nous permet d’atteindre le refuge de Jiaming : un grand baraquement rempli de cent cinquante personnes
Sous les grandes forêts de conifères, chaque pas fait craquer les feuilles, tandis que s’envolent des mésanges aux couleurs vives
qui vont et viennent en permanence. En guise de lit, de grandes banquettes non séparées où doivent coucher six personnes. Pas de matelas de sol, ce qui fera décrocher quelques « Scheiße ! » à mon confrère allemand durant la (courte) nuit. Au soir, les porteurs se changent en cuisiniers et proposent à tous les randonneurs un ensemble de plats cuisinés et réconfortants : soupes, porc aux légumes et pâtisseries au sésame. Et un constat déjà établi par une première expérience culinaire en ville la veille : Taïwan est aussi un pays du « bien-manger » qui possède une cuisine spécifique et variée.
LE MIROIR DE LA LUNE
Acte II. Il aura suffi d’une nuit de sommeil pour adapter tous les corps à l’altitude. Au-dessus de la mer de nuages, notre groupe s’élance sur un parcours en balcon avec, en toile de fond, le Yushan (3 952 m), point culminant de l’île. Les forêts ont laissé place aux arbustes, qui euxmêmes finissent par s’effacer au profit d’une steppe rase, dernier étage de cette grande fresque alpine. S’ouvre une ligne de crête qui ondule sur le relief et nous soumet à un irrégulier balais de montées et de descentes. Après de longues heures de marche, nous atteignons enfin le lac Jiaming. « Miroir de la lune », « larme d’ange » ou encore « saphir de Dieu » : les métaphores élogieuses ne manquent pas chez les Taïwanais pour qualifier le lieu. Vieille des dernières glaciations, la grande
vasque d’eau bleutée ne se dévoile qu’au dernier moment. D’aucuns pourraient la comparer à un lac alpin comme nos massifs en recensent en quantité. Pourtant, c’est bien d’une aura particulière que jouit le lieu, caché par des grandes collines. Derrière nous, une troupe de jeunes diplômés vient de marcher plusieurs jours pour s’y faire prendre en photo et fêter leur nouvelle vie d’adultes. « Beaucoup de gens viennent ici pour célébrer un événement comme un diplôme ou un mariage. Souvent, ils enfilent leur tenue de cérémonie une fois arrivés », souffle Daphnée. Nous passerons rapidement les monts Sancha et Siangyang sur la boucle du retour, accablés par une pluie tropicale annonciatrice de la mousson à venir. Parcourir les montagnes taïwanaises est une expérience en soi qui devrait être inscrite sur toutes les bucket-lists. En 1542, les marins portugais voguant pour la première fois le long des côtes découvraient une terra incognita qu’ils affublèrent du nom de Ilha Formosa (île merveilleuse) sur leurs cartes nautiques. Déjà, à l’abri de ses forêts tropicales, la tribu Bunon rendait hommage aux divinités des rivières, des montagnes et du ciel. Cinq siècles plus tard, ce bout de terre surprend toujours les voyageurs : dans la région la plus dynamique du monde, il restera toujours quelque chose d’immuable.