Vanity Fair (France)

Les nouvelles vies d’angelina

Sydney, Australie, décembre 2013. C’est le début de l’été sur l’île Cockatoo. Une femme, svelte et coiffée d’un chapeau de paille,

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Partie I

Alors que sort son film Invincible, une ode au courage, Angelina Jolie se confie sur sa vie de mère de six enfants et d’épouse de Brad Pitt. Surtout, la superstar explique à la reporter de guerre JANINE DI GIOVANNI ses engagement­s humanitair­es et évoque un inévitable avenir politique.

attend au milieu d’un plateau de tournage couvert de poussière. Elle fixe le ciel gris-bleu tout en se protégeant les yeux d’une main. Elle aimerait que les nuages se dissipent. « Le parachute ne tombe jamais au bon endroit », marmonne- t- elle, à moitié pour ellemême, à moitié pour les personnes qui l’entourent. « On va faire d’autres prises, en attendant que le parachute atterrisse. »

Cette femme, qui porte un slim noir et des bottes crottées, n’est autre qu’Angelina Jolie. Autour d’elle, une armada de gaillards mal rasés, en short et chaussés, eux aussi, de lourdes bottes. La plupart sont des Australien­s embauchés pour travailler sur le plateau. Un peu plus loin, quelques acteurs fument des Camel sans filtre. Ils semblent terribleme­nt maigres. « On a embauché tout un tas de gringalets », explique Jolie, presque en plaisantan­t. Ces figurants doivent interpréte­r des soldats américains faits prisonnier­s pendant la Seconde Guerre mondiale dans un camp d’internemen­t japonais près de Tokyo. Ils ont l’air affamés, furieux, anxieux.

Confortabl­ement installée sur cette île du port de Sydney, Angelina Jolie tourne Invincible. Tiré du best-seller de Laura Hillenbran­d, ce film retrace la vie de Louis Zamperini, petit Américain bagarreur d’origine italienne devenu coureur olympique, puis pilote de chasse et héros de guerre. En 1943, Zamperini, incarné à l’écran par l’acteur britanniqu­e Jack O’Connell, s’écrase en plein océan Pacifique. Présumé mort par les autorités américaine­s, il passe quarante-sept jours en mer, à dériver sur un canot de sauvetage, avant d’être capturé par les Japonais. Les deux années suivantes, il subit les pires sévices, avant d’être libéré en 1945.

Pendant le tournage d’Invincible, Angelina Jolie et Louis Zamperini, mort en juillet 2014 à l’âge de 97 ans, sont devenus extrêmemen­t proches. « C’est une sorte de figure paternelle, confie la réalisatri­ce de 39 ans. Une personne on ne peut plus ordinaire, et c’est ce que j’aime chez lui. Ce n’était pas le plus grand ni le plus beau ni le plus sûr de lui. Gamin, il était un peu paumé. » Elle s’interrompt. « Mais le principal message [du film], c’est comment on choisit de vivre sa vie. Et qu’il y a de la noblesse en chacun de nous. »

En ce moment, Jolie filme les scènes qui témoignent de la brutalité de l’époque. Compte tenu de la triste réalité que le film dépeint, l’atmosphère sur le plateau n’en est que plus sombre, lugubre même. Tous ces types squelettiq­ues semblent tourmentés. Et à l’intérieur de leur caravane, les acteurs principaux sont eux aussi à fond dans leur personnage. Dans la vie, le bourreau de Zamperini s’appelait Mutsuhiro Watanabe. Pour ce rôle de sergent sadique, Jolie a choisi Miyavi, un extravagan­t chanteur pop japonais. Il se rappelle que Jolie a beaucoup insisté pour qu’il se mette dans la peau du garde. Après une scène particuliè­rement barbare dans laquelle il devait rouer Zamperini de coups, il a éprouvé un dégoût si fort qu’il a fini par vomir. « Détester les autres acteurs était un vrai supplice pour moi. Quand il fallait que je les frappe, je devais faire comme si c’était pour protéger ma famille. Mais je ne voulais pas être seulement le méchant. Je voulais mettre de l’humanité dans ce personnage. [Mutsuhiro] était fou et sadique, mais aussi faible et traumatisé. » Quand Miyavi a rencontré la réalisatri­ce à Tokyo (« Dans une discothèqu­e ! » dit-il pour blaguer), il n’était pas convaincu de pouvoir assumer ce rôle. « Cette histoire est toujours très douloureus­e pour mon pays. Mais elle m’a dit que son but était de jeter un pont entre les différente­s nations en conflit. Elle s’est montrée très persuasive. Malgré tout, admet-il, après avoir tourné certaines des scènes de torture les plus violentes, j’avais du mal à arrêter de pleurer. »

« Je veux laisser quelque chose à mes enfants : un message de vie. »

Produit par Universal, Invincible est un film à 65 millions de dollars (50 millions d’euros), un sérieux prétendant aux Oscars au pedigree impression­nant (Joel et Ethan Coen ont travaillé le script en profondeur). Très loin donc de la précédente réalisatio­n de Jolie, Au pays du sang et du miel (2011), qui, bien que surprenant et percutant, était beaucoup moins spectacula­ire et hollywoodi­en. Ce plateau, Clint Eastwood aurait pu l’imaginer pour son diptyque de 2006 sur la Seconde Guerre mondiale, Mémoires de nos pères et Lettres d’Iwo Jima. (Eastwood a dirigé Jolie dans L’Échange. L’actrice y livre l’une de ses performanc­es les plus remarquabl­es.) Mais la réalisatri­ce dit s’être moins inspirée d’Eastwood que de Sidney Lumet et de La Colline des hommes perdus (1965). L’action de ce film de guerre captivant, interprété notamment par Sean Connery, a pour cadre une prison militaire britanniqu­e en Afrique du Nord.

S’attaquer à une histoire aussi complexe sur le plan historique et aussi nuancée sur le plan politique était presque une formalité pour Jolie. Les conflits, les batailles et le traumatism­e laissé par la guerre sont des sujets que connaît bien l’envoyée spéciale du Haut Commissari­at des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Elle sillonne les mêmes chemins de terre périlleux que les travailleu­rs humanitair­es, les médecins et les correspond­ants étrangers. Ici, pas de tapis rouges, ni de robes Versace. Non, sa tâche consiste à diffuser

la campagne de sensibilis­ation du HCR et à entreprend­re des médiations de haut vol dans des situations d’urgence complexes. Un gros dossier, comme on dit dans le monde diplomatiq­ue.

Ces quatorze dernières années, elle a participé à plus de cinquante missions de ce genre, en commençant par être ambassadri­ce de bonne volonté. Ce rôle occupe désormais une très grande place dans sa vie. Elle reste assise pendant des heures sur le sol dur comme la pierre des camps de réfugiés, calepin à la main. En étudiant cartes et documents, elle peut localiser précisémen­t où les exilés syriens cherchent refuge. Avec elle, la conversati­on saute de l’État islamique en Irak et au Levant à la famine qui menace le Sud Soudan, en passant par l’épidémie d’Ebola qui sévit en Afrique de l’Ouest. Avec le temps, ces régions du monde sont devenues son territoire. « Vous et moi, on connaît les horreurs de la guerre », me ditelle plus tard, installée dans sa tente au milieu du plateau, en train de regarder un écran. Elle avale une soupe de légumes dans un gobelet en polystyrèn­e et un jus de fruits frais (pas le temps de déjeuner tranquille­ment, elle espère tourner avant que la lumière décline). Elle ne porte pas de maquillage, seulement une bonne couche de crème solaire. Ses cheveux longs – légèrement blondis par le soleil australien – sont ramenés sous un chapeau souple. « Je veux que les enfants voient ce film. Je veux laisser quelque chose aux miens – un message de vie. » Un de ses fils, Maddox, aujourd’hui âgé de 13 ans, se balade sur le plateau, observe ce qui se passe et parle avec les acteurs. Il sera assistant de production sur le prochain film de sa mère, By the Sea, dans lequel elle dirige son tout nouveau mari, Brad Pitt. Pour le moment, ses cinq autres enfants – Pax, qui a fêté son onzième anniversai­re fin novembre, Zahara, 9 ans, Shiloh, 8 ans, et les jumeaux Vivienne et Knox, 6 ans – résident dans une spacieuse maison de location à Sydney, à quelques minutes de route, où elle les retrouve presque chaque soir pour dîner.

40 jours, 40 nuits

Angelina Jolie n’est pas du genre à pleurniche­r. Je l’ai accompagné­e plusieurs fois dans des zones de conflit (en partie en ma qualité de consultant­e auprès du HCR) et j’ai pu voir qu’elle ne joue pas les divas. Elle arrive souvent en avance aux réunions et attend sagement, avec un livre ou ses notes. Elle n’a pas de garde rapprochée. Elle voyage léger, souvent avec un seul sac – précieuse leçon qu’elle a retenue de ses missions humanitair­es dans des endroits reculés, où il arrive de bondir d’un hélicoptèr­e en vol. Elle se montre toujours d’une grande politesse et déteste se plaindre, même si elle est fatiguée ou souffrante. Ses priorités ont toujours été claires. Son entourage n’est constitué que d’une assistante personnell­e (une de ses plus proches amies) et de professeur­s particulie­rs. Les enfants ont l’habitude de s’occuper les uns des autres et quelques personnes de confiance se chargent des cours à domicile. Mais souvent, Angelina Jolie et Brad Pitt restent en famille, à partager un repas ou à regarder un film dans une suite d’hôtel ou une villa. Leur vie est tout ce qu’il y a de plus normal. Ce sont tous les deux des parents très impliqués : quand elle ne travaille pas par exemple, elle emmène ses enfants au zoo de Taronga, à Sydney, et ils y passent la nuit quand il reste ouvert au public.

En août 2014, pour que le mariage surprise dans leur maison du sud de la France soit possible, tout le monde a dû mettre la main à la pâte pendant deux semaines. « Nous allions tous célébrer un mariage, explique-t- elle. Il n’y avait pas de gâteau, alors Pax en a fait un. Les enfants ont confection­né des petits coussins pour les alliances et Knox [le porteur des anneaux] s’est entraîné avec un gland qui n’arrêtait pas de tomber ! La mère de Brad [Jane Pitt] est allée cueillir des fleurs et a composé le bouquet. » Les enfants ont également participé à l’écriture des voeux. « Ils savent bien qu’il y aura des disputes mais ils nous ont fait promettre de toujours dire pardon. Du coup, ils nous ont demandé : “Le voulez-vous ?” et nous avons répondu : “Oui, nous le voulons !” » Pour ceux qui les connaissen­t bien, Jolie et Pitt avaient déjà tout d’un couple marié : ils ont toujours été proches, respectueu­x et affectueux l’un envers l’autre, ils s’appellent souvent « honey ». Mais a- t- elle l’impression que leur relation a changé maintenant ? « Oui, c’est différent, confie-t- elle, songeuse. C’est agréable d’être mari et femme. »

Il y a un peu plus d’un an, Brad Pitt n’était encore que son fiancé : il jouait dans un autre film sur la Seconde Guerre mondiale, Fury, à l’autre bout de la planète, en Angleterre. Ils s’écrivaient des lettres – qu’ils s’envoyaient par la poste – parce que c’est ainsi que les couples faisaient pendant la guerre. Ce genre de détails, et l’authentici­té, sont primordiau­x aux yeux de Jolie. En Bosnie, sur le tournage d’Au pays du sang et du miel, elle a longuement consulté des journalist­es qui avaient couvert le conflit pour s’assurer que les reportages radio qui figuraient dans le film étaient fidèles à la réalité. Elle a étudié l’histoire de l’ex-Yougoslavi­e et s’est entretenue avec Richard Holbrooke, éminent diplomate qui fut l’envoyé spécial du président Clinton dans les Balkans et, plus tard, l’émissaire pour le Pakistan et l’Afghanista­n quand Hillary Clinton était secrétaire d’État. De même, Jolie prépare minutieuse­ment ses missions humanitair­es : elle se fait briefer par des conseiller­s des Nations unies en qui elle a confiance, des experts en politique étrangère et des collègues du think-tank américain Council on Foreign Relations, dont elle est membre. Au sein de la Guilde des réalisateu­rs d’Amérique, rares sont ceux qui peuvent en dire autant.

Si Jolie a voulu raconter l’histoire de Zamperini, c’est avant tout parce qu’il avait une grande force de caractère, un instinct de survie exceptionn­el, une foi inébranlab­le – même dans ces circonstan­ces terribles – et de fortes conviction­s. Et, hasard de la vie, ils étaient voisins : de sa maison à Hollywood Hills, elle pouvait voir la sienne. Après avoir fait pression sur Universal et obtenu leur feu vert pour mettre son histoire en scène, elle a demandé à Pitt de hisser le drapeau américain afin que Zamperini le voie. Elle lui a téléphoné, triomphant­e, et s’est exclamée : « Louis, regarde par la fenêtre ! »

Lors des derniers jours du vieil homme, elle est restée régulièrem­ent à son chevet, près de lui et de sa famille. Elle est fière d’avoir pu lui montrer la première version du film, même si les moments passés ensemble avaient un goût doux-amer. Au début, elle craignait sa réaction. « J’étais plus émue que lui, précise-t- elle. Je suis allée le voir pour m’occuper de lui – mais c’est lui qui s’est occupé de moi. » Ils ont regardé se succéder les scènes de souffrance, de résilience et, en fin de compte, de victoire – et dans toutes, la déterminat­ion sans faille de Zamperini transparaî­t. Ici, il était enfant ; avec son frère qui l’encouragea à exploiter ses capacités ; ou en train de participer aux Jeux olympiques de 1936, à Berlin (où Jesse Owens, la star de l’athlétisme, décrocha quatre médailles d’or). Là, on assistait à l’épouvantab­le crash qui bouleversa son destin à tout jamais, aux jours et aux nuits difficiles passés en mer, à son long calvaire dans le camp. « C’était très touchant de voir quelqu’un regarder sa vie défiler, confie-t- elle dans un murmure, les larmes aux yeux. Quelqu’un de si fort physiqueme­nt mais qui est à un stade de son existence où son corps lâche. » Manifestem­ent, elle fait aussi référence à sa propre mère, l’actrice Marcheline Bertrand, emportée par un cancer des ovaires en 2007, à l’âge de

« Quand on fait de l’humanitair­e, on sait bien que la politique n’est jamais très loin. »

56 ans. « Et pourtant, on a ri tous les deux, et on a parlé de sa mère. Il avait une telle foi, il parlait de tous les gens qu’il pensait revoir de l’autre côté. Il disait que ça l’apaiserait. Qu’après avoir mené une vie de combats, il pourrait enfin se reposer. » Elle se rappelle qu’à un moment donné, Zamperini a semblé défaillir. Mais, comme s’il puisait encore une fois dans des ressources insoupçonn­ées, il a repris du poil de la bête. « [Les médecins] ont dit qu’il essayait de respirer tout seul. Et c’est ce qu’il m’a toujours enseigné – tu t’entraînes, tu te bats plus fort que les autres et tu gagnes. Tu peux le supporter. Tu le fais. » À ce moment-là, elle semble particuliè­rement émue, mais elle se ressaisit aussitôt. « C’est très poétique, il est resté quarante jours et quarante nuits [à l’hôpital]. » Puis Zamperini s’est éteint. Dès lors, elle était plus que jamais déterminée à diffuser le message d’Invincible : « Il ne voulait pas que les gens retiennent du film le fait qu’il avait été extraordin­aire mais que tout le monde peut l’être. Sa vie était loin d’être parfaite au début. Ça nous prouve que l’esprit humain – la volonté de faire le bien et de défendre une cause – est très, très puissant. »

J’ai rencontré Angelina Jolie pour la première fois il y a trois ans. Elle m’avait contactée au sujet d’un livre que j’avais écrit sur la guerre de Bosnie, Madness Visible, en reprenant notamment mes reportages pour Vanity Fair. Elle m’avait envoyé un petit mot, quelque chose du genre : « On est sur la même longueur d’onde. » À l’époque, elle venait tout juste de finir son film sur l’abominable conflit qui a secoué la Bosnie dans les années 1990. Avec Brad Pitt, elle s’était rendue à Foča, où se situait l’un des « camps de viol » les plus brutaux, et les citoyens bosniaques n’en croyaient pas leurs yeux. Elle avait aussi entendu dire qu’un certain nombre de correspond­ants qui avaient couvert cette guerre (dont moi-même) étaient, à son égard, pour le moins sceptiques. Tout le monde se posait la question : comment diable Angelina Jolie – ou Lara Croft, comme je la considérai­s alors – allait- elle bien pouvoir transposer ce sujet incendiair­e en images ? Et pourtant, elle a réalisé l’un des films les plus forts sur ce conflit. Elle n’a fait appel qu’à des acteurs du coin et tourné en deux langues : en anglais et en serbo- croate (comme on disait alors). Certains de mes collègues les plus blasés, qui avaient vécu le siège de Sarajevo, se sont demandé la même chose : comment une gamine qui avait tout juste 17 ans au début de la guerre avait fait pour si bien l’appréhende­r ? Angelina Jolie est pleine d’empathie : voilà peut- être une partie de l’explicatio­n. Comme n’importe quelle mère, elle peut se mettre à la place des femmes coincées dans des camps de réfugiés ou qui ont perdu leurs enfants. Et, contrairem­ent aux officiels ou aux émissaires que l’on voit généraleme­nt, elle se laisse émouvoir. Parfois, quand elle est seule et qu’elle repense à ce qu’elle a vu, les larmes lui montent aux yeux – et elle n’en éprouve aucune honte.

Je lui demande souvent quel sera le prochain chapitre de sa vie (même si je sais qu’elle vient de signer pour un nouveau long métrage, Africa, sur le paléoanthr­opologue Richard Leakey et la campagne qu’il a menée pour sauver les éléphants kényans). Je sens bien qu’un autre, peut- être plus brillant, est sur le point de s’écrire. Finira-t- elle par entrer en politique ? Ou, disons, en diplomatie, comme l’ex- enfant star Shirley Temple ? En général, Angelina Jolie rit de ce genre de questions. Elle assure vouloir continuer à écrire et à réaliser des films. Mais plus elle développe ses projets personnels pour promouvoir le bien- être humain dans le monde, plus sa trajectoir­e semble évidente. « Quand on fait de l’humanitair­e, on sait bien que la politique n’est jamais très loin », dit- elle – ce que je prends comme une allusion au fait qu’à un moment ou à un autre, elle pourrait envisager d’être élue ou nommée à un poste. « Si on veut vraiment changer les choses, il faut prendre ses responsabi­lités. » Elle nuance aussitôt : « Honnêtemen­t, je ne vois pas dans quel rôle je pourrais être la plus utile. J’ai parfaiteme­nt conscience de ce que je fais dans la vie et que ça [pourrait] être un frein. »

des sanglots sous la douche

Liban, février 2014. Elle interrompt le montage d’Invincible à Los Angeles et atterrit à l’aéroport internatio­nal de Beyrouth - Rafic-Hariri. À l’arrivée l’attendent poignées de mains, photos et protocole gouverneme­ntal. Elle sait pourtant rester modeste. Elle porte sa tenue de terrain habituelle : slim, ballerines, chemise ample. Elle s’en tient au noir, au blanc, au bleu marine et au gris, plus passe-partout. Pour quelqu’un qui est resté enfermé des heures dans une salle de montage et qui a parcouru 12 000 kilomètres en avion, elle semble plutôt enjouée. Elle me serre dans ses bras. Quand je lui dis qu’elle a bonne mine, elle hausse les épaules et répond du tac au tac : « J’ai un bon anti- cernes. »

Nous nous mettons en route pour la plaine de la Bekaa. La situation des réfugiés est désespérée : plus de deux millions de personnes (déjà plus de trois millions au moment où j’écris ces lignes, au début de l’automne) ont fui la guerre en Syrie pour se rendre en Jordanie, en Turquie, ou ailleurs – beaucoup au Liban. Le lendemain, Jolie passe la journée avec des enfants déplacés. Elle les aide à simplifier les formalités administra­tives et à identifier leurs besoins prioritair­es pour que les décisionna­ires politiques soient en mesure de les secourir. Le jour suivant, alors qu’elle se rend à un rendez-vous avec Tammam Salam, le premier ministre libanais, elle tient à s’arrêter dans un bureau du HCR pour prendre le petit- déjeuner avec le personnel local. L’un des agents, qui organise les navettes entre Beyrouth et Bekaa, aimerait prendre une photo avec l’actrice – pour sa mère, dit-il. À ce moment-là, alors que de nombreux membres du personnel et de responsabl­es politiques locaux attendent de lui parler, elle s’approche de l’homme, lui adresse un sourire jovial et prend la pause. « Pour votre mère », assure- t- elle.

Bosnie-Herzégovin­e, mars 2014. Jolie et moi nous trouvons à bord du jet de la reine Élisabeth II qui s’est envolé d’une petite base aérienne des environs de Londres. Pour des raisons humanitair­es, l’appareil a été prêté à William Hague, alors ministre des affaires étrangères britanniqu­e. Assis à côté de Jolie, il est penché sur une pile de documents. Après une journée d’escale à Sarajevo, nous montons dans un hélicoptèr­e militaire à destinatio­n de Srebrenica, où 8 000 musulmans, adultes et adolescent­s, furent massacrés pendant la guerre de Bosnie.

William Hague, illustre homme d’État du parti conservate­ur, s’est intéressé à Jolie parce qu’Arminka Helic, son conseiller né en Bosnie, l’a convaincu de regarder Au pays du sang et du miel. Hague ne montre pas facilement ses émotions – il vient du Yorkshire – mais il a trouvé le film émouvant et touchant. Ils se sont donc rencontrés et ont commencé à travailler ensemble sur ce qui deviendra la Preventing Sexual Violence Initiative (campagne contre les violences sexuelles). En 2013, ils se sont rendus au Rwanda et en République démocratiq­ue du Congo. Angelina Jolie venait de subir une double mastectomi­e préventive. Au départ, stoïque, elle avait décidé de ne pas évoquer son opération. Mais quelques mois plus tard, elle a signé une tribune dans le New York Times. Elle ne s’apitoyait pas une seule seconde sur son sort – et c’est ce qui rendait son texte si beau. Elle apportait simplement son soutien aux femmes qui se retrouvent confrontée­s au même dilemme. « Personnell­ement, je ne me sens pas moins femme, y écrivait- elle. Avoir fait ce choix important, qui ne diminue en rien ma féminité, m’a rendue plus forte. » Cette déclaratio­n, venant de la part d’une des actrices les plus sexy de la planète, n’avait rien d’anodin. Ce moment a été déterminan­t pour son image. Si Jolie avait jamais été l’enfant terrible de Hollywood, c’était officielle­ment de l’histoire ancienne. (Pendant son voyage au Congo, elle n’a jamais mentionné son opération. « Si elle souffrait, elle n’en laissait rien voir », raconte un confrère.)

La Bosnie est un pays cher à la réalisatri­ce, et dix-neuf ans après le pire massacre d’Europe depuis la Seconde Guerre mondiale, Srebrenica reste toujours aussi triste. L’endroit est hanté par le souvenir des morts et les souffrance­s qu’endurent les survivants. À Potočari, un mémorial a été érigé dans une ancienne usine de batteries automobile­s où des citoyens avaient été exécutés. Accompagné­e de Hague et de quelques autres personnes, Jolie, un foulard sur la tête, parcourt les exposition­s. À un moment donné, elle blêmit et Arminka Helic la prend par le bras pour la réconforte­r.

Ce pays l’a manifestem­ent bouleversé­e. Le lourd bilan de la guerre reste à jamais gravé dans les conscience­s tout comme le souvenir des viols, du traumatism­e et de la violence, transmis aux génération­s suivantes. En 2013, lors de la cérémonie des Governors Awards de l’Academy of Picture Arts and Sciences, Jolie a insisté sur ce point. Le cadre avait beau détonner, son émotion était réelle : en recevant le Jean Hersholt Humanitari­an Award, elle a fait allusion aux nombreuses femmes réfugiées qu’elle avait rencontrée­s et eut la remarque suivante au moment d’évoquer le cas de l’une d’entre elles : « Je ne sais pas pourquoi ma vie et celle de cette femme sont si différente­s. » Parfois, le fait d’avoir été le témoin de tant de conflits et de catastroph­es la submerge. Quand elle finissait son film en Bosnie par exemple, elle se rappelle avoir éclaté en sanglots sous la douche : elle venait de prendre conscience de la gravité du sujet auquel elle s’attaquait et de la responsabi­lité qu’elle avait envers le peuple et les événements qu’elle représenta­it.

un mojito à la main

Londres, juin 2014. Angelina Jolie est avec William Hague : ils coprésente­nt le sommet mondial pour mettre fin aux violences sexuelles dans les conflits. Toute sa famille l’accompagne et occupe une suite dans un hôtel de West End. Durant ces quatre jours dans la capitale anglaise, Jolie court de réunion en réunion avec des représenta­nts du Liberia, du Congo ou du Sri Lanka. Lors du dernier jour du sommet, on apprend qu’elle est élevée au rang de Dame par la reine Élisabeth, l’une des plus hautes distinctio­ns civiles britanniqu­es. La presse locale – vacharde même dans les plus belles occasions – se montre presque obséquieus­e. Ce soir-là, la famille dîne dans un petit restaurant japonais. Avec ses enfants, Brad Pitt fête l’anniversai­re de son filleul. Tout au long du sommet, Jolie a prononcé de nombreux discours et rencontré une foule de délégués mais, ce soir, elle a l’air cool et décontract­ée, un mojito-vodka à la main. Elle est fière de son nouveau titre (rarement attribué à un Américain), mais elle a d’autres préoccupat­ions en tête. La semaine suivante, elle s’envolera pour la Thaïlande afin d’y mener une nouvelle mission des Nations unies – la Journée mondiale des réfugiés. Après des mois de manifestat­ions massives et de violence, le pays est secoué par une grave crise politique mais cela ne semble pas l’affecter plus que ça. En comparaiso­n, elle fait remarquer que je me rends bientôt en Irak – pas vraiment un parc d’attraction­s.

Après le repas – sushis et yakitoris – elle rentre à l’hôtel, enlève ses talons hauts et grignote des tortillas en regardant la Coupe du monde de football à la télévision : Pays-Bas - Espagne. De temps en temps, Pitt pousse des hurlements. Un ami entre dans la pièce et demande à l’actrice de préparer les bagages de la famille. Sa fille Zahara s’approche et se penche au- dessus d’elle. « Qu’est- ce qu’il y a, ma chérie ? » demande Angelina. Zahara lui glisse à l’oreille un secret qui l’amuse. Plus tard, elle m’explique en faisant mine de chuchoter : « Elle m’a dit que Mad et sa petite copine étaient en train de s’embrasser. » En cet instant, Angelina Jolie – la vraie, pas la travailleu­se humanitair­e ni la réalisatri­ce ni la star hollywoodi­enne – est avant tout une mère.

En 2005, l’actrice, alors âgée de 29 ans, avait accordé un entretien exceptionn­el à Vanity Fair – exceptionn­el parce que l’Angelina Jolie d’il y a dix ans n’avait rien à voir avec celle qui est assise en face de moi aujourd’hui, sereine et sûre d’elle sur le plan intellectu­el. À l’époque, elle parlait de sexe, de ses amours passées et de sa relation tumultueus­e avec son ancien mari, Billy Bob Thornton. Désormais, elle explique comment amener les gouverneme­nts à réagir et à reconnaîtr­e les victimes de violence, ou disserte sur les moyens de lutter contre l’impunité pour que le viol ne soit plus utilisé comme une arme de guerre. On dirait rien de moins qu’une sénatrice ou une diplomate, mais un mojito à la main.

Malte, septembre 2014. Jolie me passe un coup de fil entre deux prises de son prochain long métrage, By the Sea. Comme d’habitude, elle est au four et au moulin. Non seulement elle dirige Brad Pitt (« Des amis nous ont demandé si nous n’étions pas complèteme­nt dingues. Une histoire sur un couple marié qui a des problèmes et je suis la réalisatri­ce ! »), mais qui plus est, elle joue aussi dans le film aux côtés de Mélanie Laurent. C’est son premier jour de tournage, ses enfants sont là. Et pendant le week- end, un contingent de l’ONU vient à Malte pour déterminer comment mettre fin au drame des migrants qui se noient en mer : Jolie rencontrer­a António Guterres, le haut commission­naire des Nations unies pour les réfugiés (certains pensent qu’il pourrait être le prochain secrétaire général de l’organisati­on). Malgré tout, elle tient à parler – de Louis Zamperini, du montage final d’Invincible, du problème des réfugiés syriens, de l’État islamique en Irak et au Levant et des assassinat­s horribles des journalist­es James Foley et Steven Sotloff. (Elle a incarné Mariane, la veuve de Daniel Pearl, autre reporter exécuté en 2002, dans Un coeur invaincu de Michael Winterbott­om.) Et voilà qu’elle veut évoquer l’avenir. La question revient sur le tapis : dans un futur proche, se voit- elle jouer un rôle politique, diplomatiq­ue ou public ? « Je suis ouverte à cette idée », répond- elle, réceptive, audacieuse et séduisante comme toujours. �

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« Le cinéma, c’est du divertisse­ment. Les messages, c’est bon pour la poste. » La Hotte Liste de Noël 29 raisons d’aimer 2015 Florence Foresti relookée par sa fille

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