Vanity Fair (France)

Philippe sollers et la manie Manet

Fasciné par l’oeuvre du premier grand peintre moderne, PHILIPPE SOLLERS explique en quoi la conception de l’amour –très libre– de l’artiste ne cesse de l’inspirer.

- PROPOS RECUEILLIS PAR ANNA TOPALOFF

Manet m’a accompagné toute ma vie. Il est là, avec moi, tout le temps. Sur les couverture­s des éditions poche de mes livres, sur les murs de mon bureau où j’ai accroché les reproducti­ons de ses tableaux, et dans mon esprit, quand je croise dans la rue une femme, élégante et mystérieus­e, qui semble tout droit sortie d’une peinture signée Édouard Manet. Je l’ai découvert très jeune quand, à l’heure des premiers émois adolescent­s, je cherchais des nus excitants : j’avais déjà trouvé ceux de Watteau et de Fragonard qui étaient admirables, mais l’Olympia de Manet a eu sur moi un eƒet disons, fulgurant ! C’est un tableau très érotique mais surtout très énigmatiqu­e. Depuis, je cherche à comprendre cette femme. Je vais souvent la voir, au musée d’Orsay. Même si elle est trop souvent mise à côté d’autres nus peints à la même période et qui n’ont rien à voir avec elle : ces bonnes femmes croulant sous les bijoux et vautrées sur des rochers, c’est le mauvais goût absolu !

Manet a su, mieux que personne, capter la substance de l’être féminin. Pour moi qui ai beaucoup écrit sur les femmes, il est un modèle. Il avait le coup d’oeil pour saisir, en deux coups de crayon, l’âme d’une demoiselle rencontrée dans un café. Un écrivain, c’est ça : quelqu’un qui cherche à croquer l’instant, à dévoiler, en une petite touche, la profondeur d’un personnage. Dans mon travail, je prends beaucoup de notes à la volée, sans toujours savoir où elles me mèneront. Un exercice pour tenter d’atteindre, un jour peut- être, la justesse du fameux “coup d’oeil” de Manet. Ses tableaux sont pour moi une source d’inspiratio­n inépuisabl­e. Le Déjeuner sur l’herbe, par exemple, j’ai besoin d’en avoir une reproducti­on jamais loin de moi. Il suscite en moi une série de questionne­ments: cette dame toute nue, au milieu de ces hommes bien habillés, pourquoi nous regarde- t- elle si frontaleme­nt ? Que fontils dans ce sous-bois ? Ou plutôt, que s’apprêtent-ils à faire ? C’est intrigant, étrange, excitant... C’est le début d’un roman ! Dans L’Éclaircie, un de mes livres, j’ai fait apparaître des personnage­s issus des peintures de Manet mais c’est dans Portraits de femmes qu’il est ˜nalement le plus présent car c’est lui qui m’a appris à regarder les femmes. Le livre est devenu un best-seller alors, pour cela et pour le tout le reste, je lui dois beaucoup.

Manet adorait la compagnie féminine. À la ˜n de sa vie, il souƒrait beaucoup d’une amputation de sa jambe gauche, causée par la syphilis. Son ami, le critique d’art Antonin Proust, a dit cette phrase qui m’émeut terribleme­nt : “Il sužsait qu’une femme soit là, n’importe laquelle, pour qu’il redevienne gai.” Ce “n’importe laquelle” touche au sublime: ce ne sont pas les jolies ˜lles qui l’ont maintenu en vie, mais le féminin, dans son essence même. Manet n’avait aucun parti pris en la matière : les serveuses le fascinaien­t autant que les grandes bourgeoise­s. Et il avait le même désir de les peindre... pourvu qu’il estimât qu’elles méritaient un tableau. Mon choix d’écrire sur des femmes de tous milieux et de toutes conditions vient très certaineme­nt, aussi, de lui.

Manet, c’est un art de vivre. Il avait une conception très libre de l’amour qui, très vite, m’a parlé. C’était un dragueur, n’ayons pas peur des mots. Il suivait les jeunes ˜lles dans la rue et leur demandait de venir poser, pour lui, dans son atelier... Mais avec une élégance et un humour qui le rendaient irrésistib­le. Même aux yeux de sa compagne légitime. Un jour qu’il ˜lait discrèteme­nt une demoiselle dans la rue, il s’est fait pincer par son épouse. Dans un éclat de rire, il lui a répondu: “Ah mais je croyais que c’était toi !” N’est- ce pas la délicatess­e même ? L’anti-Strauss-Kahn, on pourrait dire... Manet aimait passionném­ent les femmes, c’est une chose. Mais, plus prodigieux encore, elles étaient folles de lui. La belle Méry Laurent, qu’il a si souvent peinte, et tellement aimée, n’a jamais oublié de déposer, chaque année, une brassée de lilas blancs sur la tombe de Manet. Voilà une chose qui, peut- être encore plus fortement l’âge aidant, ne cesse de me bouleverse­r.» —

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d’Édouard
sur l’écrivain
Manet qui a eu
Philippe Sollers.
un « effet fulgurant »
En haut, le tableau d’Édouard sur l’écrivain Manet qui a eu Philippe Sollers. un « effet fulgurant »

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