LA POÉSIE, EN VERS ET CONTRE TOUT
Ringarde, inaccessible, disparue, la poésie ? ÉLISABETH PHILIPPE, partie pratiquer son autopsie, a eu la surprise de la découvrir plus vivante que jamais.
Le vin tiède coule à flots en cette soirée d’inauguration du Salon du livre à la porte de Versailles. Des cercles se forment dans les allées, entre les piles de livres et les assiettes de petits-fours fatigués. On pépie joyeusement. Soudain, un jeune homme à l’allure de dandy, chevelure brune coiffée à la Musset, s’approche de l’un des groupes et se met à déclamer avec emphase un poème de son cru : « Sodomiiiie ! Sodomiiiie ! T’en souvient-il, ma mie ? Seul nous couvrait le doux manteau de la nuiiit... » entonne-t-il, la voix grave et l’air inspiré. Le reste se dilue dans les rires confus suivis du silence gêné de l’assistance. Peu à peu, le cercle se referme pour exclure l’intrus et ses vers de mirliton embarrassants. Pittoresque – et authentique –, la scène mérite d’être racontée pour ce qu’elle dit de la poésie aujourd’hui. Ou du moins de la façon dont elle est couramment perçue, à savoir comme un genre marginal réservé à une poignée d’hurluberlus qui taquinent la muse. Entre autres clichés. On la considère aussi comme désuète, galvaudée, mièvre ou au contraire hermétique. En un mot : dépassée. « La poésie a longtemps été le genre le plus prestigieux. À la cour des rois, on lisait des drames en vers, rappelle Sébastien Dubois, chercheur au Centre de sociologie des organisations de Sciences Po et spécialiste de la poésie contemporaine. Un renversement dans la hiérarchie des genres s’est opéré au xixe siècle. Le roman a gagné ses lettres de noblesse et s’est imposé du fait de sa puissance commerciale et de sa meilleure adaptation au nouveau capitalisme d’édition. » Depuis lors, le genre romanesque n’a pas été détrôné et domine toujours le champ littéraire, notamment dans les médias. À côté, la poésie, quasi absente des colonnes de journaux et des rayons des librairies, fait figure de parent pauvre. Le temps où Victor Hugo avait droit à des funérailles nationales suivies par un cortège de deux millions de personnes semble révolu. Même l’époque où Georges Pompidou commentait un fait divers en citant Paul Éluard paraît à des années-lumière : « Comprenne qui voudra / Moi mon remords ce fut (...) / La victime raisonnable / À la robe déchirée / Au regard d’enfant perdue (...)/ Celle qui ressemble aux morts / Qui sont morts pour être aimés. » C’était en 1969.
« Le discrédit de la poésie, très spécifique à la France et à l’Europe occidentale, remonte à la fin des années 1970 », estime Jean-Pierre Siméon, écharpe mauve jetée autour du cou. Attablé devant un expresso dans un café des Gobelins à Paris, le directeur artistique du Printemps des poètes, association qui promeut la poésie à travers la France, attribue son apparent déclin à plusieurs facteurs : « Il y a d’abord des raisons purement littéraires, explique- t-il. Avec le traumatisme de l’après-Seconde Guerre mondiale, la poésie s’est repliée dans un formalisme froid, refusant le lyrisme, le chant, l’onirisme. C’est la fameuse phrase de Theodor Adorno – ôtée de son contexte – selon laquelle écrire un poème après Auschwitz serait barbare. On a exclu les poètes du champ social ou ils s’en sont exclus eux-mêmes. Mais il y a également des causes économiques et circonstancielles. Dans les années 19701980, les grandes maisons d’édition ont abandonné la poésie pour des raisons marchandes. À partir du moment où le primat a été donné à la rotation des stocks et à la rentabilité, ça a été terrible pour la poésie, parce qu’évidemment, un recueil de poèmes n’est pas rentable immédiatement. Jamais. »
IMaUVaIS CLIenTS
nadaptée aux nouvelles exigences du marché, la poésie s’avère également en total décalage avec celles des médias actuels, de plus en plus régis par la loi de l’immédiateté et du buzz. Sauf à considérer que le « Allô, quoi » de Nabilla relève du haïku post- dadaïste, la poésie n’a pas vraiment droit de cité dans le paysage audiovisuel français. On peine à imaginer Yves Bonnefoy, Jacques Roubaud ou Philippe Jaccottet, grands noms de la poésie contemporaine, sur un plateau télé, entourés d’une bimbo qui témoigne de sa énième cure de désintoxication et d’un polémiste en promo pour son dernier brûlot. Il leur faudrait avoir le sens de la formule choc comme autrefois André Breton qui, dans le Second manifeste du surréalisme, appelait à « descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule » . « Le surréalisme, c’était l’époque des manifestes, parfois très violents. Ils ne passaient pas inaperçus. Les débats tournaient au pugilat. On a un peu retrouvé ça dans les années 1970 avec la revue Tel Quel mais ça n’existe plus du tout, juge le poète et journaliste Alain Veinstein. Aujourd’hui, des gens comme Yves Bonnefoy, qui ont pourtant une réputation internationale évidente, ne rameutent pas les foules, ne font pas de scandales. »
Mais même dans le cocon plus feutré des émissions littéraires, les poètes ne semblent pas à leur place. Rencontré dans son appartement parisien aux tables et étagères envahies de livres, Bernard Pivot peut en témoigner. Déjà du temps d’Apostrophes, le grand rendez-vous littéraire du petit écran, il était difficile d’inviter des poètes. « Je n’ai pas fait beaucoup
« Le discrédit de la poésie, très spécifique à la France et à l’Europe occidentale, remonte à la fin des années 1970. »
Jean-Pierre Siméon directeur artistique du Printemps des poètes