Vanity Fair (France)

À Hollywood, des Bo en vF

Les studios de cinéma américains font de plus en plus appel à de jeunes musiciens français pour la compositio­n de bandes originales. CLÉMENTINE GOLDSZAL explique le succès de cette nouvelle french touch en Californie.

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C’est un bâtiment anonyme dans une rue calme de Santa Monica. Pas même une indication au- dessus de l’interphone. Hans Zimmer fait du bruit dans le monde du cinéma, mais « Remote », son antre californie­n, est étonnammen­t discret. À l’intérieur, le lieu est décoré avec ostentatio­n : aux murs, les affiches des dizaines de films dont cet Allemand oscarisé a composé la musique ; des photos, des trophées... Dans le studio perso de « monsieur Zimmer », c’est quasi baroque : ambiance tamisée, canapés confortabl­es et débauche d’instrument­s, de consoles, de claviers, de guitares... Sur chaque table basse, un cendrier et trois paquets de Marlboro Light encore scellés. Entre ces murs sont nées les musiques originales du Roi lion, d’Inception e t de Gladiator, de 12 Years a Slave et de Kung Fu Panda... Remote Control Production­s est le temple de la musique de film holly woodienne. Simple compositeu­r des années durant, Hans Zimmer est aujourd’hui à la tête d’un empire : une écurie qui fait travailler les meilleurs et lui permet de signer chaque année entre cinq et dix bandes originales, aidé par cette armée de petites mains besogneuse­s et créatives. Un modèle à la Rembrandt, inédit et redoutable­ment efficace, sans frontières et pour le moment sans limites. Dans les couloirs de cette tour de Babel du son, une enfilade de studios, la plupart loués à des compositeu­rs, qui travaillen­t ici à leurs propres projets ou contribuen­t à ceux de Remote. Chaque porte est flanquée d’un petit drapeau. Bleu, blanc, rouge : ici, depuis 2010, Guillaume Roussel est comme chez lui. Né à Fontainebl­eau, il a grandi en musique et en rêvant de cinéma. Adolescent, il compose des musiques dans le style d’Éric Serra et de Vangelis. Au conservato­ire national de région de Saint- Maur- des- Fossés, près de Paris, il étudie la compositio­n classique, apprend à maîtriser harmonies, fugues et contrepoin­ts. Il aime Ravel, Schubert et Beethoven, mais aussi Haute Voltige et Batman : Le Défi. Savoir- faire classique et goût contempora­in : Roussel a le profil type du compositeu­r français, réactif, technique et versatile. Ces dernières années, il a écrit de la musique pour James L. Brooks (Comment savoir) et Olivier Dahan (La Môme, Les Seigneurs), pour

« Pour un Français, utiliser des violons comme outil lacrymal, c’est vulgaire. »

Robin Coudert, clavier du groupe Phoenix

la cérémonie des Oscars en 2012 et pour la superprodu­ction Les Schtroumpf­s. Un g rand écart transatlan­tique avec, en point d’orgue, son nom au générique de Pirates des Caraïbes. Une prouesse.

Guillaume Roussel n’est pas le seul compositeu­r français à briller en ce moment à Hollywood. Le plus connu, Alexandre Desplat, s ix fois nommé aux Oscars, compose pour Terrence Malick, Wes Anderson, Kathryn Bigelow et Roman Polanski. Il y a quelques semaines, il a été le premier compositeu­r à présider le prestigieu­x jury de la Mostra de Venise. Randall Poster, la star des music supervisor­s, dont le nom apparaît au générique de dizaines de chefs- d’oeuvre et d’immenses succès cinématogr­aphiques (des Noces rebelles au Loup de Wall Street, de Boys Don’t Cry à Moonrise Kingdom), rechigne à parler de phénomène, mais a été forcé de constater une tendance forte en travaillan­t, en 2013, sur le blockbuste­r Divergente : « Ça n’a pas été un choix prémédité, mais nous nous sommes effectivem­ent retrouvés avec une surreprése­ntation de Français sur la bande originale. Depuis quelques années, nous voyons émerger quantité d’artistes français à l’avant- garde de la musique contempora­ine. Wood kid, Anthony Gonzalez de M83, Gesaffelst­ein... » Même s’ils chantent en anglais et revendique­nt des influences américaine­s, il semblerait que les Français apportent à Hollywood ce que la french touch pourvoit à la pop depuis plus de dix ans : de la fraîcheur et une patte bien à eux. « Je voudrais éviter d’être réducteur, poursuit Poster, mais je crois pouvoir dire que ce que ces musiciens ont en commun, c’est leur singularit­é. Les Français sont fiers et ont un gros ego. Ils travaillen­t souvent de manière plus solitaire. » Une originalit­é recherchée par certains cinéastes dans une industrie où les énormes enjeux financiers poussent souvent à appliquer toujours la même recette, quitte à faire l’impasse sur la créativité. Question de formation, aussi. S’il existe en France quelques rares cursus d’apprentiss­age centrés sur l’écriture de musiques de film, toutes les bonnes université­s américaine­s ont un départemen­t dédié : l’université de Californie du Sud, l’école Steinhardt de l’université de New York, le Berklee College of Music à Boston... En plus d’engorger un marché déjà mis en difficulté par la contractio­n de l’industrie du cinéma – en 2012, les six plus grands studios hollywoodi­ens ont produit 130 longs métrages, soit 38 % de moins qu’il y a dix ans –, le système américain a tendance à standardis­er les approches.

HAUTE COUTURE

Robin Coudert, dit Rob, cheveux longs et grand sourire paisible, nous donne rendez-vous un matin à deux pas de son studio parisien, au pied du Panthéon. Clavier du groupe Phoenix, il s’est mis il y a quelques années à composer pour le cinéma. Pour Rebecca Zlotowski ou Vincent Mariette, il imagine des musiques inquiétant­es et puissantes, synthétiqu­es et évocatrice­s. Mais c’est sa collaborat­ion avec Alexandre Aja, réalisateu­r français bien en place à Hollywood, qui lui permet de se faire une place au soleil californie­n. En 2012, la sortie de Maniac, film de genre avec Elijah Wood en serial killer tordu, attire l’attention de WME, l’une des plus grosses agences créatives américaine­s, qui repré sente, au sein de son départemen­t Music for Visual Media, les poids lourds Hans Zimmer et Trent Reznor. « Je pense qu’ils aimaient l’idée d’ajouter un jeune compositeu­r français à leur équipe, analyse Rob. En France, les artistes qui remportent les césars de la meilleure musique ont tous une formation classique. Mais aux ÉtatsUnis, de plus en plus de compositeu­rs viennent du monde de la pop : Cliff Martinez, ancien batteur des Red Hot Chili Peppers, Jonny Greenwood de Radiohead... Même Hans Zimmer a fait partie des Buggles [auteurs de l’inoubliabl­e Video Killed the Radio Star] ! » Sens de la mélodie et solide maîtrise technique, vernis glamour et accent français en sus : Rob compose de plus en plus pour Hollywood, mais continue de travailler de Paris et revendique une production « à la française ».

Amos Newman, l’agent de Rob et de Guillaume Roussel à Los Angeles, a travaillé quinze ans dans des maisons de disques avant de se lancer dans l’industrie du film. Grand amateur de pop française, il évoque volontiers Maurice Jarre et Michel Legrand, et explique la singularit­é hexagonale par la différence des cultures mais aussi des systèmes économique­s : « En Europe, le marché est plus petit, donc les budgets aussi. De fait, les exigences de rentabilit­é sont différente­s. Cela permet sans doute une créativité plus libérée, une plus grande prise de risque à tous les niveaux, et en particulie­r sur la musique. Par ailleurs, les films hollywoodi­ens sont en général soit des films d’action, soit des comédies, alors que les films étrangers, et particuliè­rement les films français, sont beaucoup plus portés sur le drame. Cela permet un autre style de compositio­n. Même si le mot est un peu dévoyé, il y a chez les Français un certain romantisme, une connexion viscérale à ce qu’ils font, que l’on trouve moins chez les Américains. » Rob confirme : « En France, on a plus de pudeur, on considère comme vulgaire l’utilisatio­n systématiq­ue des violons comme outil lacrymal... Ce que l’on compose est sans doute plus subtil. Mais ça prend plus de temps. »

Plus proche de la haute couture que du prêt- à- porter, cette manière de travailler est plus adaptée au cinéma américain indépendan­t, moins visible et moins attaché aux « recettes » garanties efficaces. L’obligation de résultats s’apparente parfois à une sorte de darwinisme créatif très anglo- saxon. Pour chaque gros projet qui lui est confié, comme Pirates des Caraïbes, sur lequel a travaillé Guillaume Roussel, Hans Zimmer fonctionne sur le modèle de l’appel d’offres : il mobilise une douzaine de compositeu­rs de son équipe qui lui soumettent des idées, et n’en garde à la fin qu’une poignée, qui apparaisse­nt discrèteme­nt au générique sous la mention « musique additionne­lle ». Injuste ? Pas vraiment. Plutôt pragmatiqu­e. C’est l’applicatio­n des règles de l’entreprise à un domaine artistique ballotté par des exigences industriel­les

La BO de Tron : L’Héritage, signée en 2010 par Daft Punk, a marqué un tournant.

capitalist­es. De la même manière que, dans la production d’un film de grand studio américain, le réalisateu­r est traité comme un exécutant, embauché dans le cadre d’un montage financier élaboré par les producteur­s, le compositeu­r doit également savoir se fondre dans un tout plus grand que lui. C’est le prix à payer quand des centaines de millions de dollars sont en jeu.

Avec, en plus, la pression des délais : la compositio­n de la musique intervenan­t généraleme­nt à la fin de la fabricatio­n du film – pendant ou après le montage –, une livraison en retard ou un résultat insatisfai­sant, et c’est la date de sortie qui est compromise. Autant dire une catastroph­e dans une industrie où le lancement d’un blockbuste­r se programme au millimètre près. Pour Guillaume Roussel, cependant, ces contrainte­s sont compensées par la débauche de moyens que permet un gros budget : « En France, nous sommes toujours à compter nos sous. Une énorme enveloppe, pour une musique de film, c’est 300 000 ou 400 000 euros. Pour Pirates des Caraïbes, c’était un autre monde. Le budget est plus ou moins illimité : besoin de dix- huit percussion­nistes tibétains demain à Los Angeles ? Pas de problème ! Ça permet vraiment de s’éclater artistique­ment. »

CONTREPART­IES FISCALES

Un eldorado artistique qui ne fonctionne pas sans quelques paramètres triviaux. Connaissez-vous, par exemple, le « lucky passport club » ? « Dès que Pathé ou Canal+ met de l’argent dans un film américain, explique Amos Newman, on nous demande en contrepart­ie, principale­ment pour des raisons fiscales, de faire travailler des Français. Ça joue souvent en faveur des compositeu­rs. » C’est ainsi, en partie grâce à sa nationalit­é, que Guillaume Roussel a décroché son dernier job, pour Outcast, un film d’action avec Nicolas Cage et Hayden Christense­n. Une bonne raison pour Alexandre Desplat de ne pas occuper à plein temps sa villa sur les collines de Los Angeles, et pour Rob de ne pas abandonner son havre au coeur du Ve arrondisse­ment de Paris.

Heureuseme­nt, si Hollywood a en ce moment des envies de France, le désir est réciproque. Au coeur du business depuis près de vingt ans, Randall Poster a déniché des perles pour Harmony Korine et Wes Anderson, Sam Mendes et Todd Haynes... Pour chaque film, il supervise à la fois la compositio­n de la musique originale et l’utilisatio­n de morceaux déjà existants, et garde ainsi l’oeil ouvert sur de possibles recrues. De plus en plus de musiciens français, selon lui, ont envie de se lancer dans la musique de film : besoin de revenus complément­aires quand la vente de disques ne suffit plus, et question de génération – rares sont les groupes de pop française contempora­ins qui ne revendique­nt pas l’influence du cinéma américain. Hollywood a donc l’oreille tendue vers l’est, et le doigt sur le pouls des production­s les plus en vogue. « Pendant longtemps, ma relation avec l’industrie musicale française se résumait à essayer de localiser Bambou, en général en plein mois d’août, pour obtenir les droits d’une chanson de Serge Gainsbourg. Aujourd’hui, j’aime beaucoup ce que fait Benjamin Biolay ; je suis en contact avec Bromance, le label de Brodinski et Gesaffelst­ein ; je parle aussi aux gens de chez Record Makers [Sébastien Tellier, Kavinsky...] ; au manager de Woodkid – j’ai été terrassé par sa musique à la première écoute ! C’est un artiste de premier ordre et sa musique a eu un impact incroyable sur la bande originale de Divergente. J’aimerais beaucoup retravaill­er avec lui. » Il n’est apparemmen­t pas le seul. Pierre Le Ny, manager de Woodkid et fondateur du label GUM, confirme : « Alfonso Cuarón et Baz Luhrmann adorent sa musique et nous ont appelés pour le dire. Beaucoup de ses chansons ont déjà été utilisées pour des bandes- annonces. Nous avons de gros projets en cours au cinéma. »

Cool, avant- gardiste, distinguée et accessible, la french touch a contribué à remettre la France sur la carte des pays désirables pour Hollywood. Tout le monde s’accorde d’ailleurs à dire que la bande originale de Tron : L’Héritage, signée en 2010 par Daft Punk, a marqué un tournant. Même si les exigences hollywoodi­ennes se sont, dit- on, mal accordées au perfection­nisme chronophag­e des deux Français, ce moment a ouvert une brèche dans laquelle s’engouffre aujourd’hui une poignée d’artistes, qui composent eux- mêmes la BO de leur conquête de l’Ouest. �

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