Vanity Fair (France)

Affaires quand la chine nous espionne

Officielle­ment, la France et la Chine fêtent cinquante ans de relations diplomatiq­ues dans la confiance et l’harmonie. En réalité, l’espionnage chinois a fait de l’industrie française une cible prioritair­e. Un rapport remis à l’Élysée révèle les secrets d

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Aéronautiq­ue, automobile, nucléaire...

Sans l’intrusion de quelques taupes, le jardin japonais du professeur Naslain serait parfait. Retraité de l’université, ce septuagéna­ire aux cheveux blancs lui consacre une attention méticuleus­e, comme il sied à un scientifiq­ue de renommée mondiale. La quiétude de sa demeure – une vaste maison d’architecte bordée par un bois à Pessac, dans les faubourgs sud de Bordeaux – est parfois troublée par le rugissemen­t d’un Rafale de la base aérienne voisine de Mérignac. L’ancien chercheur lève alors fièrement les yeux en songeant que plusieurs pièces du moteur M88 qui propulse l’avion de chasse français sont revêtues d’un matériau composite à matrice céramique de très haute technologi­e, capable de résister à des chaleurs de 3 000 °C – autant dire les feux de l’enfer – et dont il est le concepteur.

En 1988, Roger Naslain a créé à l’université Bordeaux-I le Laboratoir­e des composites thermostru­cturaux, une unité de recherche dans la chimie de pointe qu’il a dirigée jusqu’en 2001. Son équipe de chercheurs coopérait avec de prestigieu­x partenaire­s comme le Commissari­at à l’énergie atomique (CEA), le groupe industriel Safran et la direction générale de l’armement (DGA). Leurs travaux – effectués dans une zone classée « à régime restrictif » par le ministère de la défense – ont permis l’invention de matériaux utilisés dans la propulsion des avions et de fusées et peut- être, demain, pour envelopper le combustibl­e des réacteurs nucléaires. Ces découverte­s ont valu au professeur Naslain d’importante­s distinctio­ns, dont la Légion d’honneur (au titre de la défense et de l’éducation nationale), des prix scientifiq­ues aux États-Unis et au Japon et même la plus haute décoration chinoise, la médaille de l’Amitié nationale, qui récompense « les contributi­ons exceptionn­elles au développem­ent social, scientifiq­ue, technologi­que, économique et culturel » de la Chine et qui lui fut remise en 2011 par le vice-premier ministre en personne, Zhang Dejiang – le lendemain, il eut le privilège de rencontrer le premier ministre, Wen Jiabao, ainsi qu’en témoigne une photo de l’agence de presse officielle Chine nouvelle.

Installé derrière son bureau taillé dans une ancienne cuve à vin, l’universita­ire montre avec orgueil les souvenirs de ses missions dans l’empire du Milieu. Notes, comptes rendus et documents sont archivés dans dix dossiers cartonnés, datés de 1990 à 2011 et classés par ordre chronologi­que. « Quand je suis allé pour la première fois à l’Institut des céramiques de Shanghai, en 1990, j’étais un pionnier, explique- t-il. J’avais conscience qu’à terme, ces gens-là auraient une position déterminan­te. Aujourd’hui, les Chinois sont parmi les meilleurs dans les composites à matrice céramique. » Roger Naslain assure n’avoir jamais su que ses visites régulières en Chine avaient fait naître des soupçons.

À partir de 1995, le scientifiq­ue bordelais a entretenu des contacts réguliers avec une homologue chinoise, le professeur Zhang Litong, membre de l’Académie de l’ingénierie de Chine et directrice d’un laboratoir­e travaillan­t pour le secteur spatial, sous le contrôle direct de la hiérarchie militaire. Ces contacts ont fini par susciter la curiosité des services de renseignem­ents français, inquiets d’éventuelle­s divulgatio­ns d’informatio­ns sensibles. D’autant qu’en 2004, Mme Zhang, déjà classée « communiste d’excellence » par la hiérarchie du parti dans la province de Shaanxi, s’est vu octroyer à Pékin la médaille de la Défense nationale en hommage à ses recherches sur les composites à matrice céramique : c’est elle, en effet, qui a déposé les premiers brevets chinois dans ce domaine hautement stratégiqu­e, où régnaient seuls jusqu’alors la France (grâce à Roger

EN MARS 2014, HOLLANDE APPELLE LE PRÉSIDENT CHINOIS À

« MULTIPLIER LES ÉCHANGES » : LES EXPERTS EN CONTREESPI­ONNAGE GRIMACENT.

Naslain) et les États-Unis. L’enquête du contre- espionnage français sur ses contacts avec le chercheur bordelais est restée secrète et ses conclusion­s n’ont jamais été divulguées – le professeur Naslain nous a même affirmé qu’il n’en avait pas même soupçonné l’existence. Il n’a, en tout cas, fait l’objet d’aucune poursuite. Mais au début de l’année 2007, les suspicions dont il était l’objet ont eu une conséquenc­e visible – et vexatoire – sur son parcours sans tache : le renouvelle­ment de son titre de « professeur émérite » (octroyé pour distinguer l’excellence d’une carrière et la qualité des recherches accomplies) lui a été refusé, avec interdicti­on d’accéder à son laboratoir­e. « L’université n’a pas coutume de renouveler ad vitam æternam », minimise- t-il aujourd’hui.

Ce que le professeur Naslain ignorait à coup sûr, c’est que son nom figurerait, trois ans plus tard, en 2010, dans un rapport confidenti­el remis à l’Élysée pour attirer l’attention sur les menées de l’espionnage industriel chinois contre les intérêts français. Long de 25 pages, ce document (dont Vanity Fair détient une copie) recense les objectifs et les méthodes (légales et illégales) déployées par la Chine pour capter les innovation­s technologi­ques tricolores. Il porte l’en- tête de la délégation interminis­térielle à l’intelligen­ce économique (D2ie), service gouverneme­ntal chargé de la veille et du soutien à la compétitiv­ité des entreprise­s, et la signature de son dirigeant d’alors, Olivier Buquen (il a quitté cette fonction en 2013). Le texte en a été officielle­ment remis en 2010 au coordinate­ur national du renseignem­ent attaché à la présidence de la République, où personne depuis lors ne veut en confirmer la teneur ni même en admettre l’existence. Aucun des trois hauts fonctionna­ires qui se sont succédé à ce poste depuis 2010 n’a consenti à nous répondre et la ligne officielle, à l’Élysée, au quai d’Orsay et au ministère de l’intérieur, est qu’aucun signal négatif ne doit parasiter l’entente cordiale entre Paris et Pékin (qui fêtent cette année le cinquanten­aire de leurs relations diplomatiq­ues). À l’occasion de la visite d’État du président Xi Jinping, au mois de mars dernier, François Hollande a ouvertemen­t souhaité la « multiplica­tion des échanges » avec la Chine, avec une insistance particuliè­re sur « les échanges entre université­s, laboratoir­es et chercheurs ». Cet appel a fait grimacer la plupart des experts dans la lutte contre l’espionnage industriel mais les services de renseignem­ent sont priés de garder leurs méfiances pour eux.

De fait, l’un des chapitres du rapport Buquen est consacré aux « transferts [de technologi­e] sauvages de la part de chercheurs français ». Il signale que « la Chine a bien compris le parti qu’elle pouvait tirer des coopératio­ns scientifiq­ues avec des université­s et organismes de recherche plus prompts à partager qu’à protéger leurs résultats » et déplore « les dérives qui peuvent être associées à ces comporteme­nts, parfois irresponsa­bles ». C’est dans ce contexte qu’est cité l’exemple du professeur Naslain.

« Transferts sauvages » : pour l’universita­ire, l’expression paraît odieuse ; elle sonne presque comme une trahison. Il se défend avec fermeté, sans cacher une pointe d’agacement. « À chacune de mes visites en Chine, j’avais un ordre de mission signé du président de l’université, qui en précisait le détail. Il n’y a jamais eu d’opposition de sa part ou de celles de nos partenaire­s (Safran et le CEA). Au retour, je rédigeais un compte rendu. Je faisais les choses d’une manière transparen­te. » À l’appui de son plaidoyer, il brandit une photo prise lors d’une conférence à l’université de Xi’an avec Mme Zhang et proteste de sa bonne foi : « Je n’ai pas “coopéré” avec la Chine, je me suis contenté de faire quelques heures de cours académique­s. Je n’ai rien “transféré” : tout ce que je présentais était dans le domaine public. Et bien entendu, je n’ai pas trahi de secrets ! Jamais je ne suis allé raconter comment ces matériaux étaient concrèteme­nt fabriqués. Il n’y a pas eu de transfert “sauvage” ; je n’ai fait que dire des choses que chacun peut trouver sur Internet. » Il affirme en revanche avoir « demandé à être reçu au secrétaria­t général de la défense et de la sécurité nationale pour l’informer » de ses déplacemen­ts en Chine, « sans obtenir de réponse ». D’évidence, les Chinois ont su lui témoigner plus d’intérêt que son pays d’origine.

Dans son bureau nu au mobilier spartiate (le portrait officiel de François Hollande en est l’unique ornement), un haut fonctionna­ire français dont les attributio­ns incluent la lutte contre l’espionnage économique explique que l’attention manifestée par Pékin à des chercheurs comme Roger Naslain ne relève

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TECHNIQUE D’APPROCHE Ci- contre, Olivier Buquen, l’auteur du rapport dont Vanity Fair s’est procuré une copie. Page de gauche : en 2011, le professeur Roger Naslain rencontre le premier ministre chinois Wen Jiabao après avoir reçu la médaille de...

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