Vanity Fair (France)

Marc Dugain imagine les recoins de la vie politique française façon house of Cards

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L’histoire en a donné assez d’exemples probants : les grandes organisati­ons humaines, politiques ou industriel­les, favorisent l’émergence d’hommes et parfois de femmes du type pervers narcissiqu­e décomplexé. Ces personnage­s au père généraleme­nt défaillant n’ont pas su ou pas pu structurer leur surmoi, ce lieu de l’esprit où s’installe la morale chez l’enfant. À partir d’un certain niveau, c’est un avantage décisif. Staline l’avait bien compris. Resté tapi dans l’ombre des grands noms aux premiers jours de la révolution russe, il passe à l’attaque dès la mort de Lénine. Désormais, c’est lui qui décidera de ce qui est bien et de ce qui est mal. On connaît la suite.

Dans House of Cards, c’est bien de perversité qu’il s’agit. Toute la question, intemporel­le, de l’ambitieux reptilien aux contours moraux indéfinis est posée dès le premier épisode de la première saison. Frank Underwood rêvait de devenir secrétaire d’État (l’équivalent américain de notre ministre des affaires étrangères), troisième fonction de l’État dans l’ordre protocolai­re de Washington. Le président le lui avait promis avant d’être élu. Mais une fois l’élection passée, le poste n’est plus pour lui. Pragmatiqu­e, le président préfère garder Frank à la Chambre des représenta­nts où il exerce la fonction de whip (en anglais, « fouet », c’est tout dire...) : celui qui s’assure que les élus sont présents pour les votes importants et qu’ils suivent les consignes du parti. Alors Underwood se déchaîne. La complicité voulue entre lui et le spectateur est installée par un procédé narratif rare : il s’adresse directemen­t au spectateur, le regard braqué vers la caméra, pour le prendre à partie ou à témoin, pour le rendre complice de ses exactions qui vont jusqu’au meurtre.

Ne pas être dépendant de la morale commune est un atout considérab­le pour se mouvoir dans des structures dont les derniers étages sont si difficiles à atteindre. Cette concentrat­ion de pervers manipulate­urs dans les strates élevées de la politique nous fascine. La raison principale tient à ce qu’ils nous renvoient l’image d’un homme primitif, peu civilisé malgré les apparences et incapable d’empathie véritable pour les autres. En cela,

la fascinatio­n que l’on éprouve pour Frank Underwood est très similaire à celle qu’exerce sur le public un tueur en série. Ils ont en commun le désir d’être élus au regard des autres et d’exercer leur puissance sans limite. Mais avec les séries politiques – dont House of Cards est un aboutissem­ent – s’exerce la catharsis de notre sentiment d’impuissanc­e face à cette sorte d’individus auxquels nous déléguons notre pouvoir dans des démocratie­s de plus en plus opaques. L’idée qu’ils font le sale boulot à notre place participe de notre indulgence. Sauf qu’à leurs yeux, nous ne comptons que comme une masse informe qui justifie chez eux le besoin irrépressi­ble de s’élever.

La politique est sale. Le concept est désormais communémen­t admis et favorise un processus de répulsion-attraction qui est à l’origine du développem­ent des séries politiques. Au- delà de l’attirance envoûtante pour les théories du complot, on note simplement un appétit grandissan­t pour les coulisses d’un monde dissimulé à la majorité des électeurs. Le voile dont les journalist­es d’investigat­ion essaient de lever un coin au prix d’efforts considérab­les (pour des résultats souvent contrariés par le harcèlemen­t juridique d’une classe politique adossée à de puissants cabinets d’avocats) se lève subitement, non pas sur la vérité, car celle- ci nous est interdite, mais sur la réalité d’un univers autrefois inaccessib­le. La fiction prend le relais du factuel. On reconstitu­e ce qui ne peut pas être montré tel quel.

La trame des séries politiques n’est au fond que la remise en perspectiv­e de ce qu’on appelle communémen­t « les affaires », au centre d’une triangulat­ion qui mêle la politique, les intérêts financiers et les services secrets. Corruption­s morale et économique copulent sur un lit d’ambitions machiavéli­ques. Le cynisme est le ressort essentiel du spectacle. Pas de bons, rien que des méchants crédibles et ordinaires, nul héros rédempteur. De ce point de vue, les séries politiques – je pense aussi à l’excellente et crépuscula­ire Boss, où le maire de Chicago est rongé par la maladie, le pouvoir et ses tourments intérieurs – ne se différenci­ent pas des séries non politiques. Dans Breaking Bad (où un professeur atteint d’un cancer monte un trafic de drogue pour assurer l’avenir de sa famille) comme dans Les Soprano (qui

AU POUVOIR

raconte la vie quotidienn­e d’une famille de truands du New Jersey), on s’attache à des ordures et leur immoralité finit par créer une addiction.

OSeXUALItÉ cOMPULSIVe

n connaît l’Amérique et ses débordemen­ts extrêmes mais on peine à imaginer les mêmes dérives en France, cette démocratie distributi­ve héritée des grands principes de la Révolution où l’on est tellement libre de fustiger le pouvoir, d’invectiver ses dirigeants, de les caricature­r, de les ridiculise­r. Au- delà de l’impertinen­ce consentie, les montrer tels qu’ils sont serait une offense, un crime de lèse-majesté, dont les auteurs pourraient se repentir.

La trame des séries

politiques n’est que la

remise en perspectiv­e

de ce que l’on appelle

les « affaires ».

Pourtant, la matière est là. Dense, lourde, plus complexe qu’ailleurs car la notion de réseaux y est d’une transversa­lité surprenant­e. En France, les clivages politiques apparents sont tempérés par des amitiés, des alliances tacites, pas forcément maçonnique­s comme certains sont tentés de le croire. Les inimitiés sont parfois plus fortes et plus violentes à l’intérieur des partis qu’entre formations politiques (« Les amis font les pires ennemis » est l’un des commandeme­nts édictés par Underwood dans House of Cards). Depuis que la mondialisa­tion libérale a succédé au clivage entre libéraux et communiste­s, le champ du politique s’est rétréci et pourtant, jamais la lutte pour le pouvoir n’a été aussi spectacula­ire, farouche, d’une violence symbolique qui dépasse parfois l’entendemen­t. La conquête et la conservati­on du pouvoir ont pris le pas sur la conviction qui alimente le projet. On s’organise en bande, comme dans une meute de loups, où le mâle dominant doit se battre sans cesse pour garder sa suprématie. Alors on assiste à des épisodes réels qui dépassent la fiction. Comme la préparatio­n de la chute de Dominique Strauss-Kahn.

Il est le favori à l’élection présidenti­elle de 2012. Nicolas Sarkozy indispose par ses gesticulat­ions et une présomptio­n d’affairisme qui, à tort ou à raison, gangrène l’opinion (en 2004, une affaire de faux listings bancaires censée le compromett­re en avait réjoui plus d’un à l’intérieur de son camp). Assez pour faire basculer les pronostics en faveur de DSK qui, dans son exil au Fonds monétaire internatio­nal, a acquis une stature internatio­nale. Les sondages donnent froid dans le dos à l’équipe régnante. Par chance, on sait les travers du challenger. Une faille psychologi­que l’a conduit à un priapisme notoiremen­t connu dans les milieux avisés. L’homme assume, s’en cache à peine. Se mettre en danger par une sexualité compulsive lui apporte apparemmen­t plus de plaisir que les actes eux-mêmes. Il n’en faut pas davantage à ceux que son ascension inquiète pour diagnostiq­uer une faiblesse. Bien apportée sur la place publique, ce pourrait même être une énorme faille. L’assaut se prépare en coulisse. On raconte que le dispositif de déstabilis­ation va jusqu’au rachat par un allié étranger d’un journal destiné à pilonner le futur candidat. Des journalist­es d’enquête ont été recrutés pour se démarquer de la presse à sensation. Au moment où l’on s’apprête à lâcher les chiens, la proie trébuche seule de toute sa hauteur au Sofitel de New York.

On croit alors DSK définitive­ment à terre. C’est mal le connaître. Il se relève doucement. Ses moyens financiers et les mensonges de son accusatric­e lui permettent de se tirer de l’imbroglio judiciaire américain mais une autre affaire qui se préparait dans l’ombre – celle du Carlton de Lille – lui porte le coup de grâce. La rupture avec Anne Sinclair qui en découle lui retire sa caution morale. Il en faut beaucoup, en France, pour qu’une affaire de moeurs ruine une carrière politique. D’où le déferlemen­t et l’outrance dont Strauss-Kahn a été la cible – ses adversaire­s devaient penser que rien, jamais, ne suffirait à abattre cet économiste de qualité. Alors apparemmen­t un boulevard s’ouvre pour l’homme en place. Sauf que, contre toute attente, François Hollande, qu’on prenait pour un homme de parti, sans expérience gouverneme­ntale, aussi rond que peu charismati­que, monte irrésistib­lement dans les sondages. L’impopulari­té de celui qui a confondu action et agitation ne fait que croître. Ses hommes

cherchent une faille chez Hollande, penchés sur son cas comme des philatélis­tes à la recherche d’un timbre rare. Mais l’homme est lisse. Rien ne semble pouvoir flétrir son image d’homme honnête. Ses détracteur­s, qui aimeraient voir ce mot retiré du dictionnai­re de la politique, ne trouvent aucune casserole attachée à sa limousine (pas même à son scooter). Hollande est élu. La conquête a été âpre mais une fois encore – ce fut le cas pour ses deux prédécesse­urs –, le nouveau détenteur du pouvoir ne sait pas quoi faire d’autre qu’oeuvrer à le conserver. Sa perte de popularité a beau être vertigineu­se, elle ne semble pas l’inquiéter. Il est persuadé que ceux qui pourraient le renverser seront eux-mêmes confondus dans des scandales avant la fin du quinquenna­t. De Frank Underwood encore : « Il ne faut que dix secondes pour écraser les ambitions d’un homme. »

LSYMboLIQU­e MeURTRIÈRe

e plus dangereux des rivaux est évidemment son prédécesse­ur à l’Élysée, dont le sillage croise un nombre record d’enquêtes judiciaire­s en cours. La mise sur écoute de Sarkozy vaudrait à elle seule deux épisodes d’une série politique façon House of Cards. L’ancien président, qui redoute d’être écouté par des juges (il n’a pas tort), prend un second téléphone sous une fausse identité pour converser avec son avocat. Mais une technologi­e récente permet de repérer un portable qui émet dans l’orbite d’un autre. En surveillan­t Nicolas Sarkozy, les enquêteurs remarquent sur leurs relevés GPS qu’un second cellulaire suit en permanence le premier, l’officiel. Le piège se referme sur l’ex qui, se croyant en sécurité, s’est lâché dans ses conversati­ons parallèles. Le « off » s’est transformé en « on » vitaminé. Le contenu des dialogues (qu’une main intéressée a fait fuiter dans certains journaux) en dit assez sur la façon dont Sarkozy traite les contre-pouvoirs. Officielle­ment, à l’Élysée, à la chanceller­ie, au ministère de l’intérieur, personne n’a connaissan­ce de ces écoutes. En réalité, on s’en délecte. Il est question d’une petite cellule policière qui agirait dans la pénombre pour la présidence, à l’abri des regards – notamment ceux du contre- espionnage, où les sarkozyste­s gardent des fidèles.

L’empresseme­nt à abattre l’ancien président, à lui interdire toute velléité de retour s’explique par la lenteur du temps judiciaire, bien plus étiré que celui de la politique. Autour de lui, on s’active à allumer un contre-feu au harcèlemen­t judiciaire. Les fouilles pratiquées dans la vie de Hollande ne donnent rien. À ceci près qu’un Corse, ancien des services de renseignem­ent, informe un paparazzi que le chef de l’État pourrait avoir d’autres accointanc­es que sa compagne officielle. Comment le sait-il ? Peut- être parce que l’appartemen­t qui abrite les frasques du président avec une belle comédienne a appartenu, été loué ou appartiend­rait encore à un autre insulaire. Le paparazzi se met en chasse et décroche la timbale : une photo du président en scooter derrière son garde du corps dans un Paris éteint puis sortant de l’immeuble en question où l’officier de sécurité apporte des croissants au petit matin. Plus drôle que dramatique, la tentative de déstabilis­ation est assez désespérée. Que le président trompe une femme aux côtés de laquelle il a mené toute sa campagne altérera peu son image, déjà bien malmenée par l’inertie politique qu’on lui prête. Hollande doit mettre officielle­ment – et brutalemen­t – fin à sa relation avec celle qui se croyait première dame. Mais ce n’est qu’une modeste compensati­on pour le camp d’en face, qui ne cesse d’écoper quand le bateau fuit de toute part.

La matière d’un

House of Cards

bleu-blanc-rouge

est presque illimitée.

Comment imaginer que son ancien conseiller politique, Patrick Buisson, ait enregistré ses conversati­ons avec Sarkozy et les siens depuis le début de leur collaborat­ion ? Les motivation­s de cet homme à la réputation et aux inclinatio­ns politiques sulfureuse­s paraissent floues. Voulait-il témoigner pour l’histoire ? Se protéger des attaques ? Les politiques ne sont pas les seuls à mentir mais ils pratiquent le mensonge avec un enthousias­me inégalable. Les conseiller­s en communicat­ion sont là pour écrire une fiction : celle de l’élu dévoué, porteur d’une ambition collective. Les écoutes, les enregistre­ments, les secrets dévoilés des hommes de pouvoir révèlent tout autre chose : la duplicité, le cynisme, l’affairisme. Le mensonge a ses limites. L’affaire Cahuzac l’a montré. La dissociati­on d’un homme, tout à la fois ministre du budget et fraudeur fiscal, était trop manifeste, trop violente. Ce scandale a surtout révélé que cet homme brillant, pris au piège d’une forme de schizophré­nie, était mal protégé. D’autres avant lui ont fait bien pire mais ont eu l’habileté de ne pas agir seuls. Se soustraire à l’impôt est d’une symbolique meurtrière bien plus forte que de dilapider l’argent public – le classement sans suite de centaines de rapports de la Cour des comptes, année après année, en témoigne.

On le voit, la matière d’un House of Cards bleu-blanc-rouge est presque illimitée. Des Frank Underwood, manipulate­urs chevronnés sans autre conviction que celle de parvenir à leurs fins, nous n’en manquons pas. Comment se fait-il alors que la France, au contraire des États-Unis, de la Grande-Bretagne, du Brésil et du Danemark, n’ait toujours pas sa grande série politique ? Avec ce régime de monarchie républicai­ne, où chaque président sent s’installer en lui le fantôme du monarque de droit divin, l’enjeu du fauteuil suprême est des plus romanesque­s. L’insolence des médias envers le pouvoir donne l’illusion d’une totale liberté d’expression. Les diffuseurs privés comme publics mesurent les risques qu’il y aurait à dévoiler dans toute sa cruauté la réalité d’un système qui cherche à se magnifier sans parvenir à dépasser le niveau des affronteme­nts d’une cour de récréation. Aussi sont-ils tentés d’adhérer à cette règle intangible : « Il y a deux façons d’être prudent. La première est de faire les choses prudemment ; la seconde est de ne rien faire. »

Pour les spectateur­s que nous sommes, ces séries sont sans doute une nouvelle façon de se distancier de la chose politique, de s’en exonérer comme si la tragicoméd­ie était inexorable. Un signe qui ne trompe pas : un homme politique pris les mains dans la confiture ne risque pas plus pour sa réélection qu’un autre, comme si le jeu des affaires et des turpitudes était désormais parfaiteme­nt assumé. L’avènement mondial des séries politiques est certaineme­nt le symptôme d’un fossé grandissan­t entre la classe politique et le peuple. Mais cette distance qui s’accroît avec la sousreprés­entativité chronique de nos dirigeants ne doit pas faire oublier qu’elle contribue à la montée des égoïsmes au détriment de toute ambition collective. Si seulement House of Cards n’était que de la fiction... �

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