Vanity Fair (France)

COMME DANS

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tellement récent qu’elle n’a pas eu le temps de l’apprendre. Il s’agit d’un poème de David Nelson, qui appartient alors à un groupe surnommé Last Poets, et qui deviendra une des figures les plus admirées du rap. Elle lit le texte en arpentant la scène et en exhortant la foule : « Vous êtes prêts, les Noirs ? Vous êtes prêts à faire ce qui est nécessaire ? » De tièdes acclamatio­ns, déclenchée­s par les bongos derrière elle et surtout par son ton pressant, répondent à son injonction. Elle ajoute : « Vous êtes prêts à tuer s’il le faut ? » Une clameur plus forte, quoiqu’un peu incongrue dans cet après-midi ensoleillé et parmi cette foule de gens souriants au milieu desquels de nombreux petits enfants sont en train de danser. Cinq ans se sont écoulés depuis les émeutes de Harlem en 1964, les premières des années 1960 ; New York a presque totalement échappé aux mises à sac de 1967 et 1968. « Vous êtes prêts à démolir le monde blanc, à incendier les bâtiments ? Vous êtes prêts ? poursuit- elle. Vous êtes prêts à construire un monde noir ? »

Malgré tous ses efforts, Nina Simone échoue à déclencher une émeute ce jour-là à Harlem. La foule accueille le poème comme elle a accueilli les chansons : avec des clameurs d’approbatio­n, comme si ça faisait partie du spectacle. Il est vrai qu’il n’y a pas eu d’incident récent. Le climat général est à la lassitude. Cette année-là, Nina Simone connaît un succès inattendu avec une espèce d’hymne à l’avenir, To Be Young, Gifted and Black, qui reprend le titre d’une pièce rassemblan­t des écrits inédits de Lorraine Hansberry. Cette dernière, morte en 1965, s’était servie de cette expression dans une allocution prononcée devant un groupe d’étudiants noirs lauréats d’un concours d’écriture. Nina Simone demande à un ami musicien, Weldon Irvine, de trouver des paroles qui rendraient « les enfants noirs du monde entier fiers d’eux-mêmes pour toujours ». De fait, il s’agit d’une chanson pour enfants (du moins l’était- ce jusqu’à ce qu’Aretha Franklin la reprenne). L’interpréta­tion la plus émouvante que Nina Simone en ait donnée est sans doute celle où, assise sur les marches d’un immeuble dans 1, rue Sésame, vêtue d’une robe africaine, elle chante en playback pour quatre gosses noirs qui lèvent les bras à la fin en signe de victoire. Mais ce n’est ni une victoire à laquelle elle peut croire ni un état d’esprit qu’elle peut conserver longtemps. La fin des années 1960 est une période terrible pour Nina

Quand on considère a posteriori le mouvement de contestati­on des années 1960 et les victoires législativ­es auxquelles il a abouti, on a l’impression qu’elles allaient dans le sens de l’histoire et qu’elles étaient inévitable­s. Mais, à l’époque, l’améliorati­on de la condition des Noirs américains était loin d’être une cause gagnée d’avance. Lorsque James Baldwin entreprend, en 1970, d’écrire sur « la vie et la mort de ce que nous appelons le mouvement pour les droits civiques », c’est pour dresser un constat d’échec. Les dirigeants noirs qui avaient « laissé tomber » Nina, sont dans leur cercueil (Malcolm X, Medgar Evers, Martin Luther King, Fred Hampton), en prison (Huey Newton, Bobby Seale) ou en Afrique (Stokely Carmichael), à moins qu’ils n’aient « couru se mettre à l’abri dans les université­s ou les services sociaux », comme elle dit. Les progressis­tes blancs concentren­t désormais leurs efforts sur le Viêt Nam, une guerre diffusée chaque soir à la télévision dans les salons américains. Pour Nina Simone, « les jours où la révolution avait réellement semblé possible s’étaient enfuis à jamais ».

Eunited snakes of america

n 1974, elle quitte les États-Unis pour s’installer au Liberia avec sa fille de 12 ans. Elle y passe deux années pendant lesquelles elle ne se produit quasiment pas. Puis elle part en Suisse afin d’y scolariser sa fille. Pour finir, elle s’installe en France, seule. Il semble bien que ce soit le besoin d’argent qui la pousse à donner de nouveaux concerts aux États-Unis. Elle n’en éprouve pas moins une grande fierté quand elle reçoit le titre de docteur honoris causa du Amherst College dans le Massachuse­tts, en 1977, et exige dorénavant d’être appelée « docteur Nina Simone ». En même temps, ses concerts tournent de plus en plus au désastre. Comme elle le chantait alors dans Mississipp­i Goddam, « The whole damn world’s made me lose my rest » – c’est ce putain de monde tout entier qui ne me laisse pas de répit.

Les vingt- cinq dernières années de sa vie ressemblen­t à une lente descente aux enfers. Elle touche le fond quand on la surprend, errant nue dans un couloir d’hôtel, un couteau à la main. En France, elle mettra le feu à sa maison, tirera même sur un adolescent qui fait trop de bruit dans la cour d’un voisin et qui aurait répondu à ses protestati­ons par ce qu’elle croit être des insultes à caractère racial (elle le blesse à la jambe mais peut- être qu’elle a seulement mal visé). Heureuseme­nt, il y a aussi de bons moments. En 1987, un an après une hospitalis­ation avec camisole de force, Chanel choisit l’interpréta­tion enjouée de My Baby Just Cares for Me, enregistré­e en 1959, pour accompagne­r une campagne internatio­nale de publicité télévisée. Le titre, remis sur le marché, devient disque d’or en France et disque de platine en Angleterre. En 1991, elle se produit encore à guichets fermés à l’Olympia pendant près d’une semaine.

À la fin de sa vie, elle multiplie les tournées. À Seattle, en juillet 2001, elle se lance dans une diatribe contre George W. Bush dans Mississipi Goddam et encourage le public à « faire quelque chose contre ce type ». Elle souffre déjà d’un cancer du sein mais c’est loin d’être la pire maladie qu’elle ait connue. Elle est considérée comme une légende de l’époque des droits civiques et, à l’occasion, elle invite le public, non sans une certaine mélancolie, à reprendre en

« Avant, vous vouliez être authentiqu­es.

Maintenant, vous vous habillez

Simone. Le marché de la folk music et du jazz n’est plus ce qu’il était et elle ne se reconnaît pas dans le pop rock. Heureuseme­nt que les concerts lui assurent encore revenus et statut. Et puis, si son divorce représente par certains côtés une libération, elle ne s’en retrouve pas moins privée de la personne qui jusque-là a tout géré pour elle, ses finances et son emploi du temps. C’est Andrew Stroud qui l’aidait à se calmer avant d’entrer en scène (lui interdisan­t l’alcool, entre autres) ou l’en faisait sortir quand ça se gâtait. Elle se retrouve seule au moment où le monde n’obéit plus aux mêmes règles – il s’est vidé de tout ce qui donnait un sens à sa vie. Comme elle écrira plus tard : « Andy était parti et le mouvement m’avait aussi laissée tomber, j’étais paumée comme une écolière séduite et abandonnée. »

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