LE TOUR DU JOTUNHEIMEN
Le toit de la Norvège, version Grand Nord...
Arriver à Glitterhiem dans la semi tempête. Et en repartir le lendemain sous la perfection pâle du soleil hivernal…
Maudire le vent. Bénir le vent. Difficile de se décider aujourd’hui. Derrière nous, le long ruban de glace du lac de Gjende, qui nous ramène droit vers notre point de départ du jour, souffle alternativement sur ces deux dimensions radicalement opposées. Hier, après quatre jours de progression plutôt sereine (comprenez : sans vent sérieux…) dans les immensités, les prévisions météo franchement pessimistes pour les heures à venir nous ont contraints à modifier nettement nos projets initiaux, à deux jours de notre sortie du massif du Jotunheimen. Mini-déception ? Il fait beau, encore. Mais les nuages qui défilent du nord-ouest au-dessus des crêtes en disent long sur les conditions dantesques qu’il doit faire sur les plateaux pour ne pas rechigner trop à notre (sage) décision. 100 km/h? 150 km/h au-dessus de nos têtes ? Peu importe. Autour de nous, partout, les hautes crêtes qui encadrent notre banquise locale fument littéralement. Difficile de s’imaginer progresser droit dans cette furie qui doit plonger les températures ressenties très loin en dessous du zéro. Nous ne sommes pas la horde du contrevent. Et nous allons juste tourner le dos, demain, à l’une des zones de trek estivales les plus courues du secteur – et peut-être de la Norvège entière : les promesses de solitude hivernales des refuges de Fondsbu et Olavsbu, ce ne sera pas donc pas pour cette année…
VENT ARRIÈRE À GJENDESHEIM
Reste que : toute notre petite troupe, en ce milieu d’après-midi, à littéralement la banane. Ce même vent maudit, après une longue boucle dans une sublime vallée protégée, vient juste de nous pousser / bousculer sur des kilomètres de glace plane droit vers notre refuge hôtel de Gjendesheim. L’effort le plus intense de cette grosse dernière heure ? Tenir les bras ouverts les pans d’une veste, ou orienter un sursac gonflé comme un mini-spinnaker sans broncher, dans les rafales. Du ski nordique plein vent arrière? Le down wind de l’après-midi a un goût de snow kite minimaliste, ou de vélo en roue libre à vous arracher des rires de mômes… Notre périple a commencé il y a cinq jours. De la gare de l’aéroport d’Oslo, entasser d’un
seul coup sacs et skis dans le premier train pointant vers Trondheim. À la fenêtre ferroviaire de ce mois de mars, renouer visuellement avec quelques repères connus, le grand lac de Mjøsa, Hamar et Lillehammer. Juste trois petites heures confortables, pour se hisser dans le tiers sudouest du long pays jusqu’à Otta. Un coin stratégique ? Par 61° nord, plein est, les vallées ouvrent sur les splendeurs du massif de Rondane. Mais notre objectif de la semaine, lui, est à l’ouest : sur près de 3 500 km2, le secteur du Jotunheim est tout simplement la plus importante concentration de « plus de 2000 » de toute l’Europe du Nord. Le secteur, qui est aussi un parc national ultra-populaire en été, est une vraie Vanoise locale, qui abrite entre ses vallées, ses lacs, ses forêts et ses glaciers les deux plus hauts sommets du pays : le Galdhøpiggen (2 469 m) et le Glittertind (2 464 m). Les altitudes vous font sourire ? Pas ici. Pas dans ces solitudes. Pas en hiver…
Notre tour de chauffe s’est joué en boucle depuis la vallée de la Sjoa. Je me souviens de la vue de la longue baie vitrée de l’hôtel vers des micro chalets en rondins et les forêts de pins. Du parking sur-verglacé. Du resserrement lumineux du froid. Et surtout, huit heures et seize petits kilomètres plus tard… de ma fatigue nerveuse. Grand novice en ski nordique, et sortant juste d’une semaine de « vrai » ski de rando, l’instabilité générale de la manoeuvre du jour, à chaque pas en avant, est un uppercut majeur à l’ego. Les skis qui s’enfoncent profondément dans une poudreuse de rêve. La légèreté du matériel. L’effort sur les bâtons, malgré les mini-peaux à la montée. Et surtout l’humiliation des descentes (si faciles pour mes compagnons ultra-expérimentés…) abordées prudemment à trois à l’heure et pourtant en semi-panique me ramène droit à mon premier jour de garderie des neiges. Coup au moral sur fond d’équilibre instable? Autour de nous, sous les cirrus d’altitude, les taches planes des lacs, les forêts sombres qui grignotent les versants vers les pentes étincelantes composent pourtant un paysage de plus en plus sublime… Un sauna plus tard, sous l’oeil des posters de rennes, nous bouclons les sacs. Demain, le trip commence vraiment…
TÉTRAS ET JOUR BLANC
Mardi. Jour blanc en direction du refuge de Glitterheim ? Dans la pâleur qui transfigure les distances, le lent contournement vers la vallée d’accès du parc a des allures de songes monochromes. Nous sommes « hors-piste », bien sûr. Et j’ai à nouveau tout le temps de méditer sur mon inexpérience du ski nordique : le rendement de ma progression sur ces pentes débonnaires et douces me semble toujours assez proche de zéro. Et ma lente mortification redouble en m’aperce
Jour blanc, forêts et sommets vers le pays des jotuns, les trolls de la mythologie nordique…
vant que depuis la sérigraphie de mes skis, Roald Amundsen lui-même me surveille et me juge, sévère et impassible, à chaque pas. Une halte près d’une petite cabane. Puis le moral remonte : nous sommes sur la piste du refuge. La neige est damée du passage d’un ratrack. Je commence (enfin…) à filer doux, et à profiter des contre-jours du soleil glissant dans les nuages. Le col est « facile ». Le vent souffle des tourbillons fantasmagoriques de neige au ras du sol. La lumière bleuit doucement. Un tétras s’envole. Le grand refuge de Glitterheim est atteint dans des atmosphères de Spitzberg… Une bière Isbjørn servie par un ours géant / le patron / plus tard, sous l’oeil d’un renard, d’un glouton (!) et d’une tête d’élan empaillés, se laisser glisser dans la chaleur du lieu. Il y a du monde. Des groupes d’ados. Des (vrais) skieurs de rando venus s’offrir couloirs et sommets. Mais tout est étrangement calme et cosy. Se mettre au diapason du lieu ? Dans un fauteuil de la bibliothèque, faire semblant de lire le norvégien, en feuilletant les collections du Fjell og Vidde, la revue du Norske Turistforening (DNT, le club alpin local). Avant d’apprendre, devant la salle du réfectoire, à remplir les fiches des thermos déposées pour le lendemain, en se demandant, entre thé, jus chaud ou tiède, eau chaude, café et sucre ou pas, ce que l’on veut vraiment dans la vie…
Le lac gelé. Les petits ferrys échoués devant l’étendue blanche. Quelques bières aussi… La vie est belle
LES SOLITUDES DU RUSSVATNET
Le lendemain, la réponse tombe : du bleu. Du grand bleu. Le patron, du haut de son double mètre, nous l’avait bien dit : « Good Day, today ! ». Effectivement. À trente minutes à peine du refuge, en suivant les piquets qui balisent l’itinéraire plein sud, la splendeur du Jotunheimen commence déjà à monter en puissance. Le cirque, outre le Glittertind, est balisé à l’ouest par le Leirhøi, dans un mélange unique de dômes doux, de glaciers et de hautes falaises tombant sur la vallée. Et du col, malgré toutes mes appréhensions face à la descente qui nous attend, la sauvagerie des vallées et des faces qui nous font face désormais du côté du Besshø est juste… une splendeur. Six cents mètres de dénivelé plus bas, de plateaux immenses en pentes faciles, nous prenons pied sur le lac Russvatnet. Longue pause à son extrémité est : les abords de la jolie cabane de bois, au toit végétal et aux gouttières de bouleau où nous déjeunons sont miraculeusement dégagés. Sandwich Kaviar™, au soleil, les fesses sur le premier gazon du printemps ? Il nous reste à basculer encore de la Russadalen à la Sjoadalen. Le ciel tourne doucement vers le blanc pâle. Nouveau col. Le froid qui tombe avec la montée du vent. La fin du lent contournement vers le sud et le lac de Gjende est une petite bataille : nous avons perdu plus de mille mètres d’altitude. Couru près de vingt-cinq kilomètres d’après le GPS. La neige s’est transformée. Les jambes sont plus lourdes. Fatigue ? Fatigue.
MUSHERS ET JØTUL
La suite de notre traversée est une histoire de vent et de météo, si vous suivez bien. Mais pas seulement. Gjendesheim est la porte d’entrée de l’une des randos les plus célèbres de Norvège : les crêtes de Bessengen. Une version « haute route hivernale » existe même, pour les skieurs de rando. Une pointe de frustration vite avalée ? Le lac gelé. Les petits ferrys échoués devant l’étendue blanche. Quelques bières aussi. Dans la nuit, la structure (un refuge hôtel de 170 lits, pas une petite cabane…) tremble sous le vent. Nous allons soigneusement baisser la tête, donc, côté itinéraire. Une journée en boucle, à se faire bousculer dans les basses vallées et le lac. Puis (autre magie du nord…) : les mushers, chargés du transport de nos sacs, vont nous rejoindre ce soir sur une tout autre direction, dos au vent: la vallée de la Sikkilsdalen. À l’est du parc, le coin est un haut lieu de pâturage qui abrite l’un de chalets privés de la famille royale. Une sauvagerie plus « calme » que les montagnes que nous abandonnons ? Du
Nous atteignons le grand refuge de Glitterheim dans des atmosphères de Spitzberg…
col d’accès, le lac est adossé à une longue barrière sombre. Forêts de bouleaux et de pins. Horizons de montagnes douces, en longues ondulations blanches. Nous avançons dans des températures nouvelles: il fait… chaud. La slush (fonte superficielle de la glace) envahit certaines parties du lac. Le refuge, ce soir, est privé. S’installer dans le confort minimal et parfait des petits chalets tout de bois peint (blanc / bleu clair du parquet aux troncs pleins des murs…), entre petits poêles Jøtul et couchettes remplies de couettes, fut l’un des grands bonheurs du voyage.
ATMOSPHÈRE NORDIQUE
Dehors, trente chiens jappent et tirent sur leurs laisses. En récompense / apéro de leur journée, ils ont droit… à de grosses tranches de viande de baleine, cadeau inattendu (trente tonnes livrées la semaine dernière…) de pêcheurs de la côte. Dedans : les saumons et les patates en train de cuire sur les poêles et les réchauds. La nuit tombe. Sous une lampe allumée près d’une grange, la silhouette d’une autochenillette qui doit dater des années 1930. Et dans les toilettes sèches, dehors, le sourire épinglé au mur de la princesse héritière Mette-Marit. L’atmosphère est juste… nordique. Simen, Egil et Anna nous parlent de leurs liens avec leurs chiens. De l’attention qu’ils leur portent, quasiment jour et nuit. Et des courses où, en huit jours, les équipages peuvent parcourir plus de mille deux cents kilomètres… Nous n’en sommes pas là, et heureusement : demain, fin du raid. Un matin blanc et calme, pour remonter tranquillement vers le lac de Sjodalsvatnet, en contournant le sommet de l’Åkrekampen. La lumière qui revient, magique, dans les forêts de pins aux troncs parfois orangés. Descendre longuement vers la langue plane du lac et les dernières cabanes. Ce soir, après ces jours de nature immense, nous serons de retour à la ville. Aux magasins et aux stations-service. Aux écrans et aux saunas. Le temps de rêver encore, devant l’émouvante église de bois debout de Vågå, aux crêtes des sommets panachées de vent. Au vol des lagopèdes. Aux lacs gelés. Et aux immensités à courir, encore, dans les hivers du Jotunheimen…
Dehors, trente chiens jappent et tirent sur leurs laisses. Dedans, saumon et patates cuisant sur les poêles…