Vanity Fair (France)

Laurence Haïm dégaine l’épée disparue de saddam hussein

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out a commencé par une petite annonce, publiée dans un quotidien local du New Hampshire. « À vendre : magnifique épée de Saddam Hussein trouvée dans un palais présidenti­el au moment de la chute de Bagdad par un h istorien d ’une unité américaine. Le soldat a obtenu légalement cette épée et tous les papiers sont en ordre. Une occasion magnifique à ne pas rater. » Ce samedi 7 janvier 2012, Tom Pugliese, agent spécial du Homeland ( le départemen­t de la sécurité intérieure des ÉtatsUnis), n’en croit pas ses yeux. Voilà des années qu’il travaille au sein de la division chargée de la lutte contre le trafic d’oeuvres d’art ; avec son équipe, il a notamment retrouvé des correspond­ances volées de l’impératric­e Catherine II de Russie, mais c’est la première fois qu’il découvre un trésor dans la presse. Sur Internet, il cherche le nom de la maison de ventes indiquée sur l’encart : Amoskeag Auction Company. Le site fait sérieux. Deux fois par mois, l’établissem­ent organise des ventes d’armes anciennes. Son catalogue compte quelques milliers de réfé rences, surtout des fusils de la guerre de Sécession et des souvenirs du débarqueme­nt en Normandie. L’épée de Saddam, elle, est classée dans la catégorie « articles exotiques ».

Intrigué, l’agent Pugliese appelle en se présentant comme un collection­neur. « Désolé, s’entendil répondre, cette épée a suscité de nombreuses demandes et elle vient d’être cédée pour 15 000 dollars [11 200 euros] à un acheteur qui vit en Floride. » Le lendemain, il compulse

Tdes articles de journaux consacrés à l’interventi­on américaine en Irak, au printemps 2003. Barack Obama n’était pas encore président. À la Maison Blanche, les néo conservate­urs prônaient une ligne dure. À Bagdad, les jeunes soldats américains déboulonna­ient les monuments du régime déchu. Selon de nombreux témoignage­s, certains GI ne se sont pas privés de quitter le pays en emportant des tapis ou de l’argenterie. Dans un palais de Saddam Hussein, un soldat a même répertorié les roses du jardin puis rapporté des boutures à sa famille. Durant le pillage de la résidence de Tarek Aziz, l’ancien ministre des affaires étrangères, d’autres ont emporté les albums photos du propriétai­re

avec les grands de ce monde, dont Bill Clinton aux Nations Unies. Une épée du dictateur a très bien pu sortir d’Irak durant cette période troublée, se dit Tom Pugliese. Il raconte cette histoire à l’un de ses amis, membre du FBI.

Le 9 janvier 2012 à la première heure, les deux hommes surgissent au siège d’Amoskeag. « Nous sommes des agents du gouverneme­nt et nous enquêtons sur l’épée de Saddam Hussein. Nous cherchons à savoir si du patrimoine culturel irakien a été importé illégaleme­nt aux ÉtatsUnis. » Ici, on ne plaisante pas avec le Homeland et le FBI, a fortiori quand i ls font cause commune. Le directeur d’Amoskeag leur apprend que l’épée n’a pas encore été expédiée en Floride. L’agent Pugliese demande à la voir. « Elle était très belle, en bon état et bien plus imposante que je ne le pensais », confietil aujourd’hui. Sortie de son écrin de velours bleu turquoise, la lame mesure plus d’un mètre. Sur le pommeau en or, on peut lire cette phrase en arabe : « Cadeau des Émirats arabes unis à Saddam Hussein. »

Une notice précise que « cette épée a été trouvée par un soldat américain appartenan­t au 16e Military History Detachment, une unité du Pentagone dont la mission est de collecter les docu ments à valeur historique pendant les conflits ». D’autres documents assurent que le commandant de l’unité a autorisé le soldat à s’approprier l’arme. Celleci est considérée comme un « trophée de guerre et son propriétai­re peut en disposer comme il le souhaite ».

Ces pièces ne convainque­nt toutefois pas les deux enquêteurs. Selon les règles édictées par le départemen­t de la défense des ÉtatsUnis, les soldats doivent restituer à leur commandeme­nt les objets pris à l’ennemi au cours des opérations militaires. Certes, une requête s péciale p eut ê tre f ormulée pour conserver un souvenir. Mais cette procédure ne s’applique pas au patrimoine historique d’un pays. Tom Pugliese et son acolyte saisissent donc l’épée surlechamp. À cet instant, ils sont cependant loin d’imaginer la charge symbolique – et bientôt polémique – de leur saisie.

troUSSe De MAQUILLAGe

Dans un premier temps, les autorités se félicitent d’avoir récupéré une telle relique. Au ProcheOrie­nt, les régimes autoritair­es ont toujours manifesté un intérêt particulie­r pour les épées. En Libye, Mouammar Kadhafi a appelé son deuxième fils Saïf alIslam ( littéralem­ent : « Sabre de l’Islam »). En Iran, les chars d’assaut de l’armée sont baptisés Zulfikar, du nom de la fameuse épée à deux pointes offerte par le prophète Mahomet à son gendre Ali – un célèbre slogan chiite précise : « Il n’y a pas de héros comme Ali, il n’y a pas d’épée comme Zulfikar. » Quant au roi Hamed de Bahreïn, il a pris l’habitude d’offrir des sabres en or aux chefs d’État en visite officielle : ni le chancelier allemand Gerhard Schröder, ni le roi Abdallah d’Arabie saoudite, ni même le président américain George W. Bush n’ont pu échapper à cette encombrant­e tradition.

Saddam Hussein, lui, usait de ce symbole davantage que quiconque. En 1986, durant la guerre contre l’Iran, il fit édifier à Bagdad une sculp

un journalist­e va

remettre en cause

l’authentici­té

de la découverte.

ture géante constituée de deux lames de 45 mètres de long formant un arc de triomphe. Seize ans plus tard, pour répondre aux accusation­s du premier ministre britanniqu­e Tony Blair sur les « armes chimiques et biologique­s » supposémen­t détenues par le régime irakien, il dégaina une magnifique épée de son fourreau en lançant face aux caméras : « Voilà mon unique arme de destructio­n massive ! » La veille de son exécution, en décembre 2006, le dictateur déchu écrivait à son propre sujet : « Il n’a jamais plié devant les despotes et, conforméme­nt aux souhaits de ceux qui l’aimaient, il est resté une épée et une bannière. »

En m ars 2012, à peine trois mois après la confiscati­on de l’arme, un journalist­e va cependant remettre en cause l’authentici­té de cette découverte. Spencer Ackerman est spécialist­e des affaires militaires au quotidien anglais The Guardian, et aujourd’hui célèbre pour avoir publié avec un confrère les premières révélation­s d’Edward Snowden sur le système de surveillan­ce mis en place par la NSA – cette enquête lui a valu le prix Pulitzer, la plus haute distinctio­n pour les journalist­es. À l’époque de la guerre d’Irak, il travaillai­t pour le magazine Wired ( propriété, comme Vanity Fair, du groupe Condé Nast), spécialisé dans les nouvelles technologi­es. Sur le site du journal, il a signé un article intitulé : « Sorry, That’s Not Really Saddam’s Sword You’re Buying » (« Désolé, ce n’est pas vraiment l’épée de Saddam que vous achetez »). Sa conclusion était sans appel : selon lui, l’épée mise en vente n’a jamais appartenu au dictateur irakien. Et pour cause : le formulaire rempli par le soldat date du 9 mars 2003, soit dix jours avant le début de l’interventi­on américaine en Irak...

Ce que le journalist­e ignore à ce momentlà, c’est que l’épée ne figure déjà plus au catalogue d’Amoskeag,

mais qu’elle se trouve entre les mains du Homeland, dont le siège est à Washington. À l’entrée, chaque visiteur doit retirer sa montre et déposer ses téléphones – les femmes sont également priées d’ouvrir leur trousse de maquillage et de laisser la sécurité vérifier leurs talons. La fouille dure une quinzaine de minutes. Un panneau indique : « Si vous remarquez quelque chose, dites- le. » Tout au long du couloir baptisé « Honneur et service », des portraits d’agents tués en mission ornent les murs.

C’est là que, durant des mois, Katerina Kane, chef de la division chargée des biens culturels, va travailler sur l’épée de Saddam Hussein. Depuis 2007, son départemen­t a permis de restituer 7 150 objets ou tableaux à quelque 26 pays. Chacun de ses 300 agents a bénéficié d’une formation spéciale avec des conseiller­s artistique­s de la prestigieu­se institutio­n Smithsonia­n, consortium qui regroupe 19 musées et galeries. Ces détectives peuvent aussi consulter à c haque i nstant l a « liste rouge » établie par Interpol en collaborat­ion avec le Conseil internatio­nal des musées, où sont répertorié­es les plus belles oeuvres disparues. Quand elle s’empare du dossier de l’épée, Katerina Kane ne croit pas qu’il s’agisse d’un faux. La porte- parole du Homeland, Nicole Lavas, m’a écrit par e- mail que le « gouverneme­nt irakien a identifié cette épée comme celle ayant appartenu à Saddam Hussein ». L’ambassadeu­r irakien aux États- Unis, Lukman Faily, m’a confirmé dans une lettre officielle que « cette épée appartenai­t bien à la collection personnell­e » de l’ancien raïs. Une source du Pentagone, sous le couvert de l’anonymat, m’assure pour sa part que l’anachronis­me du formulaire serait en réalité dû « à un problème administra­tif ».

AFINe LAMe

près p lusieurs m ois de v érificatio­ns, le Homeland prend la décision de rendre l’arme aux autorités irakiennes. Un geste fort. Le 29 juillet 2013, une cérémonie est organisée à l’ambassade d’Irak à Washington. Thomas Pugliese n’est pas invité. La presse non plus. Dans un

communiqué, le Homeland précise que l’événement s’est déroulé « autour de quelques rafraîchis­sements ». Le numéro 2 du départemen­t, James Dinkins, déclare que « l’épée rendue aujourd’hui au peuple d’Irak représente une partie de l’histoire du pays qui n’aurait jamais dû être volée ou mise à l’encan ». Son excellence Lukman Faily, lui, remercie « le gouverneme­nt américain, les agents du Homeland et tous les soldats en coulisses qui ont contribué à restaurer l’héritage de l’Irak et de son peuple ».

Quelques mois plus tard, j’ai rencontré Lukman Faily dans son ambassade, une petite maison sans luxe posée sur la prestigieu­se avenue Massachuse­tts de Washington, où sont établies la plupart des missions diplomatiq­ues. Sur les murs, des tableaux d’artistes irakiens représente­nt des chevaux ou, de manière abstraite, un immeuble qui explose. Ce grand homme d’origine kurde a passé une bonne partie de sa vie au Royaume-Uni où il a notamment travaillé pour le géant de l’électroniq­ue Hewlett- Packard, avant d’être nommé à Washington. Cette année, il s’est fait remarquer en participan­t au marathon de Boston, un an après les attentats qui ont ensanglant­é la précédente édition : sur Fox News et CNN, les téléspecta­teurs ont pu le voir, en short et en sueur, se présenter comme « un Arabe engagé dans le marathon contre le terrorisme ». Quand je l’ai questionné sur l’épée, il m’a avoué que celle- ci se trouvait toujours dans sa résidence : « Nous n’avons pas encore pu la rapatrier pour des raisons budgétaire­s. » Il me l’a pré-

L’ambassadeu­r irakien aux États-Unis

remercie « le gouverneme­nt américain,

les agents du Homeland et tous les soldats

en coulisses qui ont contribué à restaurer

l’héritage de l’Irak et de son peuple ».

sentée : c’est une arme immense, dont la lame dépasse 1,50 mètre. Les agents du Homeland n’avaient pas aussi bien décrit l’or de l’étui, les quatre imposantes perles blanches incrustées, la fine lame ciselée en argent, la tête d’aigle en or sur le pommeau. Avant de la ranger dans son fourreau, l’ambassadeu­r m’a montré les vers gravés en or sur le tranchant, une citation du poète Antarah ibn Shaddad : « L’épée est un médicament puissant, y compris contre le mal de tête. » �

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Saddam Hussein en 2001 à bagdad, Moustafa Mero, ministre syrien.
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Lukman Faily, ambassadeu­r d’Irak aux États- Unis : l’homme qui détient actuelleme­nt l’épée de Saddam Hussein.

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