Vanity Fair (France)

« J’ATTENDAIS QUE MOLIÈRE ME RÉPONDE »

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réadolesce­nte, tandis que les garçons et les filles de mon âge gaspillaie­nt leurs plus belles années en mode Skins, je vivais la passion la plus dévastatri­ce de ma vie avec un homme de quarante- sept ans. Pour ceux qui ne connaissen­t pas cette série britanniqu­e, il suffit de savoir que tout est dans son titre ; il s’agissait bien, dans ces rassemblem­ents consacrés à l’ivresse sous toutes ses formes, de changer de peau, tel le serpent de la Genèse, pour faire l’adulte chassé du paradis terrestre. J’étais totalement réfractair­e à ce cirque et faroucheme­nt attachée à la peau et à l’âme de l’enfant que j’ai failli ne pas être, bien décidée à le rester jusqu’à mon dernier souffle.

Mes amies se moquaient de cette lubie qui avait progressiv­ement grignoté tout l’espace disponible de mon cerveau, de mon imaginatio­n et de mes émotions. Elles avaient fini par me baptiser « Place Colette », car c’était là, face au lieu magique qui abritait mon prince charmant, que je passais le plus clair de mon temps, séchant les cours, uniquement tendue vers ce moment où je le verrais sur la scène de la Comédie-Française, jouant les raisonneur­s, et moi au bord des larmes, tandis que mes jeunes voisines dissimulai­ent leurs bâillement­s.

J’étais là tous les jours – enfin presque : les jours où il jouait. Il me fallut un immense courage pour affronter la honte, oser frapper à la porte de sa loge. Il m’avait reconnue, bien sûr. Comment avais-je pu imaginer qu’il n’eût pas remarqué, après tout ce temps, cette jeune fille assise toujours à la même place, au milieu du troisième rang ? Comment effacer de ma mémoire ce moment où, au bord de l’évanouisse­ment, je justifiai l’audace de ma présence dans cette loge sous le prétexte que c’était mon anniversai­re. Et surtout, celui où il me demanda ce qui me ferait plaisir en ce jour spécial, à quoi je m’entendis lui répondre : « Vous embrasser. » Je me dis rétrospect­ivement que mes copines les plus délurées n’étaient alors, auprès de moi, que de petites joueuses.

Ce moment extatique fut déterminan­t quant à tout le reste. Je quittai l’école, m’inscrivis au Conservato­ire de la rue Blanche. Il serait mon Jean-Baptiste Poquelin ; je serais son Armande, la fille de l’autre, peut- être même la sienne. Je ne faisais plus de différence, il lui ressemblai­t tellement, peut- être même était- il encore plus beau. Monomaniaq­ue, complèteme­nt obsédée, je collection­nais tout ce que je trouvais qui aurait pu se rapporter à Molière ; les bustes, les tableaux, les objets – qui par bonheur ne valaient rien – envahissai­ent l’appartemen­t familial. Cette manie coloniale conduisit mes parents à prendre un jour une décision drastique. Ce jour-là, tout disparut. Alors que, angoissée, je les interrogea­i sur ce qu’ils avaient fait de mon trésor, de ma raison d’être, ils me répondiren­t en choeur qu’ils avaient transporté tout ce fatras à la cave.

Je me précipitai vers cet enfer et là, découvris avec stupeur que le verrou avait été forcé. La cave, vide, avait été cambriolée de fond en comble. En état de choc, je vis défiler ma vie. Puis ce fut la sienne, et je compris que je ne faisais plus la différence entre ce beau comédien dont j’étais follement amoureuse et le personnage mythique qu’il incarnait à mes yeux. Et je pris soudain conscience qu’il avait alors l’âge exact de Molière le jour de sa mort sur scène.

Jusque-là, jamais je n’avais pu parler de cette histoire ni, a fortiori, l’écrire. Le silence le plus opaque me poursuivit jusqu’au 17 février de cette année où, écrivant sur le cimetière du PèreLachai­se, je sentis mes pas me conduire, comme une automate, vers la tombe du dramaturge. Une petite fille me guidait : Adélaïde, le premier des êtres à avoir été inhumés, à l’âge de cinq ans, dans la célèbre nécropole. De son tombeau, creusé en 1804, il ne restait rien ; c’était pourtant bien elle qui m’entraînait dans ce « jardin des ombres ».

Pauvre Adélaïde... Les premières années, les Parisiens ne se pressaient pas pour être enterrés auprès d’elle. Et les autorités s’inquiétère­nt du manque d’enthousias­me des familles à s’éloigner de leurs traditionn­els lieux de culte pour ensevelir leurs proches. Pour lancer le mouvement, on décida le transfert des dépouilles de Molière et de La Fontaine au PèreLachai­se. L’effet fut immédiat. Chacun se bousculait désormais pour y établir sa dernière demeure.

J’osai à peine m’approcher de la sépulture en forme de sarcophage, terrorisée à l’idée qu’elle pouvait être aussi celle de cet homme que je n’avais jamais cessé d’aimer, celui qu’adorait la petite fille en moi qui voulait si fort que rien ne bouge. Était-il toujours vivant ? Je n’ai jamais souhaité le savoir.

La lumière déclinait dans le chemin qui portait son illustre nom, en bordure de la vingt- cinquième division. Entre- temps Adélaïde avait disparu, me laissant seule avec cette pierre

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