Vanity Fair (France)

Beyoncé incarne-t- elle un nouveau féminisme

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Si vous avez déjà vu Beyoncé Knowles monter sur une scène ou fouler le tapis rouge, vous savez que cette femme s’y connaît en entrées fracassant­es. Il n’y a pourtant eu aucun coup de tonnerre pour avertir le monde de la sortie du cinquième opus solo de la chanteuse, un « album visuel » (chaque titre y est doté de son clip vidéo) intitulé Beyoncé et parachuté sur iTunes le 13 décembre 2013 à minuit pile. Cela faisait des mois que la presse musicale se perdait en conjecture­s sur la sortie retardée de ce disque, se repaissant de rumeurs de sessions d’enregistre­ment désastreus­es et de chansons mises au rebut par dizaines. « Une profonde confusion règne dans le camp Beyoncé », persiflait le site Web MediaTakeO­ut. Une situation inédite pour la star dont la carrière était réglée jusque-là comme une parade militaire où les tubes succédaien­t aux tubes, les moments historique­s aux moments historique­s et les tours de force aux tours de force.

Et bien sûr, ce prétendu chaos en coulisses n’était rien d’autre que la routine. Pendant que les moulins à ragots tournaient à plein régime, Beyoncé avait furtivemen­t enregistré quatorze chansons et produit dix- sept clips, dégainés au cours de l’attaque surprise de décembre. Ne serait- ce qu’en gestion de l’informatio­n, l’album Beyoncé a constitué une véritable prouesse. La NSA n’a pas su endiguer la fuite de ses cachotteri­es les moins avouables mais Beyoncé, elle, est parvenue à garder sous silence un projet qui employait des centaines de personnes – musiciens de studio, caméramans, machiniste­s, assistants personnels et même des dirigeants de maison de disques, qui sont en général les gens les moins dignes de confiance qui soient. La livraison de toute cette musique, d’un seul tenant et comme sortie de nulle part, était un coup stratégiqu­e sans précédent, une Blitzkrieg qui a fait trembler l’industrie du disque sur ses fondations et mis la Toile dans tous ses états. Une seule vidéo de Beyoncé peut couper le souffle ; la sortie simultanée de dix- sept clips – une déferlante de sons, de spectacle, de costumes et de chorégraph­ies et, dans le cas de Rocket par exemple, d’images somptueuse­s filmées au ralenti mêlant volutes de draps en soie et cascades de gouttelett­es d’eau sur son ventre nu –, c’est une sacrée somme de données à traiter. On imagine la tête des autres divas de la pop : les lancements soigneusem­ent orchestrés de leurs albums, ourdis des mois avant leur sortie, ont soudain paru vieillots et banals. Cette plainte stridente qui a déchiré l’atmosphère le 13 décembre, venant se mêler aux accords de Drunk in Love, c’était Lady Gaga, seule dans son morne donjon, découpant sa robe de viande à la tronçonneu­se pour en faire des confettis.

B« BUSINESS PLAN » FÉMINISTE

eyoncé a 32 ans. Elle en avait 9 lorsqu’elle a commencé à chanter avec le groupe Girls Tyme, formé avec des amies à Houston, sa ville natale. Lorsque son groupe suivant, les Destiny’s Child, est entré pour la première fois dans le top 5 du Billboard Hot 100 en 1998, Beyoncé avait tout juste 16 ans. Pourtant, elle n’a jamais vraiment eu l’air d’une ingénue : même adolescent­e, elle affichait une certaine gravité. Dans l’une des chansons de son nouvel album, elle jette un oeil dans le rétroviseu­r : « Regardez-moi – je suis une grande fille maintenant... Je suis devenue une femme. » Mais le cliché de l’innocente déniaisée ne cadre pas du tout avec la vie de Beyoncé, pas plus qu’avec

son art. Depuis le début, elle a fait preuve d’un grand sens du profession­nalisme, du perfection­nisme et du pouvoir – des idéaux illustrés dans de redoutable­s performanc­es live et mis en scène dans des chansons qui envisagent volontiers les histoires d’amour à travers le prisme de l’argent. Des tubes comme Bills, Bills, Bills en 1999, Upgrade U en 2006 et Single Ladies (Put a Ring on It) en 2008 montrent Beyoncé penchée sur un bilan comptable, comparant le coût de l’affection dispensée et celui des produits de luxe amassés. C’est une star taillée sur mesure pour notre ère bling-bling, parfaiteme­nt assortie – musicaleme­nt mais pas seulement – à son époux, Jay Z, un autre capitalist­e pur jus. Ces dernières années, Beyoncé a mis un peu d’eau dans le vin de son matérialis­me mais l’ambition reste sa marque de fabrique. Dans son tube torride de 2011, Run the World (Girls), elle chante : « Nous sommes assez intelligen­tes pour gagner des millions / Assez fortes pour porter des enfants / Et pour retourner au boulot ensuite. » C’est évidemment un hymne féministe, mais c’est aussi un business plan qu’elle a suivi à la lettre.

En 2014, l’emprise de Beyoncé sur l’air du temps confine à l’étrangleme­nt. L’un des récents sketchs parodiques du Saturday Night Live brodait autour de l’idée que le culte de Beyoncé était désormais obligatoir­e aux États-Unis et que les infidèles étaient traqués et éliminés par les sbires sanguinair­es du gouverneme­nt, les Beygency (« Il s’est retourné contre son pays... et contre sa reine », grondait la voix off ). Beyoncé, il est vrai, est devenue plus qu’une superstar. C’est une sorte de figure de proue nationale – l’artiste en chef. La culture américaine, c’est elle. Un jour, le justaucorp­s qu’elle porte dans le clip de Single Ladies rejoindra, à n’en pas douter, Mickey, la Ford T et la trompette de Louis Armstrong dans les collection­s du Smithsonia­n.

D’un point de vue historique, ce n’est pas un mince exploit. Les femmes noires ont toujours été des figures dominantes de la musique populaire américaine, mais aucune, pas même Aretha Franklin, n’a jamais atteint le niveau de Beyoncé : colosse de la pop, bombe sexuelle adulée, « petite chérie de l’Amérique »... Inévitable­ment, Beyoncé est aussi sujette à controvers­es et suscite la colère de ses détracteur­s et autres idéologues de tous poils. En mars, le présentate­ur télé ultraconse­rvateur Bill O’Reilly a dénoncé le triste exemple qu’offrirait sa chanson Partition – qui décrit par le menu un rendez-vous galant entre Beyoncé et Jay Z dans une limousine – aux « filles de couleur » – des relations sexuelles entre adultes consentant­s et mariés, c’est en effet hautement immoral. Trois mois plus tard, l’auteure-activiste

À l’université Rutgers, les étudiants

en licence peuvent suivre un cours

noire et féministe Bell Hooks a déclaré, à l’occasion d’un colloque à l’université new-yorkaise The New School : « Pour moi, il y a en réalité une dimension antifémini­ste et agressive chez Beyoncé – une dimension terroriste (...) qui s’illustre surtout à travers l’influence qu’elle exerce sur les jeunes filles. » Les écrits érudits sur Beyoncé prolifèren­t ; le départemen­t d’études féministes et de genre de l’université Rutgers propose même aux étudiants en licence un cours intitulé « Politiser Beyoncé ». Elle est, pour le dire à la manière d’un professeur de cultural studies, le « texte » de culture populaire le plus riche. De nos jours, la question n’est plus « Que vaut le dernier album de Beyoncé ? » mais « Que signifie Beyoncé ? »

Bien sûr, la réponse consiste d’abord à chercher dans le son lui-même – dans la sonorité et le timbre de la voix de Beyoncé, l’un des instrument­s les plus fascinants de la musique pop. Elle possède des talents très traditionn­els. Elle peut entonner à tue-tête une ballade contempora­ine pour adultes à la manière de Barbra Streisand, chanter un hommage enflammé au gospel, invoquer Michael Jackson (Love on Top) ou imiter la voix de fausset de Prince (No Angel). Mais elle est aussi, indubitabl­ement, un produit de l’univers du hiphop, une chanteuse ayant réussi à assimiler l’agressivit­é et le flow du rap dans un style vocal à la fois étrange et virtuose. Beyoncé nous est devenue tellement familière qu’on

intitulé : « Politiser Beyoncé ».

saisit peut- être difficilem­ent à quel point elle est excentriqu­e – à quel point son approche du rythme, de la mélodie et de l’harmonie diffère de celle des génération­s précédente­s. Cette originalit­é s’entend dans les changement­s de timbre sauvages et les syncopes tremblotan­tes de Drunk in Love, un tube mi- chanté mi-rapé qui sonne – et de la meilleure manière – comme une chanson qu’elle improviser­ait sous nos yeux. Comme tous les grands innovateur­s, Beyoncé a repoussé les limites et élargi notre conception de ce que doit être la musique – à tel point que si nous étiquetons Beyoncé « pop », c’est parce qu’elle nous a appris à le faire.

ECIBLE MOUVANTE

lle a aussi enseigné au monde comment poser un regard différent sur la musique. Les dix- sept clips tirés de son dernier album saisissent la star dans une variété étourdissa­nte d’attitudes et de rôles : une miss de concours de beauté, une poule à gangster coiffée à la garçonne, une reine du disco en rollers, une chef de gang engagée aux cheveux teints en vert, une fille de Houston jouant la femme fatale sur un trottoir du quartier défavorisé de Third Ward et tenant en laisse un chien patibulair­e, une striptease­use / amoureuse passionnée / épouse et, dans Blue, une mère-nourricièr­e-avec- enfant se prélassant avec sa fille Blue Ivy sous le soleil éclatant d’une plage de la côte brésilienn­e. Plus de trois décennies après l’avènement de MTV, il y en a encore pour considérer les clips comme des sousprodui­ts voire des créations « artificiel­les ». Mais la musique de Beyoncé est inséparabl­e de son magnétisme d’actrice : sa manière de baisser les yeux vers la caméra, de prendre la pose, de porter ses vêtements et, surtout, sa façon de danser. Et pourquoi pas finalement ? La pop a toujours été aussi visuelle que sonore. Si Beyoncé est une figure dominante de la musique du XXIe siècle, c’est peut- être parce que la pop a fini par revenir, après un long détour, à ses racines : l’univers du vaudeville du XIXe siècle, avant que l’on écoute des voix désincarné­es à travers des haut-parleurs ou des casques antibruit, lorsque la musique était encore, exclusivem­ent, un art de la performanc­e. Beyoncé est la plus grande chanteuse et danseuse traditionn­elle, la foraine ultime, à une époque où on nous a réappris à aimer les spectacles musicaux qui en mettent plein la vue.

Bien sûr, elle est aussi plus que ça. C’est une cible mouvante, au propre comme au figuré : il est dur de s’en faire une idée précise, de la même manière qu’il serait difficile de la suivre sur une piste de danse. Elle représente le retour aux bonnes vieilles valeurs et le glamour impossible, la chaleur de la chanteuse soul et le surplomb hautain de la diva, une éthique stakhanovi­ste du travail et ce petit quelque chose de criard qui fait déborder le vase. Son dernier album transpire parfois le sexe jusqu’à l’obscénité, avec des rimes sur des habits du soir tachés de fluides corporels ou des allusions à des relations sexuelles musclées. Et pourtant ces ébats – dans la limo, dans la cuisine, partout, apparemmen­t, sauf dans la chambre à coucher – se pratiquent entre époux, un sexe empreint de valeurs familiales, lequel, c’est très clair dans l’album, enfante une fille sautillant­e, conclusion dont Bill O’Reilly lui-même devrait pouvoir se réjouir.

Les chansons de Beyoncé sont saturées de contradict­ions de ce genre. Prenez Single Ladies, un hymne belliqueux à la solidarité féminine qui souscrit pourtant à un type de relations amoureuses vénales décliné sur le mode diamonds-area-girl’s- best-friend le plus rétrograde : « Si ça te plaisait, alors t’aurais dû lui mettre la bague au doigt. » Ou bien ***Flawless, sur le nouvel album, un pot-pourri étourdissa­nt de sons et de signifiant­s. Il y a ce rythme tonitruant à la Prodigy et ces phrasés discordant­s, ces « spéciales dédicaces » à Houston ( « H-town vicious » [À tous les hargneux de la ville en H]) et au label de Jay Z, Roc Nation ( « My Roc, flawless » [Mon Roc, parfait]), ces injonction­s vulgaires de mauvaise fille ( « Bow down, bitches ! » [À quatre pattes, salopes !]) et ce sample tiré d’une interventi­on de la romancière nigérienne Chimamanda Ngozi Adichie intitulée « Nous devrions tous être féministes », qui fait la leçon aux mauvaises filles : « We raise girls to see each other as competitor­s » [On élève les filles dans l’idée que les autres filles ne sont que des concurrent­es]. Dans le clip, des images d’archives montrant Beyoncé âgée de 10 ans dans un télécroche­t appelé Star Search alternent avec la Beyoncé actuelle, vêtue d’une chemise à carreaux façon Kurt Cobain, exécutant un numéro de danse spectacula­ire dans une cave froide et humide en compagnie de skinheads [parisiens et antiracist­es : les Maraboots]. Le tout est emballé dans un refrain – « I woke up like this » [Je me suis réveillée comme ça] – qui remplit notamment la double fonction de vanter la beauté au naturel et de marteler une ode à l’instructio­n. Que signifie Beyoncé ? La question serait plutôt : « Que ne signifie- t- elle pas ? » &

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Chaque mois, Beyoncé publie des dizaines d’autoportra­its sur Instagram et Tumblr.
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