« MON TRAVAIL CONSISTE À SUBLIMER LES CHANSONS »
On a tendance à l’oublier mais Louis Bertignac est aussi producteur. Un rôle qu’il aborde comme un psychologue.
En France, on ne réalise pas toujours l’importance du travail du producteur, alors qu’aux États-Unis, c’est mieux compris : certaines personnes achètent tous les albums des producteurs qu’ils adorent comme on achèterait tous les CD de son groupe préféré. La signature, la patte d’un producteur, le son... The Wall des n’aurait jamais sonné pareil sans le travail de
Pink Floyd Bob et n’aurait pas eu
Ezrin David Bowie la même carrière sans .
Tony Visconti Beaucoup de gens ne reconnaissent pas ça. Un grand album, c’est pourtant la rencontre d’un grand artiste et d’un grand producteur. Il existe des tas de bons albums où il n’y en a qu’un des deux qui était génial. Mais quand tu as les deux, c’est magique, le plomb se transforme en or. Le producteur est un alchimiste. Pour que ça prenne, il faut qu’il se passe quelque chose dès la première étape, c’est-à- dire dès l’écoute du matériau d’origine : la maquette que te propose un artiste – ses compositions.
Pour que j’accepte un projet, il faut que la voix et la mélodie me séduisent et m’inspirent immédiatement. Tu ne peux pas faire une belle production s’il n’y a pas, au départ, une belle chanson. Je ne crois pas qu’un bon producteur puisse sauver un mauvais artiste. On peut essayer mais moi, ça m’emmerde. En revanche, tu peux améliorer des compositions moins bonnes que d’autres. L’essentiel de mon travail de producteur consiste à sublimer les chansons de l’artiste. Quand j’entends une compo, je vois assez vite comment devra sonner la version finale. Je n’ai pas encore tout planifié mais j’ai déjà une vision globale de la rythmique, du groove, des sons, des arrangements que je vais rechercher et je vais tout faire pour que le disque ressemble à ce que j’ai dans la tête. Je réalise d’abord seul une nouvelle maquette, assez rapidement, avec mon ordinateur et mes instruments. Je teste des trucs – une intro à la guitare sèche sur telle chanson, des percussions qui arrivent à tel moment sur une autre... Quand ça me plaît, je fais venir l’artiste et je lui propose ma vision.
sur l’iPad C’est l’étape de l’enregistrement. La prise de son nécessite des connaissances techniques mais le producteur ne doit pas se contenter d’être un ingénieur. Je donne des conseils aux artistes, je les guide, je leur demande de chanter plutôt comme ci ou comme ça – exactement comme un metteur en scène de théâtre ou de cinéma. Je suis très directif. L’artiste peut bien sûr apporter ses idées, c’est arrivé avec qui rebondissait sur mon
Carla Bruni travail pour apporter de nouvelles propositions, qui m’inspiraient à mon tour. Il peut aussi arriver que l’artiste ne soit pas emballé par une idée et un débat s’engage. Les producteurs sont de grands psychologues, ça fait partie du job, il faut respecter l’artiste et le mettre à l’aise. Il y a des petits trucs pour choper la bonne prise. Par exemple, je ne préviens pas forcément quand je suis en train d’enregistrer. J’ai feinté Carla plusieurs fois comme ça. Je lui demandais de chanter, soi- disant pour régler le micro (qui était en fait parfaitement opérationnel). Et souvent, c’était la bonne prise, car elle était plus naturelle, moins crispée. Quand l’artiste a posé toutes ses voix, tu te retrouves à nouveau tout seul. Tu mets en forme, tu cherches à retrouver ta vision d’origine en intégrant les imprévus de l’enregistrement – une émotion particulière sur une prise, un effet involontaire mais qui se révèle génial sur un instrument. L’ensemble du processus dure généralement deux ou trois mois. Et puis, une fois l’album fini, les chansons partent vivre leur vie sans toi. C’est la beauté du métier de producteur. Toi, tu as fini ton boulot. C’est l’artiste qui va au charbon maintenant. La scène lui appartient. Mais peut- être bien qu’au fond, tu as été au coeur de la partie la plus planante, la plus jouissive du travail. Et ça, tu es le seul à le savoir. » —