CULTURE PHYSIQUE
Signée le 21 juin, la cession du groupe français à l’américain General Electric n’a pas seulement été une bataille industrielle et financière mais une partie d’échecs où s’est peut-être jouée la politique économique de la France. CLAUDE ASKOLOVITCH en a r
Régime et exercice : Jeff Koons s’astreint à une discipline stricte et quotidienne. Il a même fait installer une salle de sport au dernier étage de son atelier de Chelsea, à New York.
L’idée d’une exposition Koons au Whitney a un peu précipité les choses. « Jeff est le Warhol de notre époque », affirme Adam Weinberg, directeur du Whitney. Scott Rothkopf, commissaire de l’exposition, ajoute : « On ne voulait pas quitter nos murs sur une note nostalgique, en regardant en arrière ; on souhaitait quelque chose de très audacieux qui soit une nouveauté à la fois pour le Whitney, pour Jeff et pour New York. » De façon générale, c’est une grande année pour Koons. Au même moment, Split-Rocker (2000), sa deuxième sculpture en fleurs vivantes, était présentée à New York pour la première fois cet été, au Rockefeller Center, sous l’égide de la galerie Gagosian et du Public Art Fund. Forte de ses références au cubisme de Picasso, il s’agit à mon avis d’une oeuvre qui possède encore plus de niveaux de signification (et procure par là même d’autant plus de plaisir au spectateur) que l’autre « tube des tubes » en fleurs vivantes de Koons, Puppy, qui possède lui aussi son propre terreau et un système d’irrigation interne pour entretenir les fleurs. L’exposition au Whitney a attiré les foules, au point que le musée a dû ouvrir ses portes le lundi et prévoir une nocturne le vendredi afin d’accueillir tout le public qui s’y pressait. La première étape de la tournée mondiale de la rétrospective sera, comme il se doit, Paris. Ce sera sans aucun doute un énorme succès, même si l’installation au centre Georges-Pompidou (du 26 novembre 2014 au 27 avril 2015) sera légèrement différente en raison d’un espace plus restreint qu’à New York (2 000 m2 pour la galerie 1 de Pompidou)
désormais la superstar d’un consortium de trois galeries puissantes (Gagosian, David Zwirner et Sonnabend, dont chacune travaille avec lui de façon autonome) et, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, les prix pourtant déjà importants auxquels ses oeuvres se négociaient à l’époque semblent aujourd’hui ridiculement bas comparés aux ventes aux enchères récentes (elles ont atteint un total de 177 millions de dollars en 2013, soit plus de 130 millions d’euros) : 28,2 millions de dollars pour son Popeye (2009-2011) en Inox poli ; 33,8 millions de dollars pour le Jim Beam-J.B. Turner Train (1986) en Inox ; 58,4 millions de dollars pour Balloon Dog (Orange) (1994-2000), soit le prix le plus élevé jamais payé pour l’oeuvre d’un artiste vivant.
De l’obscurité à la lumière, puis de la faillite presque totale au sommet de l’Olympe pop, le parcours de Koons s’inscrit dans la plus pure tradition américaine : un récit où triomphent la réinvention permanente de son propre mythe, une volonté sans faille et un sens de la débrouille à toute épreuve, mais aussi un certain génie commercial et un talent indéniable pour la communication.
Voilà un artiste qui n’a aucun problème à assumer qu’il est un bon vendeur. Quand je lui ai rendu visite au printemps dans sa ferme de la Pennsylvanie rurale (qui fut la propriété de ses grands-parents maternels, Nell et Ralph Sitler, et qu’il a rachetée en 2005 pour en faire une résidence secondaire), Koons m’a emmenée au cimetière de la bourgade voisine d’East Prospect, où est enterrée sa famille maternelle. Devant une rangée de tombes marquées « Sitler », il a énuméré les prénoms et la biographie de chacun de ses aïeux. La plupart étaient commerçants : son oncle Carl avait un commerce de cigares, son oncle Roy était propriétaire de la grande épicerie locale, et ainsi de suite. Quant au père de Jeff, Henry Koons, c’était un décorateur d’intérieur qui avait pour clients tout ce que York, alors petit centre industriel florissant, comptait de citoyens fortunés.
Le jeune Koons ne fait pas tache dans ce décor. En plus d’aider son père (parfois même en peignant des tableaux qui ont fini par décorer son magasin de meubles), il ne rechigne pas à faire du porte-à-porte pour vendre des rubans, des dentelles et du papier cadeau. Il propose aussi du Coca-Cola sur le parcours de golf local : « Tout le monde vendait du Kool-Aid [l’équivalent américain du Tang], mais moi je vendais du Coca dans un très joli pichet, se souvient Koons. J’étendais une serviette, j’empilais soigneusement tous mes gobelets et je faisais de mon mieux pour que cette expérience soit à la fois agréable et hygiénique. » (L’extrême sensibilité de Koons à l’hygiène et aux odeurs corporelles relève presque du comique.)
Les premiers artistes que Koons admire sont ceux qui ont un rapport direct avec sa vie, comme Dalí, dont il découvre l’oeuvre dans un livre offert par ses parents – son premier livre d’art. Étudiant à l’école des Beaux-Arts de Baltimore, Koons se débrouille pour localiser le peintre catalan à l’hôtel St. Regis, à New York, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, le garçon qui a (aujourd’hui encore) l’air propret d’une illustration de boîte de céréales organise une rencontre mémorable avec l’homme qui inventa l’euro- décadence. (Identifier les clins d’oeil à l’illustre moustache qui parsèment l’oeuvre de Koons reste un jeu délicieux.) De même, Koons est tellement ébloui par une exposition de tableaux de Jim Nutt au Whitney en 1974 qu’il décide de passer sa dernière année d’études au School of the Arts Institute
« Nous créons une moyenne de 6,75 tableaux
et entre 15 et 20 sculptures par an. »
de Chicago, dans la ville même où cet artiste participe à un collectif informel, les imagistes de Chicago. Là-bas, Koons finit par travailler comme assistant dans l’atelier d’Ed Paschke, membre clé des imagistes dont la palette cauchemardesque et l’iconographie sortie du royaume des enfers font toujours leur petit effet. Paschke se souvient de Koons comme d’un assistant si dévoué que ses mains saignaient à force de tirer sur les toiles pour qu’elles soient parfaitement lisses.
Une fois arrivé à New York, Koons décroche le boulot parfait – enfin, parfait pour lui – au MoMA : responsable du guichet des abonnements. À l’époque, j’étais lauréate d’une bourse de photographie du National Endowment for the Arts et je travaillais moi aussi au MoMA. Plus d’une fois, je l’ai observé dans le hall avec ses tenues flamboyantes et ses accessoires excentriques (bavoirs en papier, doubles cravates et fleurs gonflables autour du cou). Son petit manège a donné lieu à des épisodes savoureux comme le jour où Richard Oldenburg, qui dirigeait alors le MoMA, lui a demandé poliment de déguerpir et de ne revenir que quand le hall serait vide. Oldenburg obéissait à William Rubin (directeur du département peinture et sculpture et totalement dépourvu d’humour) qui, dans les souvenirs de Koons, attendait une délégation de Russie. Rubin avait pour espoir que ses Russes financent une exposition ou deux, et il avait peur que les extravagances de Koons ne les en dissuadent. (J’ai par ailleurs raconté la même anecdote à Annabelle Selldorf, qui a travaillé avec Koons et m’a fait remarquer que ces mêmes collectionneurs achètent aujourd’hui ses oeuvres.)
les conseils d’un prix nobel de physique
Le boulot de Koons au MoMA lui donne l’occasion de s’immerger dans le modernisme, en particulier dans les théories de Marcel Duchamp, qui a transformé l’histoire de l’art en montrant comment les objets du quotidien (les fameux readymade) pouvaient être élevés au rang d’oeuvre en fonction du contexte. La pensée de Duchamp est une révélation pour Koons. Alors qu’il travaille encore au MoMA, il s’amuse à triturer quelques ballons gonflables en forme de fleurs et de lapins, comme pour faire une variation sur le thème des ready-made de Duchamp, et les accroche aux miroirs de son appartement. « La puissance sexuelle de cette imagerie m’a sauté aux yeux avec une telle force que j’ai dû aller boire un verre, se souvient-il. Je suis allé chez Slugger Ann, le bar de la grand-mère de Jackie Curtis » [célèbre créature de la Factory de Warhol].
L’allusion relie Koons à la dernière avant-garde digne de ce nom – et c’est un pedigree qui lui plaît bien. Curtis, qui refusait qu’on la qualifie de drag- queen, était une figure pionnière du mouvement LGBT, à l’instar de Candy Darling, également rendue célèbre par Warhol. À n’en pas douter, Koons se délecte du fait qu’aujourd’hui, lui et Warhol sont souvent cités côte à côte même s’ils sont, en réalité, diamétralement opposés, à la fois en tant qu’artistes et en tant qu’hommes. Warhol s’est toujours tenu à la marge : il était le fils d’immigrés slovaques et homosexuel à une époque où c’était autrement plus compliqué qu’aujourd’hui ; Koons, lui, a grandi pleinement protégé par un solide sentiment d’inclusion. Si Warhol aimait s’entourer de très jeunes gens à la Factory, il ne lui serait jamais venu à l’esprit de pondre les siens ; Koons en a engendré assez (huit en tout) pour monter sa propre version de La Mélodie du bonheur. Là où la légèreté de Warhol confinait au zen quand il s’agissait de produire son art et de le mettre sur le marché, Koons subit les pires affres pour chaque oeuvre, au point que sa production reste relativement modeste : « Nous créons une moyenne de 6,75 tableaux et entre 15 et 20 sculptures par an », m’a-t-il confié avec la précision qui le caractérise en toutes choses. Enfin, Warhol ne s’exprimait guère qu’en monosyllabes avec les critiques, les marchands et les collectionneurs d’art, tandis que Koons est remarquablement prolixe.
S’il est un artiste qui inspire Koons à ce moment précis de son parcours, c’est Picasso, auquel il fait souvent allusion. À 59 ans, Koons met toutes les chances de son côté pour pouvoir, comme Picasso, continuer à exercer en pleine possession de ses moyens audelà de 80 ans en se pliant à une discipline de vie stricte – régime et exercice. Quand il travaille dans son atelier, il utilise tous les jours la
salle de sport qu’il a fait installer au dernier étage puis déjeune légèrement. Le reste de l’après-midi, il picore des noix, des céréales, des légumes frais et des barres énergétiques. De temps en temps, il s’excuse en cas de flatulences s’il a mangé du brocoli.
Il y a bien une chose que Warhol et Koons ont en commun, cependant : l’étonnante capacité d’isoler un objet ou une image et de leur faire incarner parfaitement l’esprit du temps. C’est en 1979, à peu près au moment où il quitte le MoMA, que Koons en a l’intuition pour la première fois. Cela fait alors un bout de temps qu’il bricole des expériences artistiques avec des appareils électroménagers (grille-pain, frigo, friteuse) en les accrochant à des néons. C’est ainsi que naît « The New », première série complète de Koons qui comprend des aspirateurs et des shampooineuses à moquette flambant neufs présentés dans des vitrines en Plexiglas et éclairés par des néons. « Je les envisageais comme une sorte d’illustration de la virginité éternelle », dit Koons. À cette époque-là, il paie ses factures en vendant des fonds de placement. Ses oeuvres commencent à faire parler d’elles dans la communauté artistique de Manhattan et Mary Boone, la papesse des marchands d’art de l’époque, le prend même brièvement sous son aile. Comme il le murmure à l’oreille de quelques fidèles camarades artistes, Koons est ravi à l’idée de devenir un « Booney ». Finalement, l’association avec Boone ne se fait pas. Un autre marchand d’art rend l’une de ses oeuvres, réalisée à partir d’un aspirateur. À court d’argent et le coeur brisé, Koons marque une pause et va passer six mois chez ses parents, qui ont déménagé en Floride. Là-bas, il est employé comme démarcheur politique et met de l’argent de côté.
À son retour à New York, tout bascule avec sa série « Equilibrium ». À nouveau, il travaille dans le monde sous haute tension de la finance, cette fois- ci comme courtier en matières premières, mais le soir il prépare ce qui va devenir son premier coup d’éclat. « Equilibrium » dénote une vision du monde sombre et nietzschéenne qui est presque la parfaite antithèse de l’iconographie joyeuse qui a fait depuis la marque de fabrique de Koons. Ainsi, quand on regarde Aqualung, un scaphandre de plongée en bronze fondu, ou le bronze Lifeboat (canot de sauvetage), tous deux réalisés en 1985, on voit tout de suite qu’ils ne sont pas destinés à
Objectif : réaliser dans l’art l’équivalent de la musique des Beatles.
secourir qui que ce soit. Ils ont plutôt l’air de vouloir entraîner celui qui les regarde au fond de l’eau.
Les oeuvres qui composent « Equilibrium » sont présentées en 1985 dans sa première exposition monographique, chez International with Monument, une galerie éphémère gérée par des artistes dans l’East Village. Le collectionneur grec Dakis Joannou, qui va devenir l’un des grands défenseurs de Koons, est ébloui par l’exposition. « Une des pièces, One Ball Total Equilibrium Tank, avec un ballon de basket, m’a tellement intrigué que j’ai voulu l’acheter », se souvient-il. Ces oeuvres devenues iconiques figurant un ou plusieurs ballons de basket suspendus dans des aquariums ont été réalisées à la suite de très nombreuses expérimentations et autant de coups de fil à des scientifiques, parmi lesquels le Prix Nobel de physique Richard P. Feynman. Ce dernier encourage Koons dans ses efforts pour trouver la juste proportion d’eau douce et d’eau salée pour que les ballons de basket ne remontent à la surface ni ne coulent. Dakis Joannou demande à rencontrer Koons et le décrit ainsi : « Il était sérieux ; il avait de l’épaisseur, une vision, un univers gigantesque qui n’appartenait qu’à lui et qu’il n’avait même pas vraiment commencé à explorer. » (Joannou acquiert la sculpture pour 2 700 dollars, soit 2 000 euros actuels.)
LEs boutons sur LE cuL dE La ciccioLina
Au Whitney, « Jeff Koons : A retrospective » contient des morceaux choisis du hit-parade de l’artiste, de ses premières oeuvres jusqu’aux plus récentes, y compris des objets en Inox des séries « Luxury and Degradation » ( Travel Bar, Jim Beam-J.B. Turner Train, etc.) et « Statuary », qui comprend entre autres Rabbit (1986), l’oeuvre de Koons la plus admirée par la critique. Cet énigmatique lapin argenté en acier inoxydable poli a, à lui seul, convaincu conservateurs, historiens et critiques d’art – jusqu’alors peu enthousiastes – qui y vont vu une variation contemporaine sur une palette de références iconographiques très riche qui va des lapins de Playboy aux envols épurés de Brancusi. Mais Koons ne veut pas plaire qu’à l’élite éclairée du monde de l’art, et ce désir saute aux yeux dans sa série « Banalities », fabriquée à la fin des années 1980 à partir de porcelaine et de bois produits dans des ateliers traditionnels en Italie et en Allemagne. Ces sculptures déclinent toute la gamme d’un paradis populaire virtuel qui va de saint Jean-Baptiste à un Mickael Jackson blanc et or qui berce tendrement un petit singe domestique. À l’origine de la série, on trouve des objets de la vie courante et des bibelots populaires, que Koons transforme d’un coup de baguette magique. Ces oeuvres sont présentées à la galerie Sonnabend, où Koons finit par élire domicile. Tout semble alors indiquer qu’il est en passe d’atteindre son objectif, qu’il a un jour décrit en toute modestie comme la volonté de réaliser dans le monde de l’art l’équivalent de ce qu’avaient fait les Beatles dans la musique.
Pour le meilleur ou pour le pire, Koons réussit toujours à capturer l’air du temps. Aussi la série « Made in Heaven », exposée chez Sonnabend à l’automne 1991, cadre-t- elle parfaitement avec cette époque où le sida sort le sexe de la sphère privée pour le mettre sur la place publique. Les tableaux et les sculptures qui composent « Made in Heaven » (créés sur du bois, du marbre, du verre et des toiles avec une impression photomécanique et des encres à huile) sont l’équivalent hétéro des photos choc de Robert Mapplethorpe montrant deux hommes en train de faire l’amour – soit dit en passant, « Made in Heaven » contient certaines des images de sexe les plus crues jamais représentées dans l’art occidental destiné à être exposé au public. Il est impossible d’imaginer ce qu’aurait été ce travail sans sa vedette Ilona Staller, alias la Cicciolina, créature que seule l’Italie des années 1980 pouvait produire et que Koons rencontre après avoir vu sa photo dans un magazine. Ils apprennent immédiatement à mieux se connaître, et plus car affinités. Staller, née en Hongrie, ex-star du porno, icône de la vidéo érotique et femme politique, est à ce jour le seul readymade humain de Koons. Sauf qu’un être humain, c’est forcément plus difficile à gérer qu’un objet. Les tableaux réalisés à partir de leurs ébats représentent des pénétrations anales et vaginales ainsi que de généreuses quantités de sperme. À propos d’une des oeuvres les plus crues de la série, Koons affirme : « Ce qui me plaît le plus dans cette toile-là, ce sont les boutons sur le cul d’Ilona. Il faut une sacrée confiance en soi pour exposer son cul comme ça. C’est un peu mon hommage à L’Origine du monde de Courbet. » Et il a l’air de le penser.
Pendant un certain temps, leur vie imite son art et vice-versa. Ilona et Jeff tombent amoureux, se marient à Budapest, passent une petite année à Munich où Jeff supervise la production de « Made in Heaven » puis repartent à New York. « Mon père m’a
dit qu’il pensait que tout ça était complètement fou, mais il était très tolérant », se souvient Koons. Papa Koons n’est pas le seul à juger que Jeff a dévissé.
Comme on pouvait s’y attendre, l’exposition « Made in Heaven » attire des hordes de curieux et une presse avide, mais c’est un échec retentissant auprès des élites artistiques. Beaucoup se disent que Koons vient de commettre un suicide professionnel. Annabelle Selldorf se rappelle à quel point le monde entier semble choqué à l’époque : « Un jour, je me suis retrouvée toute seule dans l’atelier devant trois gigantesques tableaux de pénétration et je me rappelle m’être dit : “Jésus-Marie-Joseph ! On n’est pas sortis de l’auberge.” » Vendre les oeuvres de cette série n’est pas une mince affaire – elles ont coûté très cher à produire et la panique financière due à la récession du début des années 1990 n’arrange pas les choses. Sonnabend commence à avoir du mal à répondre aux besoins de Koons, et l’inimaginable finit par se produire : Koons et Sonnabend mettent fin à leur collaboration. Antonio Homem, qui a dirigé la galerie avec Ileana Sonnabend pendant près de quarante ans (jusqu’à la mort de cette dernière) et qui en est depuis devenu propriétaire, se souvient : « C’était une période très difficile. Même si Ileana et [son mari] Michael avaient une collection énorme, ils vivaient au jour le jour. Pour nous, la fabrication à l’avance de toutes les pièces de “Made in Heaven”, très chère, posait des problèmes de financement. Jeff voulait absolument que tout soit édité dès le départ. Je lui ai expliqué que nous ne pouvions plus suivre. Il l’a vécu comme une trahison, il s’est dit que nous ne croyions pas en lui et que nous ne voulions pas financer son oeuvre. Bref, il l’a très mal pris. Pourtant, nous n’avions vraiment aucune intention de le trahir. C’était un épisode très douloureux pour tout le monde. »
Aujourd’hui, la série « Made in Heaven » est enfin reconnue à sa juste valeur. Dieu merci, Koons ne l’a pas détruite comme il l’aurait souhaité à l’époque – précisément parce qu’elle était construite dans des matériaux si solides (une partie est exposée dans la rétrospective du Whitney et le sera à Pompidou, assortie des interdictions d’usage aux mineurs). « “Made in Heaven” est une oeuvre tout bonnement stupéfiante, affirme Dan Colen, un des artistes les plus talentueux de la génération qui suit immédiatement celle de Koons. C’est un travail sans frontières et sans limites, sans aucune séparation entre l’artiste et son oeuvre. Ce qu’il a fait va au- delà de Duchamp, au- delà de Warhol, au- delà du ready-made. » D’aucuns ont pu affirmer que « Made in Heaven » va aussi au- delà du raisonnable et au- delà du marché, mais Koons n’est pas du genre à faire des compromis avec son art. En aucun cas. Comme le dit Antonio Homem : « Jeff me pousserait par la fenêtre pour son art mais il sauterait avec moi sans aucune hésitation. C’est l’artiste le plus romantique que j’aie jamais rencontré. »
Les péripéties rocambolesques de l’histoire d’amour entre Koons et la Cicciolina sont désormais légendaires dans le monde de l’art. Ilona Staller n’entendait pas renoncer à être une star du porno ; Koons, lui, voulait qu’elle s’en tienne à ses voeux de mariage. Pour compliquer les choses, le couple a un fils, Ludwig, né en octobre 1992. Après des épisodes dignes d’un grand feuilleton romanesque, la Cicciolina finit par déjouer la méfiance d’un des gardes du corps que l’artiste a engagés pour la surveiller et s’enfuit à Rome avec Ludwig. Koons passe alors plus de dix ans et dépense des millions pour essayer de récupérer son fils – sans succès. Il prend très souvent l’avion pour Rome dans l’espoir de le voir mais, une fois sur place, on lui refuse de rencontrer Ludwig, dont il est rayé de la vie. Alors il déverse toutes ses émotions dans la série « Celebration », commencée en 1993, qui est sa façon de dire à Ludwig qu’il lui manque : avec une sculpture massive de chat aux grands yeux accroché à une corde à linge (Cat on a
« Un ami m’a dit un jour : “Écoute, Jeff, c’est fini.
Arrête les frAis.” »
Clothesline) ; avec un tableau représentant un jeu de construction (Building Blocks) ; avec un coeur géant en acier inoxydable doré suspendu au plafond par des rubans en Inox rouge sang (Hanging Heart) ; avec un chien réalisé à partir de ballons gonflables en Inox (Balloon Dog), cheval de Troie moderne. La simplicité de la série contredit la complexité de son exécution, soumise aux exigences drastiques de Koons. Ses coûts de production, en plus des frais engagés dans son combat juridique pour la garde de son fils, ont bien failli mener l’artiste à la banqueroute. Mais il
« Jeff, c’est une version subversive, subvertie et à paillettes de l’aliénation que décrit Piketty. » Barbara Kruger
(artiste)
parvient à reconstruire sa vie. Il se souvient : « Un ami m’a dit un jour : “Écoute, Jeff, c’est fini. Tu as fait tout ce que tu as pu. Arrête les frais, ressaisis- toi, et reprends le cours de ta vie.” J’avais tout perdu. » Koons n’a cependant jamais renoncé à Ludwig, qui a maintenant 21 ans. Afin d’aider d’autres enfants, il s’est engagé auprès du Centre international pour les enfants disparus et exploités (ICMEC), engagement qui a permis la création d’un centre de recherche, le Koons Family Institute on International Law and Policy. Koons a également retrouvé sa fille Shannon, née quand il faisait ses études et qui avait été confiée à l’adoption ; ils ont fini par développer une vraie relation. En 2002, Koons épouse l’artiste Justine Wheeler, ancienne assistante dans son atelier. Aujourd’hui, les photos de leurs enfants, ainsi que celles de Shannon et Ludwig, ornent les murs des propriétés familiales.
Un art qUi n’intimide pas
Au plus fort de la crise que traverse Koons, ses sources de financement se tarissent et il doit se séparer petit à petit de plus de 70 collaborateurs et assistants. Le fisc américain émet à son encontre un avis de redressement de 3 millions de dollars en 1999. Il n’est alors pas rare que Koons, son directeur d’atelier Gary McCraw et Justine Wheeler aient l’immense atelier pour eux tout seuls (c’est à cette époque que Koons et sa future femme se rapprochent). Mais leur stratégie pour préserver « Celebration » finit par payer. « Au début de sa carrière, un des gros problèmes de Jeff était qu’il commençait toujours ses oeuvres sans idée précise de la manière dont il allait les finir, explique Antonio Homem. Tout pouvait s’arrêter parce qu’on rencontrait des problèmes. Même si certaines de ses oeuvres prennent encore des années à réaliser, Dieu merci, il travaille de moins en moins comme ça. » Et finalement les pièces de la série « Celebration » commencent progressivement à voir le jour grâce à une obstination sans faille, une nouvelle méthode de travail, la force de frappe de Gagosian, de Sonnabend, et une manière plus rationnelle de résoudre les problèmes.
L’une des difficultés fondamentales de la série réside dans le fait que les techniques et les procédés de fabrication n’avancent pas aussi vite que la vision de Koons. Ces technologies en pleine évolution sont si sophistiquées et forment une partie tellement capitale du travail de Koons que le Whitney y consacre un chapitre entier, rédigé par Michelle Kuo, rédactrice en chef de la revue Artforum, dans le catalogue de l’exposition. C’est en lisant ces pages sur la tomodensitométrie, les balayages à lumière structurée, les données volumétriques, les logiciels et les techniques de fabrication personnalisés que j’ai commencé à comprendre pourquoi Koons avait besoin de s’entourer d’autant de gens. La plupart du temps, ils ne sont pas moins de 128 à s’activer dans son atelier : certains font exactement comme les assistants de Michel-Ange (mélanger les couleurs, par exemple), mais les autres ont plus l’air de jeunes chercheurs en radiologie en pleine expérience dans un laboratoire.
C’est l’ampleur de cette machine de guerre, à laquelle s’ajoute l’exigence d’une exécution parfaite, qui explique pourquoi les oeuvres de Koons sont si chères à produire et pourquoi il se démène autant pour les financer. L’artiste Barbara Kruger, dont les formules lapidaires croquent le monde de l’art avec une rare acuité depuis plusieurs décennies, a connu Koons il y a une trentaine d’années, quand tous les deux débutaient à New York. Quand je lui ai demandé de me parler de lui, sa première réaction fut : « Jeff. Comment dire ? » Elle a demandé à réfléchir. Elle m’a ensuite écrit les lignes suivantes : « Jeff, c’est l’homme providentiel. Dans cette période absurde où l’art est devenu un produit à plus-value comme les autres et où la spéculation est reine, il est soit la cerise sur le gâteau, soit une sorte de héraut du retour à la distanciation de Brecht mais à la sauce Piketty. Autre option : c’est une version subversive, subvertie et à paillettes de l’aliénation que décrit Piketty. C’est lui qui apporte le gâteau, mais ce sont les autres qui le mangent. » La référence de Kruger à Thomas Piketty, l’économiste français dont le livre sur l’écart entre les très riches et les très pauvres est en train de devenir une référence incontournable, ne détonne pas dans le contexte : il y a des réalités sociales que l’on ne peut pas ignorer quand on voit les prix pratiqués pour l’art contemporain aujourd’hui – et les oeuvres de Koons en particulier. Ce qui est étrange (et ce sur quoi s’accordent beaucoup de ceux qui le connaissent bien, y compris Barbara Kruger), c’est que l’argent ne l’intéresse pas. Il se contente de trois luxes très privés : sa maison à New York, la ferme familiale en Pennsylvanie, et sa collection d’art des XIXe et XXe siècles, dont des tableaux de Magritte, Courbet et Manet. La ferme, qui a été agrandie pour passer d’une quinzaine à plus de 320 hectares, pourrait être prise pour une oeuvre de Koons. Les bâtiments sont peints en rouge écrevisse, jaune et blanc, selon la palette de couleurs très vives qui fait partie de la tradition locale. Dans le corps principal, les papiers peints aux motifs anciens changent de pièce en pièce et donnent l’impression d’être au coeur d’un kaléidoscope. Mais la ferme constitue avant tout une retraite très privée pour toute la famille. La vie publique de Koons est dépouillée de tous les oripeaux criards de ceux qui sont riches et qui veulent que ça se voie. L’argent constitue pour lui un moyen pour arriver à une fin : produire son art. Ce dont il a besoin, en revanche, c’est de la générosité de ses mécènes. Scott Rothkopf, dont la rétrospective pour le Whitney est remarquablement lucide et équilibrée, l’explique en ces termes : « Puisque produire chaque nouvelle oeuvre coûte plusieurs millions de dollars, il faut qu’il sollicite les ressources de mécènes très généreux. Par l’intermédiaire des marchands
d’art, il doit donc convaincre des gens extrêmement riches d’acheter un rêve d’objet parfait. »
Si Koons a continué ses variations sur l’imagerie populaire (notamment avec les figures de Hulk et de Popeye, dont il compare les épinards avec le pouvoir de transformation de l’art), ces dernières années il a également produit des tableaux et sculptures d’un autre type, qui reflètent de manière flagrante sa fascination pour les antiquités et l’art classique. En 2013, pour son exposition majeure « Gazing Ball » à la galerie David Zwirner à New York (qui a secoué le milieu artistique d’une rumeur choc mais infondée selon laquelle Koons et la galerie Gagosian se séparaient), il a collaboré notamment avec les ateliers de moulage du Louvre et du Staatliche Museen de Berlin. Un expert du moulage et du travail de la pierre du Metropolitan Museum a aidé à établir la formule des moulages que Koons a utilisés pour ses sculptures (un plâtre moderne aussi dur que le marbre). Placé à un endroit stratégique pour chaque oeuvre, un globe réfléchissant bleu électrique (de ces boules de verre vénitiennes courantes au XIIIe siècle et que la période victorienne a remis au goût du jour).
Eric R. Kandel, neuropsychiatre et prix Nobel de médecine en 2000, a été si impressionné par l’exposition qu’il a envoyé un e-mail à Koons après l’avoir vue. Je lui ai demandé pourquoi. « Je m’intéresse depuis longtemps à “la part du spectateur”, un concept que l’on doit à l’historien de l’art autrichien Aloïs Riegl, m’a-t-il expliqué. Grossièrement, cela veut dire que quand un artiste peint un tableau ou produit une sculpture, son oeuvre n’est pas terminée avant qu’un spectateur, un public, n’y réagisse. » Il ajoute, à propos des pièces de l’exposition « Gazing Ball » : « Quand on regarde les sculptures, on se voit à l’intérieur des globes réfléchissants. Cela arrive que les artistes intègrent des miroirs dans leurs oeuvres, mais ils ne pensent pas l’ensemble pour que le public se retrouve reflété sur le bras ou la poitrine d’une statue. Or c’est ce que Jeff a fait. »
Quand j’ai rendu visite à l’artiste et sa famille dans leur ferme de Pennsylvanie et que nous sommes tous (Jeff, Justine, les enfants et moi) montés dans la Koonsmobile, un minibus-limousine avec un siège capitaine pour chaque enfant, je ne l’avais jamais vu aussi heureux depuis notre première rencontre, il y a trente ans. « Une des choses dont je suis le plus fier, m’a-t-il confié, c’est de produire un art qui n’intimide pas ceux qui le regardent, mais qui leur donne l’impression d’y participer pleinement avec leurs sens et leur intellect ; de le maîtriser et d’y avoir accès ; mais aussi de pouvoir s’en extraire, ou encore de s’en servir pour s’élever eux-mêmes. » En traversant en voiture les petites villes industrielles de Pennsylvanie, qui ont à l’évidence connu des jours meilleurs, Koons a attiré mon attention sur les décorations inratables qui trônent dans les jardinets devant de nombreuses maisons : ses globes réfléchissants, ses lapins gonflables. Décidément, ce monde est le sien. �
Patrick Kron, PDG d’Alstom, boit un café dans le bureau d’Arnaud Montebourg, ministre de l’économie et du redressement productif qui l’assassine de mots. « Vous voyez ce bureau ? Vous ne le verrez plus. Vous voyez ces tableaux ? C’est la dernière fois que vous les voyez. Vous savez où vous êtes assis ? [Ils sont installés devant une grande table de travail, le long d’une fenêtre panoramique d’où l’on peut contempler la Seine.] C’est là, à cette place, que Philippe Varin a perdu sa retraite dorée. Vous ne reviendrez jamais ici. Votre café, c’est le dernier café du condamné ! » Et ainsi de suite, dans le verbe haut de cet avocat devenu politique qui théâtralise la colère de l’État face aux patrons qui lui manquent. Philippe Varin, président de PSA, s’était ménagé une retraite- chapeau de 21 millions d’euros dans une entreprise que l’État s’apprêtait à sauver ; sous la pression, il a dû y renoncer. Aux yeux de Montebourg, Patrick Kron a fait pire : il s’est caché pour vendre Alstom aux Américains de General Electric – en fait, tout le pôle énergie du groupe, soit 70 % de son chiffre d’affaires. Il a négocié sans rien dire pour céder à l’étranger un morceau de patrimoine national. « Expliquez-moi ! » exige le ministre du PDG, mais les explications tournent à vide, la guerre est déclarée. « Je ne suis jamais venu ici sans être invité », objecte Kron. Ce 24 avril 2014, ils se quittent sur ce constat de désaccord.
Ainsi débute l’affaire Alstom. Les jours suivants, Arnaud Montebourg s’emploie à empêcher ce que Kron a voulu. Il alerte, s’agite, échafaude des scénarios pour empêcher la prise d’Alstom par General Electric. Il s’impose en tuteur de l’entreprise, traite son dirigeant de menteur devant la nation, négocie son avenir en l’ignorant, le soupçonne du pire – et à voix haute. En vain. Quand les deux hommes se revoient, deux mois plus tard, le ton a changé. Le 19 juin, la rencontre est nocturne, toujours à Bercy mais cette fois dans l’appartement du ministre. Montebourg a le verbe plus doux. Il a compris quelques heures plus tôt, lors d’une réunion à l’Élysée, que ses solutions ne seront pas retenues, donc que GE (pour faire initié, dites « Dji-i ») a gagné. De cet inachevé, il veut faire de la politique. Il ne dit rien à Kron. L’autre, amaigri, humilié par deux mois d’exil, n’a pas plié. Il regarde le ministre : « Vous pouvez m’empêcher de vendre à GE. L’État peut interdire cette vente. Mais vous ne pouvez pas m’imposer vos solutions. » Puisque le café lui est interdit, Kron demande un cognac. Il y voit un certain panache.
Entre le café et le cognac, cinquante- six jours ont passé : un moment français. Plein de charges héroïques, de résistance à l’ordre des choses, de capitulations maquillées. À l’arrivée, General Electric a bien racheté la branche énergie d’Alstom et au prix convenu à l’origine : 16,9 milliards de dollars (12,35 milliards d’euros). Si la beauté est dans les détails, on peut relever des différences entre l’offre de départ et le point d’arrivée : capitaux partagés, joint-ventures, participation de l’État... Rien n’est négligeable quand le pouvoir déploie sa colère, quand sont mobilisés les grandes banques d’affaires et les avocats influents, quand sont convoqués dans un psychodrame politico- économique les géants industriels Siemens et Mitsubishi, le prétendant américain, la chancelière allemande, et quand le président de la République auditionne les grands patrons pour arbitrer une opération privée. Dans cette bataille-là, peut- être s’agissait-il moins de faire plier le capitalisme que de faire reculer le scepticisme. À défaut d’obtenir des résultats, il fallait que le gouvernement ait une politique – par les temps qui courent, ce n’est pas rien.
le « scoop » de bloomberg
La bataille d’Alstom s’est livrée sur tous les fronts : économique, politique, juridique et médiatique. Elle marque l’apogée du ministre Montebourg, quelques semaines avant la crise qui l’expulsera du gouvernement, et en même temps, elle annonce cette crise. Montebourg se construit alors une figure de volontarisme dans un marais de passivité. Pour ses contempteurs, il incarne l’embarrassante vanité de la jactance. Face à lui, Patrick Kron : ami du chef d’orchestre baroque William Christie, grand amateur de golf et de notes bien ordonnées, il déteste les brutalités dont il n’a pas l’initiative. Il passe pour quelqu’un d’arrogant ; il est à vif sous cette apparence. C’est un X-Mines qui supporte mal la mésestime – jamais il n’a été bousculé ainsi. Lorsque tout sera fini, Kron fera le compte de ceux qui l’ont soutenu durant ces deux mois où il fut paria. Combien de ses pairs ont témoigné pour lui au tribunal de l’opinion, quand un ministre le brocardait à l’Assemblée nationale ?
« Mais vous, lui ai-je répondu, dans le café du XVIe arrondissement où il a accepté de me livrer sa version de l’histoire, avez-vous défendu Daniel Bouton, le patron de la Société générale, quand votre ami Sarkozy le traînait dans la boue ? » Il admet que non (au moment de l’affaire Kerviel, l’ancien président avait reproché au banquier de ne pas assumer ses responsabilités). Le patronat est un monde de solitude.
Quand s’ouvre la pièce, au début de l’année, Alstom est sur la mauvaise pente. Ses difficultés sont écrites. Un an ? trois ans ? C’est une question de taille, de structure, de marché. Le groupe a deux jambes, chacune est embourbée. Le secteur de l’énergie souffre de la crise et Alstom construit des centrales électriques. Les transports sont ralentis par la saturation du marché européen et Alstom fabrique des trains et des tramways. La concurrence asiatique est rude. Pour se relancer, il faudrait être plus fort, plus riche, innover encore, pouvoir garantir et financer les projets que l’on apporte aux clients. Son actionnaire de référence, Bouygues (colosse du BTP, de l’audiovisuel et des télécommunications) manque de liquidités. Kron est un dur. Il a osé attaquer en justice la SNCF, Eurostar, EDF pour des marchés qu’on lui refusait. Mais là, il ne sait pas faire. « Quand une entreprise s’engage dans le toboggan, c’est très dur de s’arrêter », dit-il.
Alstom qui file entre ses doigts, c’est l’histoire de sa vie. La première fois, c’était en 2003. Une acquisition à risques, les turbines à gaz ABB, avait plombé les comptes. Les banques se défilaient. « J’ai commis deux erreurs, confesse Kron. J’ai sous- estimé la catastrophe et surestimé ma capacité à y faire face. » La première semaine de son mandat de PDG, il était chez Siemens à Munich pour les appeler à l’aide : Alstom était à vendre. « On vous répond vite », avaient menti les Allemands – ils préféraient attendre sa faillite pour participer au dépeçage. Kron a aussi sollicité une alliance avec Areva. La patronne de l’époque, Anne Lauvergeon, a refusé. Alstom s’en est sorti grâce à l’État qui l’a renfloué avec des fonds publics, mais plus jamais ça ! Dix ans plus tard, il ne se rend pas à Munich mais en Amérique. L’angoisse est revenue, la chute semble inéluctable. À l’orée du printemps 2014, lui qui n’est jamais malade souffre d’intoxications alimentaires en série.
« Tu achètes ou tu vends ? lui a demandé son épouse, devinant qu’il somatise. – Je vends. – J’aurais préféré le contraire. » Kron vient alors d’entrer dans la danse du désir avec General Electric.
Voici comment les choses ont commencé. Grégoire Poux-Guillaume, ingénieur français passé par le pétrole et la finance, dirige la branche Grid d’Alstom (les réseaux électriques). Il a un ami américain chez GE, avec lequel il bavarde. « On vous intéresserait ? » lui lâche- t-il en passant, à l’été 2013. Quatre mois s’écoulent et l’ami quitte GE. Entre-temps, il a transmis à ses chefs le badinage qui est devenu un dossier, traité en personne par John Flannery, le responsable des fusions-acquisitions du groupe américain – un des maîtres de l’Empire, pas loin de l’Empereur lui même, l’imposant Jeff Immelt, l’homme qui pèse 260 milliards de dollars quand il entre dans une pièce.
Le dimanche 9 février, dans un salon de l’hôtel Bristol, le palace parisien préféré des puissants (à deux pas de l’Élysée), deux Français et une triplette d’Américains se retrouvent à dîner : Jeff Immelt, John Flannery et Steve Bolze (patron de l’énergie chez GE), Kron et Poux-Guillaume. Notons ceci. Pour une première approche, les Américains ont sorti la dream team. La cession d’Alstom est au menu. Après coup, Patrick Kron plaidera la bonne foi : « Je n’ai pas averti le gouvernement parce qu’il n’y avait rien à dire. » Il expliquera que ces agapes entre patrons sont banales, qu’ils peuvent se demander s’il y a « des choses intelligentes à faire ensemble » sans négocier en secret. Sauf qu’il est des rencontres qu’on investit et d’autres qu’on anecdotise. Le lendemain matin, Kron est à nouveau au Bristol : il a rendez-vous pour le petit- déjeuner avec Joe Kaeser, le PDG de Siemens. La coïncidence est savoureuse. Kaeser est porteur d’une offre amicale. Il veut reconnaître les torts passés, repartir sur d’autres bases – les turbines à gaz d’Alstom l’intéressent. Kron se montre simplement poli. Pour lui, Siemens est un concurrent, voire un ennemi, et GE un partenaire.
Le 23 mars, le patron d’Alstom est à New York. Il ouvre sa boîte noire, ses comptes, sa data room aux émissaires de General Electric : on ne saurait acheter à l’aveugle. Les banquiers (Crédit Suisse, Lazard, Rothschild) et les juristes (le cabinet parisien Bredin-Prat) sont sur le pont : l’ingénierie d’un deal qui se monte. Le 23 avril, Kron s’envole pour Chicago où se tient l’assemblée générale de GE. Immelt l’y attend. Ses actionnaires sont contents, il a le champ libre pour traiter avec les Français. Kron se bat – même se vendre est une conquête. Il ne veut pas courir le risque d’une rétractation américaine qui laisserait Alstom fragilisé de s’être ainsi offert. Immelt joue le coup. Lui qui
« Vous ne pouVez pas m’imposer vos solutions. » Patrick Kron (PDG d’Alstom)
à Arnaud Montebourg
Arnaud Montebourg
(ex-ministre de l’économie)
« Sarkozy a Sauvé alStom.
Nous Ne pouvoNs pas laisser partir alstom. »
a « définanciarisé » pour refaire de GE une puissance industrielle prépare la plus grande acquisition de l’histoire de l’entreprise. Il présente une offre engageante sur le pôle énergie d’Alstom : les turbines à gaz et à vapeur, les énergies renouvelables, l’hydraulique, les réseaux... Tout. Le cash versé par GE renforcera le pôle transports – ce qui restera de l’entreprise française. Le conseil d’administration d’Alstom disposera d’un mois pour accepter l’offre, sans retrait possible pour l’Américain. En échange, les Français s’interdisent de solliciter d’autres repreneurs (ils peuvent cependant étudier des offres comparables s’il y en a).
Est- ce assez simple, les affaires ? At the end of the day, on a un accord. At the very end of the day, on a un problème. L’agence d’informations économiques Bloomberg dégaine un scoop : GE s’apprête à racheter Alstom pour 13 milliards de dollars (un peu moins de 10 milliards d’euros). Le montant est faux et l’offre de GE ne porte pas sur la totalité d’Alstom – cette erreur autorise les intéressés à démentir. Il n’empêche : la bombe est lâchée. Le personnel d’Alstom, la France, le monde entier découvrent par surprise une alliance à peine scellée. « Ça va tanguer, tu vas devoir venir à Paris plus vite que prévu », souffle Kron à Immelt.
Dans l’esprit des deux patrons, tout était clair. Ils comptaient présenter leur accord aux autorités françaises, examiner ce qui pouvait achopper et ensuite seulement le rendre public. Le processus de la vente pourrait alors s’ouvrir : réception de l’offre par Alstom, feu vert des administrateurs, négociations jusqu’à la validation ultime par l’assemblée générale des actionnaires. Kron espérait attendre jusqu’au 7 mai, après la publication de ses comptes annuels. Cela faisait moins de quinze jours pour discuter avec l’État. Les conseils français de GE l’ont relevé ; ils en ont déduit que ce patron-là ne voulait rien céder à ce gouvernement-là, ou tout juste le minimum, et ce ne serait pas sans risque. Avec la fuite, le mal est fait.
Kron convoque un conseil d’urgence, pendant le week- end. Le pavillon Gabriel est réservé : un lieu de prestige (lui aussi tout proche de l’Élysée) où Kron et Immelt prévoient de proclamer leur entente. Pendant que Kron rentre à Paris, la France s’inquiète de cette nouvelle rapine de la mondialisation. Arnaud Montebourg jure qu’il s’arme de « vigilance patriotique ».
D’où est venue la fuite ? Au plus fort de la guerre, les adversaires de l’axe franco- américain murmureront qu’elle a été organisée par GE pour rendre l’opération irréversible. On dira aussi que Kron agissait sous la menace d’une affaire de corruption (des pots- de-vin versés en 2002 sur un marché indonésien et sur lesquels la justice américaine enquête) ; les soupçons qui l’inquiétaient pouvaient se dissoudre dans la cession à GE. On entend alors parler de Frédéric Pierucci, ancien cadre dirigeant d’Alstom emprisonné aux États- Unis puis libéré après avoir plaidé coupable, dont les aveux pourraient faire trembler sa vieille maison. Arnaud Montebourg a cru à cette thèse d’une vente forcée par la peur. Il l’a dit. Une part de lui y croit peut- être encore. Ancien avocat et volontiers dénonciateur de scandales, le ministre a voulu prendre publiquement la défense de Pierucci, quitte à aviver une controverse encore diffuse. Son entourage l’en a dissuadé.
un fief au gouvernement
Arnaud Montebourg raconte son grand combat comme une épopée. Au début de l’été, peu après le dénouement, il m’accueille dans son vaste bureau au cinquième étage de Bercy, dont il n’imagine pas encore qu’il devra bientôt le quitter. Pour l’heure, il habite l’espace de la voix et du geste. « L’État est le plus fort, il ne doit plus se laisser faire ! » lance- t-il avec emphase. Il ironise sur François Hollande qui ne voulait pas d’une nationalisation d’Alstom et qui a pourtant dû céder. « Hollande n’est pas de gauche ! » Quand il s’emporte ainsi, je lis l’inquiétude dans les yeux de sa conseillère pour la presse. Il est ainsi : l’imprudence est une de ses armes dans la gestion minutieuse de ce que les autres pensent être sa folie.
En avril, quand l’affaire éclate, Montebourg est fort mais incertain. Il vient de se tailler un fief au coeur du gouvernement (l’économie et l’industrie) après avoir contribué à renverser Jean-Marc Ayrault (qu’il déteste) et poussé Manuel Valls à Matignon. Valls est son contemporain et son contraire – social-libéral si lui est étatiste – mais c’est un dur, avec qui les accords sont possibles : tel est alors leur credo. Montebourg a connu des défaites ; il doit affirmer sa marque. Il sort alors d’une charge infructueuse contre le rachat de SFR par Numericable alors que l’État préférait l’offre de Bouygues. Deux ans plus tôt, il a réclamé la nationalisation de l’usine sidérurgique de Florange, en Lorraine, pour empêcher sa fermeture par le groupe indien Mittal. Ayrault l’a désavoué. Montebourg a des revanches à construire et de l’endurance en réserve. Alstom lui en fournit l’occasion.
Lorsque les premiers clapotis de Bloomberg atteignent Paris, Montebourg lance : « C’est de la connerie ! » Ce n’en est pas. En attendant que Kron atterrisse, on consulte Clara Gaymard, la présidente de GE en France (une énarque et femme d’affaires en talons hauts dont le mari, député UMP, fut ministre de l’économie sous Chirac). Elle confirme que quelque chose se passe. Le ministère s’ébroue. Les conseillers se mobilisent – des jeunes gens joyeux et saoulés de batailles qui forment autour du ministre un pack de brutalité compétente. Les réseaux se lèvent. La colère dissipe l’impression de fatalité. « On ne peut pas laisser faire ça », dit Nicolas Dufourcq, le directeur de la Banque publique d’investissement (BPI) à son ami David Azéma, son homologue à la tête de l’Agence des participations de l’État. Alors que le bruit monte, l’État se coagule et énumère ses raisons d’agir.
D’abord, les turbines qu’il fabrique pour les centrales nucléaires placent Alstom au coeur d’une industrie hautement stratégique ; comment l’imaginer sous contrôle américain ? Ensuite, Alstom n’est pas une entreprise tout à fait privée : elle a été sauvée par l’État dix ans plus tôt et ses commandes publiques l’obligent (elles font le gros de son chiffre d’affaires). Il y a aussi le fait qu’avec la transaction qui se profile, Bouygues va faire une jolie culbute. Et quand il demandait l’appui de l’Élysée pour croquer SFR, était-il déjà en train de brader Alstom aux Yankees ? À Bercy, cette suspicion ne laisse pas indifférent. Plus généralement, on ne peut pas dire aux marchés, aux banques, aux conquistadors de la finance et de l’industrie, que tout chez nous est bon à prendre. Enfin, surtout, le fameux sauvetage d’Alstom, en 2004, est un symbole politique. Il avait été voulu par Jacques Chirac, conçu par Francis Mer (ministre de l’économie venu de l’industrie mais qui ne fit que passer) et mis en oeuvre par Nicolas Sarkozy. Et c’est ce dernier qui a inscrit « sauveur d’Alstom » sur son blason. Patrick Kron, le PDG, est même catalogué sarkozyste. Il était à la soirée du Fouquet’s le 6 mai 2007, toujours cité depuis lors comme l’un des invités de ce bling-bling inaugural. En réalité, Kron assure qu’il est passé devant le restaurant par hasard, est entré pour fêter la victoire et a été accueilli comme un membre de la famille. Les socialistes y voient la preuve qu’Alstom est un fief de l’adversaire. Et Montebourg le répétera des semaines durant : « Sarkozy a sauvé Alstom, nous ne pouvons pas laisser partir Alstom. » Le pouvoir ne découvre rien des détresses d’Alstom. Depuis un an, deux rapports ont été commandés sur l’entreprise, ses faiblesses et ses besoins d’alliance. Le premier a été voulu par Emmanuel Macron, alors secrétaire général adjoint de l’Élysée. Le second a été rédigé par un proche de Montebourg, Hakim El Karoui, ancien haut fonctionnaire qui a rejoint un cabinet de conseil en stratégie, Roland Berger. Quand Kron a appris qu’un audit était en cours, il s’est braqué contre ces « stagiaires de HEC » qu’on lui dépêchait. Puis il a fulminé lorsque l’existence de l’étude a « fuité » dans la presse (en février), donnant d’Alstom une impression de fragilité. Quand il décide de taire à Bercy ses contacts avec GE, l’épisode fait partie de ses préventions contre le monde politique. Mais avait-il besoin d’une raison ?
Alstom a besoin de renfort, donc, et l’État le savait. Mais Kron ne devait pas aller le chercher seul hors des usages de la France centralisée. Emmanuel Macron, fringant économiste en chef du système Hollande, n’est pas vraiment un rouge. C’est un inspecteur des finances passé par la Banque Rothschild, il entend les raisons des entreprises. Mais ce trentenaire fin et élégant, s’abritant à ses heures de l’ironie des élites, siffle hors-jeu. « Si Kron ne voulait pas parler à Arnaud, il pouvait me parler », confie- t-il a posteriori. En sautant aussi la case Élysée, en mettant dans le même sac le réaliste Macron et le flamboyant Montebourg, Kron s’est mis en faute. Il paiera.
marilyn monroe sur France 2
Durant le week- end des 26 et 27 avril, l’État se durcit. On fait poireauter Immelt qui arrive à Paris pour voir Hollande et pensait être reçu sur-le- champ ? Ce n’est pas à GE de maîtriser le calendrier du président, il le verra lundi ! On fait donner l’Autorité des marchés financiers pour qu’elle retarde la finalisation de la vente au nom du droit des petits actionnaires. On cherche la faille dans le conseil d’administration d’Alstom. La déstabilisation est en marche. À Martin Bouygues, reçu à l’Élysée, Emmanuel Macron demande carrément : « Pourquoi Kron agit-il ainsi ? Vous le payez ? Immelt le paye ? » Bouygues a racheté en 2006 les actions de l’État et veut à présent s’en défaire ; il pourrait être celui à qui le crime profite. Une méfiance monte dans les cercles politiques, méfiance envers les dirigeants d’une entreprise que l’on veut défendre. Les industriels prennent souvent les politiques pour des verbeux incompétents, « des caves » comme on dit chez les truands. Parfois, les caves se rebiffent. Kron s’entend dire par un interlocuteur haut placé : « Tu as voulu nous pendre en levrette, l’État s’est retourné. » Lui qui apprécie la gauloiserie en reste interdit. L’État, qu’il tenait pour un repaire de puceaux, serait donc capable d’une virilité de condottiere ?
Il peut même faire pire, l’État. La violence est politique, et le mensonge contribue au rapport de force ! Le pouvoir sait bien qu’une vente ne saurait être bouclée en un week- end. « Le gouvernement n’accepte pas le fait accompli d’être informé un vendredi qu’un de ses fleurons nationaux, qui vit de la commande publique, soit vendu le dimanche soir », lance Arnaud Montebourg devant les députés, lundi 28 avril. Un tel calendrier était impossible mais le risque était qu’une évidence s’installe qui rendrait le processus irréversible. La dureté ne sert qu’à cela. Briser l’évidence pour se donner de l’air. C’est une dureté tactique. Elle ne vient pas que de Montebourg. On frappe depuis l’Élysée, même depuis Matignon où l’on cultive pourtant une ligne « business friendly » . Quand Jeff Immelt, le patron de GE, officialise son offre sur Alstom Énergie, le 30 avril, ce sont les mêmes mots qui surgissent. Hollande : « Inacceptable » ; Valls : « Pas acceptable » ; Montebourg : « Pas acceptable en l’état ». Mais le refus s’exprime avec politesse, dans une invite à reformuler. De fait, Immelt a bien été reçu par le chef de l’État le lundi 28 avril. On le traite avec égard, de puissance à puissance mais on lui fait savoir qu’il n’est pas seul au monde.
Ce même lundi, Joe Kaeser aussi est de passage à l’Élysée. L’État est allé chercher Siemens pour s’inventer un champion. L’Allemand écrit une « lettre d’intention » dans laquelle il propose d’acquérir Alstom Énergie, comme GE, mais d’apporter
en contrepartie ses activités ferroviaires – notamment l’ICE 3, concurrent germanique du TGV. Ainsi, l’opération engendrerait « deux Airbus » : deux « géants européens » dans l’énergie et les transports. Le mot Airbus déclenche des enthousiastes pavloviens.
Il y a, derrière l’arrivée de Siemens, le croisement de mythes positifs et de considérations pragmatiques. Le président du conseil de surveillance de Siemens, Gerhard Cromme, est de ces dirigeants qui ont passé leur vie à bâtir l’entente entre les deux rives du Rhin. Pas un tendre, cet homme de la Rhur, mais modelé par Saint- Gobain (il en a été administrateur), des vacances sur la Côte d’Azur, des colloques franco- allemands... C’est le directeur adjoint du cabinet de Montebourg,
« Notre projet est boN pour alstom, bon pour la france. »
Jeff Immelt (PDG de General Electric)
Mathias Lelièvre, qui l’a approché. Cromme renvoie sur Kaeser, lequel n’avait besoin de personne pour comprendre que l’absorption de 70 % d’Alstom par GE était une menace pour Siemens. Alstom était un petit concurrent ; allié aux Américains, il deviendrait un puissant rival. Il faut le contrer. Le groupe BNP- Paribas, qui sera la banque- conseil des Allemands, alerte l’Élysée où la nouvelle ravit. Si Alstom suscite l’intérêt, si le monde entier lorgne l’entreprise, rien ne justifiait la précipitation de Kron : il y avait d’autres solutions.
Politiquement, le jeu du pouvoir témoigne d’une maîtrise stratégique. C’est du storytelling : l’installation d’une narration favorable, loin du désarroi initial. Transformer Alstom en objet de désir. Acter l’idée que le politique est maître du temps. Ranimer le vieux sentiment patriotique. Effacer les lazzis d’une opposition de droite qui fustige le pilotage défaillant du navire France. La présentation de Kron en ennemi emblématique (« Est- ce que le ministre de l’économie doit installer un détecteur de mensonges dans son bureau pour les présidents du CAC 40 ? » lance Montebourg à l’Assemblée nationale) permet de ménager les avenirs. Bouygues n’est plus une cible, sinon mezza voce, GE est un interlocuteur estimable, Siemens un allié choisi. Si Kron est le seul salaud, tout est possible ailleurs, donc rien n’est interdit.
À ce moment-là, un paysage étonnant se dévoile. L’État se pose en curateur d’Alstom, sans aucun titre à le faire. L’État négocie Alstom au mieux offrant, le proclame et chacun l’accepte. L’État s’attable avec GE pour remodeler son offre. L’État ordonne à Alstom d’ouvrir ses livres à Siemens sur la foi d’une simple « lettre d’intention ». Kron obtempère, relégué avec ses lieutenants au rang de comparse de sa propre histoire. Les dirigeants de General Electric l’informent et le consultent – Immelt honore cet allié blessé – mais les Américains traitent sans lui avec le pouvoir. Ses cadres doivent coopérer. Au nom de l’indépendance nationale, Alstom ressemble à un groupe occupé.
Directeur général de l’Agence des participations de l’État, l’une des citadelles de Bercy, David Azéma est nommé négociateur du gouvernement. Il dépend de Montebourg. Il en réfère aussi à Macron. Voir le haut fonctionnaire chargé de gérer les biens de l’État s’occuper d’une entreprise dont l’État n’est pas actionnaire est en soi une curiosité. En fait, cet homme de gauche, passé par la SNCF, possède et loue la culture du privé (depuis lors, il a d’ailleurs rejoint la Bank of America). Il sait que l’État manque d’expertise, que les machines administratives ne savent plus appréhender la subtilité du monde. Avec
Montebourg, il forme une équipe métisse. Pour épauler les jeunes durs de Bercy, l’État recrute dans le secteur privé : Pierre-Yves Chabert, avocat d’affaires réputé, associé chez Cleary-Gottlieb ; le banquier Arié Flack, ami du ministre, qui a créé une structure à son nom, la Compagnie financière du lion (Arié signifie lion en hébreu) ; Hakim El Karoui, porteur de la ligne politique. Alstom et GE, de leur côté, sollicitent les grands communicants : Publicis Consultants et DGM Conseil pour le premier, Havas Worldwide pour le second. Le 30 avril, Immelt est sur France 2, Kron sur TF1. Leurs mots se complètent, l’opération est parfaitement huilée. « Notre projet est bon pour Alstom, bon pour la France », assure le PDG américain. Les jeunes gens de Montebourg rient jaune. « On est foutus, il est trop beau. C’est Marilyn Monroe ! » lance l’un d’eux.
montebourg lâché par macron
Et comme « Marilyn Monroe » se sent bien à Paris, elle y reviendra autant de fois qu’il sera nécessaire. Les pontes de GE, aiguillonnés par leurs experts ès- public affairs (les spécialistes des dossiers politiques) se sont demandé s’il fallait politiser l’affaire et faire donner Obama, puisque Hollande était dans la partie. Immelt a écarté l’idée. La ligne des Américains ne sera qu’industrielle et positive. On ne parlera pas d’absorption mais d’alliance et GE est pour ainsi dire déjà une entreprise française, forte de 11 000 salariés en France. Une ville symbolise l’union : Belfort, où GE et Alstom coexistent sur le même site et disposent d’une cantine commune. Alstom y fabrique ses turbines à vapeur, GE des turbines à gaz, autrefois fabriquées sous licence par Alstom. Ah, la cantine commune ! C’est la belle image qu’a mise en scène le camp américain quand il ne doutait de rien. GE promet 1 000 emplois comme les GI distribuaient les chewing- gums – en vainqueurs. Le conseil d’administration d’Alstom a décidé d’étudier l’offre. Pour la forme, Alstom fait mine de considérer la lettre de Siemens, qui juridiquement ne vaut rien. Tout avance comme prévu, nonobstant les « inacceptable » du pouvoir. « Si nous sommes inacceptables pour l’instant, dites-nous ce que nous devons faire pour devenir acceptables », demandent les Américains. On ne leur répond pas vraiment. Aux premiers jours des négociations, les représentants de GE toisent les équipes de l’État. Dans les locaux de Lazard, banqueconseil de GE, ils jouent à domicile. « Nous avons listé les problèmes juridiques éventuels », lâche le 13 mai l’avocat Olivier Assant, associé du grand cabinet Bredin-Prat. En fait, il ne recense que des broutilles. Mais le lendemain, tout est bousculé. Montebourg jubile : il publie un décret qui l’autorise à interdire une vente si elle porte atteinte aux intérêts stratégiques de la France. Malin, le ministre a fait élargir le champ d’un texte de 2005 qui concernait principalement la défense nationale : l’énergie, les transports et la santé sont désormais inclus – c’était le but. La disposition serait sûrement contestable devant les instances européennes mais qu’importe : le geste est politique. Montebourg l’a demandé à Valls le 1er mai, en tête-à-tête. Il arrive juste à point. « Finalement, c’est toute l’opération qui peut poser problème », constate Assant, pince-sans-rire, quand les tractations reprennent. Tactiquement, c’est bien joué ; culturellement, c’est fascinant. Le décret patriotique a été rédigé par Pierre-Yves Chabert, l’avocat d’affaires recruté par Montebourg : le vice du privé au service de la vertu publique.
Pour GE, la surprise est totale. Et si le « non » était devenu possible – GE bouté par les Français sous l’oeil ironique des marchés ? « Qui contrôle Montebourg ? » demande Immelt à Kron. « Heureusement que j’ai le sens de l’humour parce que certains matins, je me demande ce que je suis venu faire dans ce merdier », ricane parfois le grand Yankee. Dans les faits, le décret renforce Montebourg mais ne bloque pas les discussions – on négocie mieux quand le partenaire existe. En somme, les Français n’ont fait qu’imiter l’Amérique, dont le Committee on Foreign Investment (comité pour l’investissement étranger) est un outil reconnu. La discussion reprend, l’offre évolue pour s’adapter aux craintes françaises. Elle ménagera des niches, des compensations. Elle rétablira de la France dans l’américanisation d’Alstom. Cela suffira.
Personne ne le dit encore mais General Electric a déjà gagné. Dans les plus hautes sphères du pouvoir – à l’Élysée, à Matignon, à Bercy même, mais chez Michel Sapin, ministre des finances, qui siège un étage au- dessus de Montebourg à Bercy (ils ne se partagent pas le ministère, ils cohabitent) –, on a vite admis que GE serait l’aboutissement, pour peu que le géant américain y mette les formes. Évidence industrielle : GE et Alstom se complètent quand Siemens et Alstom se chevauchent – on ne les marierait pas sans douleur.
MERKEL TRANCHE
À l’automne 2013, Michael Suess, numéro 2 de Siemens, avait discrètement sollicité Emmanuel Macron à l’Élysée. Il voulait déjà tester l’hypothèse d’une reprise des activités énergétiques de Siemens. Macron a fait analyser les conséquences d’une telle opération par les services de Bercy. Diagnostic ? « Six mille mecs sur le carreau », se souvient-il. Même l’étude du cabinet Roland Berger, qu’avait commandée Montebourg, conclut que GE ferait pour Alstom un meilleur marié. Tout le monde le sait mais personne ne tient à perturber l’histoire apparente. Seule Ségolène Royal, nouvelle ministre de l’environnement, casse le morceau dans Paris Match : « General Electric a le meilleur projet industriel. Pourquoi ne pas le dire ? » Personne ne relève et les messages continuent de passer.
Jeff Immelt, lui, comprend tout et audelà, suave et respectueux jusque devant les députés de la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale. Décidément, il n’était pas utile de mobiliser Obama ! Tant de canaux permettent de parler... François Roussely, ancien PDG d’EDF aujourd’hui vice-président de Crédit Suisse en Europe, l’autre banqueconseil des Américains, est un patron de gauche qui a dirigé des cabinets socialistes. En temps utile, il verra Manuel Valls qui est un intime de Stéphane Fouks, dirigeant de Havas Worldwide, le communicant de GE. Montebourg le fait remarquer au premier ministre, sur le mode de l’avertissement amical. Réponse nette de Valls : « Avec Stéphane, on n’évoque pas les dossiers. » Pourquoi le feraient-ils, d’ailleurs ? Tout se comprend à demi-mot.
Pour le grand public, ce sont quelques semaines où un faux suspense s’installe ; pour les négociateurs, c’est un moment clé. Les équipes d’Azéma mènent le dialogue sur tous les fronts. On échafaude des solutions nationales, on teste Areva, on approche la BPI (au cas où la nationa- lisation reviendrait au goût du jour). Dans une note secrète à ses ministres de tutelle, Azéma en personne fait le point : « GE a pour le moment modifié son offre à la marge », écrit-il. Il suggère de formuler des demandes plus fermes, dont un partenariat à 50-50 dans l’énergie vapeur. « L’acceptabilité d’un tel schéma pour GE, Alstom et les actionnaires d’Alstom sera faible voire nulle [mais] notre capacité à approcher de cette cible dépendra ensuite de l’offre de Siemens », poursuit-il. En clair : seule une offre motivante de Siemens pourrait faire bouger davantage GE. C’est de la dialectique. Les Allemands ne gagneront pas la partie mais le rapport de forces avec les Américains dépend d’eux.
Cette partie-là est la moins simple. L’attitude des Allemands a quelque chose d’étrange. Que veut réellement Joe Kaeser – perturber GE ou s’emparer d’Alstom ? Le dossier est arrivé sur son bureau alors que Siemens était en pleine phase de rationalisation, des plans de départ se profilaient. Quand il a rendu visite à Montebourg, fin avril, il l’a séduit par sa simplicité. Il a dessiné une offre sur un bout de papier – le ministre l’a gardé. C’est le fameux scénario des « deux Airbus » (l’énergie et les transports). Montebourg pousse en ce sens. Le 9 mai, il est allé à Berlin conforter sa vision auprès de Sigmar Gabriel, ministre de l’économie (social- démocrate) d’Angela Merkel. Le ministre du « made in France » veut enrôler le gouvernement allemand dans son projet. Peine perdue. Le même jour, François Hollande est reçu par Angela Merkel. La chancelière clôt le sujet : « Nous ne nous impliquerons pas. »
PLE GROUPE BEN LADEN
endant ce temps, le jeu de Siemens est tout sauf clair. À l’Assemblée nationale, son responsable en France, Christophe de Maistre, vante la grande solution européenne mais l’offre allemande n’est toujours pas déposée. Kaeser discute avec Azéma et le banquier Flack flanqué de Karl-Heinz Seibert, son responsable financier, de Roland Busch, son responsable des infrastructures, et du banquier Thierry Varène, responsable des fusionsacquisitions chez BNP-Paribas. Les Français s’efforcent de le convaincre de mettre dans la corbeille du futur « Airbus du rail » l’activité de signalisation de Siemens. Un jour, Kaeser lâche. Le lendemain, Busch dit non. À n’y plus rien comprendre. Bientôt surgit un nouvel argument : les Allemands ne veulent plus avancer seuls – de peur d’être bloqués par les règles antitrust européennes, diront-ils. L’État français pourrait-il s’engager ? Pourrait- on trouver des partenaires ?
C’EST MONTEBOURG LUI-MÊME QUI EST AU COEUR DU DEAL. IL A ÉTÉ COUVÉ, TRAITÉ, MÉNAGÉ
PAR TOUS CEUX QUI SE PRÉTENDAIENT SES ALLIÉS.
À la fin mai, les hommes de Siemens annoncent : « Nous avons monté un tour de table. » Surprise : il n’y a plus d’Airbus qui tienne, plus de grand dessein européen. Ils proposent de constituer un triumvirat inédit avec les Japonais de Mitsubishi Heavy Industries et le fonds souverain du Qatar, Qatar Holding. Une réunion a lieu à Bercy. L’affaire devient étrange. Heureusement, elle ne s’ébruite pas. Engagée sous les auspices de la « vigilance patriotique », la contre- offensive menée par le gouvernement ne peut pas finir en une OPA hostile financée par les Qataris ! Anne Lauvergeon, l’ex-patronne d’Areva, a une autre idée. Elle a fondé une société de conseil, Mitsubishi est l’un de ses clients. En parallèle, elle appuie Siemens de son influence. Elle poursuit ainsi le conflit qui l’oppose depuis dix ans à Patrick Kron, ce macho qui voulait la forcer à racheter Alstom pour absorber ensuite Areva, ce sarkoziste qui s’activait à la déstabiliser. Lauvergeon, donc, a une piste. Elle est saoudienne... et osée. Il s’agit de Global Energy, consortium lié au groupe Ben Laden (celui de la famille dont le fondateur d’Al-Qaïda était le fils maudit). Les Ben Laden travaillent dans les transports avec Alstom mais l’énergie n’est pas leur sujet. Et leur intervention dans le dossier serait difficile à assumer pour le gouvernement. Montebourg en est quitte pour un dîner en ville.
En juin, l’offre germano-nipponne finit par émerger. David Azéma renonce à une soirée à la Scala de Milan pour en entendre le détail. Siemens n’achèterait que les turbines à gaz, Mitsubishi s’emparerait du reste – mais en ne prenant que 10 % des actions, dans un assemblage de coentreprises. Le schéma est complexe mais la complexité est moderne. Et il peut s’énoncer simplement : Alstom est maintenu. Mieux : il a trouvé un allié qui a l’élégance de ne pas revendiquer le contrôle et qui souhaite au surplus que l’État français se joigne à lui. La France prenant 10 % d’Alstom, c’est le « partenariat » tant désiré, le contraire d’un asservissement. Il faut juste changer d’éléments de langage : exit le rêve européen, on invoquera d’autres précédents – l’entente Renault-Nissan, le sauvetage conjoint de PSA par l’État et le constructeur chinois Dongfeng. Cela se tient aussi.
En quelques jours, le Japon rafle les coeurs. Montebourg connaît le patron de Mitsubishi, Shunichi Miyanaga, d’un voyage à Tokyo. Ils progressent ensemble. L’État s’emballe. Entre les 14 et 15 juin, dans la chaleur d’un week- end, Montebourg et Macron se demandent même si l’idéal ne serait pas de sortir Siemens du paysage. Après tout, psychologisent-ils, Kron et Alstom, tellement braqués contre les Allemands, pourraient-ils mieux accepter un accord avec les seuls Nippons ? Mais Kaeser refuse de s’effacer. Le 16 juin, l’offre conjointe Siemens-Mitsubishi est rendue publique. Elle a le mérite d’impressionner GE qui va s’assouplir dans les négociations finales.
Vu d’Alstom, tout ceci commence à lasser. Les réunions imposées avec Siemens (au nom de l’égalité entre les prétendants) se font sur un mode aigre- doux. Les Français rechignent à ouvrir leur data room aux Allemands. À quoi bon cette intrusion ? « Je ne peux rien t’apporter, tu ne peux rien m’apporter, nous sommes en concurrence frontale, nous pouvons juste perdre notre temps ! » lance Poux-Guillaume à son homologue de Siemens, après une séance de plusieurs heures. Rire général. Mitsubishi, en revanche, ne demande rien. Les gens d’Alstom en sont presque vexés. Un haut cadre du groupe japonais a confié à ses interlocuteurs français qu’il n’était là que pour rendre service à Siemens, et que Siemens ne venait que pour faire capoter l’accord avec GE. Paranoïa ? Un e-mail circule au sommet d’Alstom où il est question de la folie des politiques qui laisseraient entrer Mitsubishi à l’intérieur du groupe comme un cheval de Troie. Reste que le conseil d’administration est soudé derrière Kron et acquis à la solution américaine. Or c’est lui qui a le dernier mot. À moins que l’État soit vraiment fou, qu’il brandisse son décret et qu’il casse tout.
Pourtant, ces angoisses n’ont pas lieu d’être. Tout est sous contrôle. François Roussely a vu Manuel Valls. Emmanuel Macron a passé les messages. General Electric a modulé ses prétentions pour les faire coller aux préoccupations françaises. Le géant américain ne prétend plus contrôler seul toute l’énergie d’Alstom ; il veut en prendre la majeure partie mais accepte trois joint-ventures à égalité avec les Français sur les turbines nucléaires (fabriquées en France), les réseaux et les énergies renouvelables. En outre, GE cédera sa branche signalisation à Alstom. Dans l’urgence, enfin, Siemens lâche à son tour sa signalisation. Nous sommes le jeudi 19 juin. C’est fini.
« CUBA SANS LE SOLEIL »
À l’Élysée, il est 20 heures, François Hollande plaisante. « Alors, les intermittents rachètent Alstom ? » Dehors, les petites mains du spectacle menacent d’une grève qui gâcherait l’été des festivals. Quand le sérieux revient, Arnaud Montebourg est le héraut de sa propre aventure : « Nous avons deux solutions, dit-il. Celle de Mitsubishi et Siemens est la meilleure. Je souhaite utiliser le décret pour empêcher le rachat par General Electric. » Il est écouté mais pas entendu. Bloquer GE est une chose, mais comment faire accepter l’axe germano-nippon à un conseil d’administration qui n’en voudra pas ?
Quand Montebourg reconstitue la scène, il décrit une ambiance tendue, intense. Il ne s’agit plus seulement d’Alstom mais de la cohérence même de l’État. Autour du ministre flotte un halo de dissidence, et il sait en jouer. Son portait orne la couverture du Nouvel Observateur avec ce titre : « La bombe Montebourg ». L’hebdomadaire central de la gauche affirme qu’il se prépare à démissionner et qu’il pourrait se servir d’Alstom comme prétexte.
Factuellement, c’est faux ; en sensation, c’est un peu vrai. Avec le recul, c’est saisissant. Le 24 août, une charge virulente du ministre contre la politique d’austérité donnera à Manuel Valls et à François Hollande l’occasion d’une « clarification » : un nouveau gouvernement, sans lui. Ce 19 juin, tout est en germe mais le moment n’est pas venu. Montebourg, c’est vrai, a peu d’estime pour le président qui l’a nommé – jadis, quand Hollande dirigeait le PS, c’est lui qui, le premier, l’a surnommé « Flanby ». Il lui arrive de proclamer : « Je le combats politiquement. » Quand il a proposé, à l’occasion d’une entrevue avec Hollande et Macron, que l’État entre au capital d’Alstom, Hollande a dit non. Sèchement. Montebourg n’oublie rien. Mais il n’est pas le seul à faire de la politique.
Sans qu’un mot violent ne soit échangé, la réunion du 19 juin à l’Élysée révèle la vérité politique des huit semaines écoulées. Ce n’est pas seulement Alstom qui a été l’objet des négociations, ni l’offre américaine, ni la waltz- hésitation allemande. C’est le ministre lui-même qui a été au coeur de la transaction. Montebourg a été couvé, traité, ménagé par tous ceux qui se prétendaient ses alliés. « Qui contrôle Montebourg ? » demandait Immelt. La réponse : ils l’ont tous contrôlé – en l’accompagnant.
Quand Montebourg avertissait : « Sarkozy a sauvé Alstom, ne le perdons pas », Valls complétait : « Ne recommençons pas Florange. » Il ne fallait pas que le ministre de l’économie, rival et ami, reparte en dissidence et finisse seul, bruyant et nu, dans une colère qui affaiblirait tout le monde. Montebourg l’a compris. On l’a laissé agir, on lui cèdera jusqu’au bout les honneurs et les apparences. On l’a laissé pousser ses pions, construire ses impossibles. Mais on l’a conduit aussi à l’épuisement même de son échappée. Il y a une limite : il n’est pas concevable d’utiliser le décret du 14 mai contre General Electric. Pas envisageable de priver Alstom d’une solution industrielle. Il faut savoir conclure un storytelling. Ce 19 juin, il faut donner tort à Montebourg sans le perdre.
Emmanuel Macron prend la parole. Ce n’est pas forcément la donne, qu’un conseiller s’immisce avec force dans un débat du pouvoir, mais Macron peut parler d’autant plus net – au reste, il est sur le départ puisqu’il s’apprête à quitter l’Élysée pour enseigner dans une université américaine. L’ancien banquier affectionne les métaphores latino-américaines. « Tu fais Cuba sans le soleil », avait-il écrit à Hollande en pleine campagne de 2012 à propos de la taxe à 75 % sur les hauts salaires. Cette fois, c’est Chávez qu’il réveille : « Une entreprise privée à qui on impose un accord, ça n’existe pas sauf au Venezuela. » Montebourg ricane de la « macronisation de l’économie française » mais il encaisse. « Macron m’a lâché », dira- t-il en retrouvant son équipe. Les deux hommes se sont souvent entendus, ils ne s’entendent plus. Ni l’un ni l’autre ne savent qu’ils vont se succéder à Bercy mais le vernis commence à craquer. Le lendemain, un conseiller de Montebourg agressera verbalement Macron.
Sur l’instant, Manuel Valls joue son rôle de pacificateur. Il faut bien maîtriser les conséquences d’une invocation du décret, dit-il. Si l’État bloque le scénario américain, que se passera- t-il ? « Kron nous fera la guerre, nous n’y gagnerons rien. »
Ce sera donc GE. Mais avec Montebourg. Si c’est GE, il faut d’autres conditions, plaide- t-il. L’État doit entrer au capital d’Alstom pour garantir la suite. Il sera présent dans l’entreprise rémanente, interviendra dans les coentreprises, sera vigilant à la fusion. Il sera là. Montebourg joue gagnant. Dans sa note du 3 juin, David Azéma envisageait « un investissement de l’État au capital » du nouvel Alstom et la reprise « d’une partie » des actions de Bouygues. Ce que Hollande lui avait refusé à Florange, ce qu’il lui refusait encore pour Alstom quelques semaines plus tôt, le ministre va finalement l’obtenir. Valls appuie. L’État achètera du Alstom. Combien : 10 % ? 15 % ? Ce sera 20 %. Jean-Pierre Jouyet, secrétaire général de l’Élysée, appuie Montebourg à son tour. Il a été directeur du Trésor, a gouverné la Caisse des dépôts. Il connaît les entreprises. Ami de jeunesse de Hollande, il a été ministre des affaires européennes sous Sarkozy. C’est un homme d’équilibre. Quand la réunion se termine, Montebourg se couvre encore : « J’ai rendez-vous ce soir avec Kron. Je vais le tester sur Mitsubishi. »
C’est la nuit du destin. Dans son appartement de Bercy, Montebourg offre du cognac à Kron. Le PDG a gagné, il l’ignore pourtant. Il a sollicité cette conversation pour dire sa vérité au ministre. « Je ne veux pas savoir où vous en êtes, je ne vous le demande pas », dit-il. Il veut seulement le prévenir qu’on ne lui imposera pas Mitsubishi ni Siemens. Le conseil d’administration refusera. Si l’État bloque la solution GE, il n’y aura rien. « Alors vous ferez quoi ? » demande Montebourg. « Un plan social est inévitable, vous le savez ; il est prêt », répond Kron. Cinq mille emplois flottent dans l’atmosphère. Montebourg sent un bluff. En France, ce plan visera au pire quelques centaines d’emplois. Est-il tenté par la joute ? De toute façon, il n’est plus temps. Au fond, le ministre avait besoin d’entendre la menace pour se convaincre de céder. Signe qu’il est temps de faire la paix, Kron n’est d’ailleurs pas venu seul mais flanqué d’un ami commun : Maurice Benassayag, vétéran du mitterrandisme et vice-président d’Alstom en fausse retraite. Il aime les deux hommes : Kron qu’il défend chez ses amis socialistes, Montebourg qu’il a vu débuter, jeune étudiant qui militait dans son association, Espace 89. Hakim El Karoui est là également. Kron n’est plus un salaud. Buvons ce cognac.
À l’Élysée, dans le bureau d’Emmanuel Macron, les conseillers ont attendu que s’achève la réunion au sommet. Ils boivent eux aussi, finissent une bouteille de tequila qui traînait en inventant les dernières conditions posées à GE pour emballer l’accord. On veut que les cadres des coentreprises soient français, basés en France, que les centres de décision soient français. Tout passe, sauf quand la réalité du pouvoir est en jeu. « Et si l’État devient actionnaire d’Alstom, y voyezvous un problème ? » demandent-ils aux Américains. Pas de problème. Au matin, l’affaire est pliée. Arnaud Montebourg va signer en toute solennité une lettre à General Electric parfaitement calibrée, exigeant d’ultimes concessions... qui sont déjà acceptées. François Hollande a reçu les perdants. Il annonce à Immelt ce que l’Américain sait déjà. C’est fait.
ET BOUYGUES DEVINT LE MÉCHANT
En fin d’après- midi, vendredi 20 juin, Montebourg acte la victoire de GE en conférence de presse. La déclaration a été précédée d’échanges vigoureux entre sa conseillère en communication et celui de Manuel Valls. Le premier ministre est en Saôneet-Loire, le département du ministre : à l’origine, Montebourg devait l’accompagner. Mais aucun écart de langage ne lui échappe : Montebourg préférait « l’offre Mitsubishi adossée à Siemens » alors que le gouvernement « dans sa diversité » a choisi GE. Cette franchise le positionne. D’autant qu’il revendique une victoire :
l’État va racheter les actions de Bouygues (en fait, 20 % des 29 % détenus par l’industriel). La nationalisation, fût- elle partielle, est la preuve que le ministre existe, qu’il pèse. Valls, lui, communique sur « l’anti-Florange », donc son savoir-faire. En apparence, le pouvoir est resté uni.
Tout est réglé ? Sauf un détail. Il reste un homme qui a échappé au bruit depuis le début de l’histoire. « Alors, M. Bouygues, dites-moi comment on en est arrivé là », lui avait lancé François Hollande au début de la crise, avant de le rendre à la quiétude médiatique que sa puissance inspirait. Le voilà en première ligne. Kron a refilé le mistigri à son actionnaire. Bouygues doit vendre ses actions ou l’État appliquera le décret du 14 mai. Si tout est raté, ce sera sa faute. Au cabinet Montebourg, on hausse le ton. Bouygues doit rendre gorge ! Il a voulu GE, il ne s’enrichira pas de cette opération.
Martin Bouygues, à l’heure où se termine cette histoire, devient le méchant du discours public. Il est entré dans Alstom en espérant Areva. Il n’a pas eu Areva. Il a pris l’habitude d’être déçu par l’État. Il n’avait pas encore été sa cible. « J’ai décidé que l’État entrerait au capital d’Alstom, proclame Hollande. Cette condition est majeure pour l’acceptation par le gouvernement de l’alliance qui vient d’être nouée entre General Electric et Alstom. S’il n’y avait pas cette vente à un prix qui, pour le gouvernement, soit acceptable, alors il y aurait nécessairement à revenir sur l’alliance telle qu’elle vient d’être annoncée. »
Sourions un peu. Un prix raisonnable ? Sur le marché, les actions Alstom valent alors 24 euros. Bouygues en veut 35. On ne peut pas le forcer ? Jean-Michel Darrois, maître avocat sur la place de Paris, laisse venir à lui les hommes de l’État. À l’arrivée, ce sera 35 euros. À condition que ce cours soit atteint dans les vingt mois qui suivent la vente – sinon, ce sera au prix du marché. C’est long, vingt mois. Cela se fera. Ou pas. Peut- être jamais, murmure le ministre des finances Michel Sapin, quelques jours plus tard. Où sera Montebourg quand il faudra signer cette vente ? Nul ne le sait. Déjà, on ressent que le bel équilibre du pouvoir ne sera pas éternel. En attendant, Bouygues prête à l’État ses droits de vote chez Alstom. Nous sommes en terre civilisée.
Kron et Immelt vont fêter l’alliance à Belfort – toujours Belfort. Kron et Montebourg célébreront la paix en Saône- et-Loire où le ministre exhibe le PDG comme sa plus belle conquête. Puis chacun rentrera chez soi. De Munich, Joe Kaeser ironise dans une lettre à ses salariés sur ces réjouissances dont il est exclu : « La mise en place de l’accord va beaucoup occuper deux de nos concurrents pendant des années. (...) Et avec le gouvernement français comme actionnaire majeur, il sera difficile [ pour GE] de mettre en place une productivité à l’américaine et des mesures de restructuration. » Kron le trouve « mauvais perdant » et se remet aux machines ; il a une vente à réaliser et ses équipes s’en vont découvrir l’Amérique. Montebourg, lui, a une France à conquérir. Tel un général, il rêve déjà de ses prochaines guerres.
Samedi 21 juin, Arnaud Montebourg savoure sa bonne humeur, tranquillement installé dans un café de la rue du faubourg-Saint-Honoré, pendant qu’on l’attend dans un immeuble voisin, non loin de l’Élysée et tout près du Bristol où tout a commencé. Au cabinet d’avocats Bredin-Prat, Patrick Kron et Jeff Immelt doivent signer l’accord tant attendu. Le ministre de l’économie s’est invité à la fête. Pour apparaître, il attend juste qu’on le rassure sur les négociations avec Bouygues. À l’instant où il est enfin sûr de son coup, il se lève, ravi, et déboule chez les avocats. « Je viens signer ! » Immelt aussi est joueur. Il ouvre les bras, théâtral, et lance : « Hey ! This is the best negociator in the world ! You have nothing else to ask me ? » (voici le meilleur négociateur du monde ! Rien d’autre à me demander ?) Quelques mois plus tard, Arnaud Montebourg en riait encore. Il vivait ses derniers jours de ministre heureux. �
MONTEBOURG A UNE FRANCE À CONQUÉRIR. TEL UN GÉNÉRAL, IL RÊVE DÉJÀ DES PROCHAINES
GUERRES.