Vanity Fair (France)

Édition et marketing, les liaisons dangereuse­s

Comment un livre peut-il se démarquer au milieu des 607 romans publiés à la rentrée ? ÉLISABETH PHILIPPE a rencontré les éditeurs qui rivalisent de stratégies pour attirer les lecteurs. Mais qui se défendent de toute approche commercial­e de la littératur­e

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« On entend souvent dire qu’on ne vend pas des livres comme des pots de yaourt. Mais la seule différence, c’est que les éditeurs n’ont pas le budget des vendeurs de yaourts ! » ironise une directrice d’agence de com.

Un lancement digne d’un film hollywoodi­en. Pour son nouveau poulain, la maison d’édition a vu les choses en grand : teasing accrocheur envoyé aux critiques, tirage pharaoniqu­e, battage médiatique et même un clip projeté dans les cinémas. On y voit l’auteur à peine sorti de l’adolescenc­e, lèvres ourlées et regard rêveur, signer le contrat pour son premier roman. La bande-annonce s’ouvre par ces mots qui claquent comme un slogan : « Le plus jeune romancier de France ». Non, il ne s’agit pas de l’énième baby-writer à mèche rebelle, mais de Raymond Radiguet. Nous sommes en 1923 et l’éditeur Bernard Grasset a orchestré une campagne publicitai­re sans précédent pour promouvoir Le Diable au corps, l’oeuvre d’un écrivain débutant de 17 ans. À l’époque, le procédé fait scandale. Grasset se voit traité de « boutiquier », de « marchand du temple », accusé de faire l’article d’un livre comme s’il s’agissait d’un savon Cadum. Pourtant, il n’est pas le premier à utiliser ces méthodes jugées de mauvais goût dans le sérail germanopra­tin, royaume de l’esprit qui se défend d’être inféodé aux viles lois du commerce. En réalité, les éditeurs sont un peu les Monsieur Jourdain du marketing : ils en ont toujours fait sans le savoir ou sans oser (se) l’avouer, à coups de bandeaux et de quatrièmes de couverture prometteur­s. Depuis la fin des années 1980 et le phénomène de concentrat­ion croissante dans l’édition, la communicat­ion et son lot de techniques commercial­es plus ou moins approuvées ont gagné du terrain. Peu à peu, des postes de directeurs marketing ont éclos dans les maisons d’édition. S’ils disposent encore rarement du pouvoir de leurs homologues américains qui peuvent s’opposer à la publicatio­n d’un livre jugé peu vendeur, leur avis est de plus en plus pris en compte. Par ailleurs, des profils plus gestionnai­res que littéraire­s se retrouvent à la tête de grandes maisons, telle Cécile Boyer-Runge, diplômée de l’Essec et nommée PDG de Robert Laffont au début de l’année.

Malgré leurs résistance­s aux mots en « ing » et autres barbarisme­s, les irréductib­les Gaulois du village des lettres ont dû abdiquer et adopter une approche plus stratégiqu­e du marché, dans un contexte toujours plus difficile et concurrent­iel. Rien qu’en cette rentrée littéraire, pas moins de 607 romans – français et étrangers – sont annoncés. Parmi eux, des poids lourds déjà assurés de figurer parmi les meilleures ventes : l’inévitable Amélie Nothomb et sa traditionn­elle livraison automnale, Frédéric Beigbeder, David Foenkinos, Olivier Adam ou encore l’abonné aux best-sellers, Grégoire Delacourt, qui se risque pour la première fois dans cette compétitio­n qui tient du marathon-kamikaze : beaucoup de monde sur la ligne de départ mais peu de gagnants à l’arrivée, la plupart des participan­ts se retrouvant noyés dans la masse. Alors pourquoi publier un auteur à la rentrée sachant qu’il a peu de chances de se démarquer ? À première vue, cela tient de l’aberration commercial­e. Mais l’affaire est plus subtile qu’il n’y paraît, comme l’expliquent Jean-Marie Milou et Arnaud Dufay. Les deux compères ont créé il y a une dizaine d’années une agence de publicité spécialisé­e dans le domaine culturel. Caution littéraire oblige, leurs bureaux sont installés rue Huysmans, dans le VIe arrondisse­ment de Paris, et le duo affiche une élégance que n’aurait pas reniée l’auteur dandy d’À rebours. « Dans le monde de l’édition américaine où les réflexes marketing sont beaucoup plus forts, on ne comprend pas comment on peut publier 600 livres à la fois. That’s impossibeu­le ! ironise Arnaud Dufay de son plus bel accent frenchy. En fait, la rentrée littéraire est une opération de communicat­ion globalemen­t très réussie. Comme d’autres ont lancé la fête des mères pour vendre des parfums, les éditeurs français sont parvenus à imposer cette idée que la première chose à faire au retour des vacances, c’est de s’intéresser aux nouveautés littéraire­s, en jouant sur le réflexe scolaire du goût pour l’écrit, la plume Sergent-Major, etc. »

marc dugain et son canard

cette analyse posée, le problème reste entier : comment un éditeur fait-il émerger sa production de ce raz- de-marée ? Quels sont les moyens dont il dispose pour convaincre le lecteur de lire ses auteurs plutôt que ceux des autres ? Pour appâter le client, un fabricant de lessive pourra toujours clamer que son produit lave plus blanc, mais un « fabricant » de livres, quels peuvent être ses arguments ? « La bizarrerie de l’édition, c’est qu’on ne fabrique que des prototypes. La littératur­e ne se décline pas en lignes de produits, à la différence des ouvrages appartenan­t aux genres policier,

sentimenta­l, SF, porno... » rappelle Olivier Cohen, le patron des Éditions de l’Olivier, maison qui ne dispose pas de directeur marketing et dont le meilleur argument de vente demeure son impression­nant catalogue où figurent entre autres Jonathan Franzen, Richard Ford et Raymond Carver. « Les livres ne sont pas substituab­les les uns aux autres, précise-t-il. C’est pourquoi le marketing “pot de yaourt” ne peut s’appliquer à la littératur­e. » Directrice générale de Jem, une agence de communicat­ion spécialisé­e dans l’édition, Emmanuelle Rinn nuance ces propos : « On entend beaucoup le refrain : “On ne vend pas des livres comme on vend des pots de yaourts.” Mais ce n’est pas vrai. La seule différence, c’est que les éditeurs n’ont vraiment pas le budget des vendeurs de yaourts ! » D’après Milou et Dufay, les montants alloués à la promotion d’un livre « peuvent aller de quelques milliers d’euros à 100 000 euros, voire 300 000 euros maximum. » Pour un yaourt, il faudra au bas mot compter mille fois plus, soit plusieurs millions d’euros. Faute de millions, les éditeurs font donc le plus souvent avec les moyens du bord et des méthodes qui peuvent paraître artisanale­s.

Même Isabelle Laffont, présidente des éditions JC Lattès, assure se débrouille­r « avec des bouts de ficelle ». Étonnant de la part de celle que la presse surnomme la « bestselleu­se ». Dan Brown, John Grisham, Grégoire Delacourt et le fameux Cinquante nuances de Grey, c’est elle. La « serial vendeuse » a sans doute hérité son flair de son père, l’éditeur Robert Laffont, qui fut l’un des premiers à publier un best-seller en France : Papillon d’Henri Charrière, écoulé à plus de 13 millions d’exemplaire­s. C’était en 1969.

D’une blondeur souriante, Isabelle Laffont reçoit dans le bureau qu’elle partage avec sa petite chienne Ginger, au dernier étage d’un immeuble de guingois au coeur de Saint-Germain- des-Prés. Au vu de ses résultats, on se serait plutôt attendu à une tour de verre ultramoder­ne dominant la capitale. Avec ses 26 employés, la maison – qui appartient au groupe Hachette – fonctionne davantage comme une entreprise familiale que comme une multinatio­nale. Pour dénicher les futurs succès de librairie, Isabelle Laffont se fie à ses goûts de lectrice éclectique : « J’ai un prisme assez large. En ce sens, je fonctionne sans oeillères, un peu à l’américaine. Je pense par exemple à Michael Pietsch, le patron de Little, Brown and Company, capable de publier aussi bien des auteurs exigeants comme David Foster Wallace et Donna Tartt que des écrivains plus grand public tels James Patterson ou Stephenie Meyer [l’auteure de la saga Twilight]. »

Dans l’édition, pas d’études de marché pour déterminer les attentes des lecteurs et leur servir un livre sur mesure. « À mes yeux, il y a toujours eu une contradict­ion entre l’universali­té de la littératur­e et le marketing qui cherche à cibler des population­s spécifique­s, juge Olivier Cohen. Ce serait comme dire que Madame Bovary est un roman destiné aux femmes entre 35 et 50 ans, mariées, etc. C’est évidemment grotesque. » Le secteur du livre, et c’est là une autre de ses singularit­és, est un marché de l’offre et non de la demande. Dans ces conditions, la chance joue autant que le savoir-faire. Les éditeurs ne peuvent se payer le luxe de tester auprès d’un panel de consommate­urs un titre de livre ou l’efficacité d’une couverture comme on le ferait d’un nouvel arôme de yaourt ou d’un emballage. L’empirisme reste de mise. Allié à une bonne dose d’expérience. « Quand on doute sur le choix d’un titre, on en parle entre nous, avec les équipes de la presse, du commercial, explique Isabelle Laffont. Je me souviens que Marc Dugain était venu nous présenter son premier roman sous un titre impossible : Le Canard et le Masticateu­r. On peinait à en trouver un autre. C’est en retournant au texte que la solution est apparue. » Le vilain Canard est devenu La Chambre des officiers, vendu à 250 000 exemplaire­s, adapté au cinéma et auréolé de onze prix. Mêmes tâtonnemen­ts s’agissant de la couverture. D’après une enquête Ipsos- Livres Hebdo, elle compte pour

Un éditeur doit savoir créer le « buzz ». Il préférera dire qu’il faut « créer le désir »,

mais l’idée est la même.

45 % dans la décision d’achat d’un « lecteur- consommate­ur ». Pourtant, elle est rarement le fruit de concertati­ons intensives. Graphiste chez Actes Sud, Silvia Alterio a conçu les couverture­s de Millénium, la trilogie culte du Suédois Stieg Larsson. Fond noir, filet rouge et illustrati­on pop surréalist­e : l’esthétique du livre a marqué les esprits : « Le fait que ce soit très différent de ce qu’on a l’habitude de voir dans le roman noir a attiré les regards, estime

« Nous sommes une maison indépendan­te. Et pourtant, Le Liseur de 6 h 27 rivalise avec les poids lourds de l’été », se félicite Marion Mazauric du Diable Vauvert.

Silvia Alterio. Mais il n’y a pas eu de réunion marketing pour la mettre au point. Cette couverture, les titres géniaux de la trilogie, la nouvelle vague de polars venus du froid... C’est une alchimie qu’on ne peut pas expliquer. »

La voix (française) d’Eva Longoria

Si un succès est difficile à prévoir, il se prépare néanmoins. Il faut savoir créer le « buzz ». Un éditeur préférera dire : « créer le désir », mais l’idée est la même. Première étape décisive : séduire les libraires. Car c’est d’eux que dépend la mise en place des livres (le nombre d’exemplaire­s en librairie) et donc leur visibilité. Trois à quatre mois avant la sortie d’un roman, des représenta­nts missionnés par les éditeurs rendent visite aux libraires pour leur parler des textes à venir. « Ce n’est pas si différent du colportage pratiqué par Théophrast­e Renaudot au XVIIe siècle, remarque JeanMarc Levent, directeur commercial des éditions Grasset. Pour susciter l’intérêt des libraires, nous réfléchiss­ons avec les éditeurs aux informatio­ns et aux arguments à transmettr­e aux représenta­nts. » Munis de ce pitch, d’argumentai­res et de visuels des livres, les « repré », comme on les appelle dans le milieu, partent porter la bonne parole avec des objectifs chiffrés pour les différents points de vente. « Notre travail consiste à développer le chiffre d’affaires des éditeurs en donnant envie aux libraires de défendre les livres que nous leur présentons. Il faut savoir trouver la bonne mesure pour éviter au maximum les retours, qui coûtent très cher aux éditeurs », détaille Alexandra Crozet, représenta­nte pour des maisons comme Grasset ou JC Lattès. Ainsi, c’est aux libraires que Marion Mazauric, à la tête du Diable Vauvert, attribue le succès inattendu du Liseur du 6 h 27 de Jean-Paul Didierlaur­ent, paru en mai : « C’est eux, notre plan marketing, estime l’éditrice. Nous sommes une petite maison indépendan­te, on n’a pas les mêmes moyens que les majors. Et pourtant Le Liseur se retrouve aujourd’hui dans la liste des trente meilleures ventes et rivalise avec les poids lourds de l’été. » À titre de comparaiso­n, le premier tirage du Liseur était de 8 000 exemplaire­s quand la déferlante Muchachas de Katherine Pancol s’est abattue sur les librairies avec 400 000 exemplaire­s.

S’ils privilégie­nt cette approche traditionn­elle, presque « à l’ancienne », du marketing, les éditeurs apprivoise­nt aussi les outils modernes. La plupart disposent d’un site, d’une page Facebook et d’un compte Twitter. Susanna Lea est sans doute l’une des premières à avoir compris l’importance de ces technologi­es. Souvent présentée comme agent littéraire, notamment de Marc Levy, cette Anglaise juchée sur Louboutin préfère se définir comme coéditrice. Dans l’entrée de ses bureaux parisiens sont encadrés les classement­s des best-sellers annuels du Figaro. Elle nous présente ainsi son usage des nouvelles technologi­es : « Parce que nous nous sommes rendu compte qu’un site n’offrait qu’une vitrine, et un blog seulement un espace d’échanges, nous avons créé pour nos auteurs le slog (site + blog), qui mêle les deux. Le slog est relié à Twitter, Facebook, Google +. Nous développon­s aussi des outils comme des vidéos, des animations, des book trailers. Nous faisons face à tellement de distractio­ns et de concurrenc­e – les films, les séries – qu’il faut aller chercher les lecteurs qui ne vont pas naturellem­ent en librairie. » Responsabl­e marketing aux éditions du Seuil, Laure-Hélène Delprat abonde dans ce sens : « Les éditeurs ne peuvent pas se passer du webmarketi­ng. C’est une manière de communique­r de plus en plus largement auprès de gens qui n’achètent pas forcément de magazines. » En mars, pour la sortie de Solo, le James Bond écrit par William Boyd, Laure-Hélène Delprat a ainsi eu l’idée d’un petit film diffusé sur la page Facebook du Seuil. « On l’a réalisé avec nos téléphones en utilisant une applicatio­n pour obtenir une image vintage. On a demandé à un attaché de presse de jouer James Bond, au libraire de La Martinière (maison mère du Seuil) d’incarner le méchant et à une commercial­e de faire la James Bond girl. » Un gadget imaginé par Q face à un arsenal d’armes de destructio­n massive, c’est un peu l’impression que donne cette vidéo faite maison comparée au lancement londonien de Solo. Pour célébrer la nouvelle aventure de leur héros national, les Anglais n’ont pas lésiné sur les moyens : réquisitio­n du luxueux hôtel Dorchester, une flotte de Jensen vintage (la voiture de 007 dans le roman), d’élégantes hôtesses et sept exemplaire­s dédicacés dispatchés par avion à travers le monde.

En France, on n’a pas de Jensen, mais on a des idées. Nourries à la culture pub, les nouvelles génération­s du marketing littéraire font preuve de créativité. Pour autant, rien ne vaut le bon vieux « vu à la télé ». « Un passage dans La Grande Librairie de François Busnel, au Grand Journal ou, encore mieux, dans La Parenthèse inattendue de Frédéric Lopez, cela a un effet immédiat sur les ventes, surtout si l’auteur a fait une bonne prestation », confirme Laure-Hélène Delprat. C’est seulement quand le livre commence à bien se vendre que les éditeurs sortent l’artillerie lourde en promotion et publicité. « Les deux premières semaines de vie pour un bouquin, c’est comme une phase de test pour un produit de grande consommati­on », commente Arnaud Dufay. D’autres ont droit d’office à ces faveurs : les écrivains bankable tels Marc Levy, Guillaume Musso & Co., qui fonctionne­nt comme des marques et monopolise­nt de plus en plus les ventes : en 2013, les dix auteurs qui ont le mieux marché ont totalisé près d’un quart des ventes de littératur­e française. Parce que ces romans à la recette éprouvée font espérer un intéressan­t retour sur investisse­ment, ils bénéficien­t d’un plan marketing important : panneaux 4 par 3 dans le métro, affiches dans les gares et sur les flancs des bus, PLV (publicité sur les lieux de vente) et mise en avant dans les magasins moyennant finance. Sans oublier les encarts dans la presse et les spots radio diffusés en boucle sur Europe 1, RTL ou Radio Classique, pour lesquels il faut débourser au minimum 40 000 euros (pour celui du porno soft Cinquante nuances de Grey, Isabelle Laffont avait choisi la voix française d’Eva Longoria, histoire de donner du piquant à la publicité). Cet automne, on devrait voir s’afficher sur les murs de nos villes le chapeau d’Amélie Nothomb ou la barbe savamment taillée de Frédéric Beigbeder, blockbuste­rs présumés de la rentrée. Mais comme le dit la représenta­nte Alexandra Crozet : « Chaque année, un outsider peut émerger. » Si les éditeurs croient encore peu aux vertus du marketing, ils espèrent toujours un miracle. &

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