Vanity Fair (France)

Carole Bouquet converse avec Harold Pinter

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e ne suis pas étonnée qu’Harold Pinter sache lire dans mes pensées. Dans le taxi qui me mène, pied au plancher, de l’Eurostar au coeur du West End, je me suis juré que je n’aurais pas la maladresse de lui parler de théâtre. Surtout pas de ses pièces, ni de la façon de les jouer. Je n’ai jamais oublié la façon dont Luis Buñuel feignait de ne rien entendre, tournait le dos et s’en allait lorsqu’on lui demandait une explicatio­n sur son travail (pas moi, bien entendu, Cet obscur objet du désir était mon premier film, je n’aurais jamais osé !). De la scène peut- être, du décor, des lumières, de tous les détails mystérieux dont il doit avoir la passion et dont je rêve d’entrevoir le secret... J’ai à peine le temps d’y songer qu’il m’accueille, seul, à la porte du théâtre de Panton Street qui, aujourd’hui, porte son nom. « Ce soir, c’est relâche. Je vais vous faire visiter ma tanière, ça ne sera pas long, ça nous ouvrira l’appétit », dit-il en me prenant délicateme­nt le bras. Il n’a pas le goût des embrassade­s, mais une chaleureus­e voix rauque, une distance bienveilla­nte, une intelligen­ce qui le rendent si séduisant.

En cette fin de journée, il semble aussi seul que le fantôme de l’opéra et me devance dans la pénombre de la salle où flotte une délicieuse odeur de poussière. Il me fait arpenter la scène, surplombée de trois balcons. Il en connaît la profondeur et l’ouverture au centimètre près. Rien n’a changé, ici, depuis le XIXe siècle. Harold Pinter m’explique, avec une certaine fierté, que « son » théâtre est l’un des tout derniers à porter la marque d’une époque glorieuse du West End. Il a été construit, me dit-il, en 1880, sur les plans d’un fameux architecte, conseiller du Lord Chambellan, qui donna à plusieurs salles de Londres leur élégance fastueuse. « C’est l’un des premiers où l’on a donné des représenta­tions à la lumière électrique, dit-il. Rendez-vous compte. Soudain les détails de la mise en scène apparaissa­ient crûment et prenaient une importance capitale ! » Sa voix résonne dans le noir. L’écho est puissant, la hauteur de plafond vertigineu­se. Il me laisse imaginer un instant le trouble de se produire dans l’ombre d’une salle simplement éclairée à la lueur du gaz. « Je vous ai déjà vu jouer ici, lui dis-je. Les gens riaient beaucoup. Vous aviez le chic pour les provoquer. En France, on ne sait pas forcément que vous étiez un grand comédien. » « Très entraîné, répond-il, avec un rien de modestie. J’ai quitté l’école pour ça. Je ne rêvais que de devenir acteur. Je dois connaître tous les théâtres d’Angleterre aussi intimement que celui- ci. À l’époque, il y avait encore une politique culturelle dans ce pays ! On jouait le répertoire dans la moindre petite ville de province. Je me suis formé ainsi. Sur la route. On s’y fabriquait une technique solide... Mais vous n’allez pas m’écouter déblatérer comme un vieil idiot. Vous avez sans doute faim. Ou soif peut- être... »

Il part d’un rire léger, aussi discret que communicat­if. Il fait allusion à la dernière fois où nous nous sommes rencontrés. Nous avions littéralem­ent roulé sous la table. Harold Pinter est un buveur de première. Et moi, je m’étais saoulée sous le coup de l’émotion. Il était venu, à Paris, me voir jouer une de ses pièces. Je me souviens d’avoir tremblé comme jamais. Il y avait, ce soir-là, le Tout-Paris qui chante et qui sourit mais ça, je m’en foutais. Sa seule présence me donnait une peur atroce. J’aurais voulu que le théâtre brûle, que le rideau ne se lève jamais. Nous sommes allés dîner tous ensemble, chez Jean-Claude Brialy. Après quelques verres, Pinter et moi nous sommes retrouvés sous la table. Pour parler tranquille­ment. De la politique, du théâtre, du couple, de l’amour, de Paris, du cricket, sa passion à laquelle nous ne comprenons rien, et de l’Angleterre, qui n’est plus tout à fait une île... Je ne suis pas sûre de me souvenir des détails de la conversati­on. Simplement de nous, assis à même le sol, comme deux gamins. « Si je me souviens bien, sourit-il, vous aviez quelques idées très tranchées sur la mode masculine. » Je rougis presque. Ça me revient à présent. J’avais dû avoir le culot de lui dire qu’il portait des blousons et que je n’aimais pas ça. « Du beige, trop de beige aussi, se souvient-il. Ma femme est plus indulgente [l’historienn­e Antonia Fraser, auteure de Vous partez déjà ? Ma vie avec Harold Pinter]. Dans son journal, elle écrit “couleur biscuit”. » « Vous lisez son journal ? » « Elle le laisse ouvert. Parfois, je lui laisse des notes. Dans la marge. Ma vision des choses. »

« Quand j’étais un jeune

dramaturge, je ne voulais surtout

pas me mêler de politique, mais

l’époque a eu raison de moi. »

Il m’emmène dans un restaurant spacieux de St. James’s Square où la pluie laisse une trace argentée sur les carreaux. Avant même de lire le menu, il commande du whisky pour lui, du vin pour moi. Je le questionne sur son engagement, sur les colères qu’il a piquées si souvent à propos de la politique étrangère américaine ou de Tony Blair, son meilleur ennemi. Son discours de réception du prix Nobel de littératur­e m’avait fortement remuée. Il s’est radicalisé sur le tard, quand les artistes, souvent, s’embourgeoi­sent ou s’assagissen­t. « C’est l’époque qui a eu raison de moi, dit-il. Je ne pouvais pas me taire ! Quand j’étais un jeune dramaturge, je ne voulais surtout pas me mêler de politique, je trouvais ça presque grossier pour un artiste. Mais la colère, il faut l’exprimer, il faut qu’elle sorte... »

Il a beau boire, ses phrases restent d’une extrême concision. Je pourrais écouter Pinter parler pendant des heures. Il est trop courtois, trop charmeur pour ça. Il s’arrange pour poser lui-même les questions et accueille les réponses avec l’oeil brillant. Il veut en savoir toujours plus sur la France qui l’a si bien reçu et soutenu quand il menait sa croisade contre la guerre en Irak. Il veut des nouvelles de Proust, qu’il connaît sur le bout des doigts. Le lit- on encore ? Parlet- on à nouveau de porter la Recherche à l’écran ? « C’est un des grands regrets de ma vie, dit-il. Je crois que mon scénario était très réussi. » Je lui avoue que j’en ai un exemplaire et que je le conserve précieusem­ent chez moi. Alors que je ne garde jamais les scénarios.

C’est lui qui finit par me parler de théâtre. De Dispersion, la pièce que je suis en train de jouer. Il l’a écrite et mise en scène, lui-même, au Royal Court Theatre, en 1996. Avec ce texte, je sens que je pourrais aller sur tous les terrains. La colère, les rires ou les larmes. Je pourrais jouer de façon éthérée ou totalement réaliste. Il se garde bien de me donner des conseils, mais prend un plaisir évident à jouer tous les rôles, en tapotant le tempo sur la table du restaurant. Il a les dialogues en tête, dans la moindre nuance. Il me fait entendre les pauses, les accélérati­ons, les variations de rythme. C’est ainsi qu’il écrit, dit-il, en interpréta­nt, pour lui-même, tous les personnage­s. Et cette façon de penser, de bifurquer, de vous manipuler que l’on retrouve dans toutes ces pièces est un délice. Il y va « à la libanaise ». Et j’adore les Libanais. À la fin du repas, je me lance. Je me sens assez ivre pour oser lui demander de me mettre en scène. J’ai tant de questions. « Et là, est- ce que je me déplace ? Est- ce que je vais là ? Je prends quel temps ? Est- ce que j’essaie de te faire rire ? » Dans le feu de l’action, je réalise que j’ai parlé à voix haute. « Essaie ! » me dit-il, en guise de réponse. #

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