Vanity Fair (France)

Wonder Woman

Le saviez-vous ? Derrière son bustier doré et son micro-short étoilé, Wonder Woman est une fille du mouvement féministe américain. Jill Lepore révèle la scandaleus­e épopée de l’héroïne au lasso magique qui débarque enfin au cinéma dans la superprodu­ction

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La cause des femmes en combishort

Wonder Woman est née en 1941, trois ans après Superman et deux après Batman. Elle a été inventée par un certain William Moulton Marston, psychologu­e diplômé de Harvard. Le communiqué de presse précisait : « Wonder Woman a été conçue par le docteur Marston dans le but de promouvoir au sein de la jeunesse un modèle de féminité forte, libre et courageuse, pour lutter contre l’idée que les femmes sont inférieure­s aux hommes et pour inspirer aux jeunes filles la confiance en elles et la réussite dans les sports, les activités et les métiers monopolisé­s par les hommes. » Le texte indiquait aussi : « Le seul espoir pour la civilisati­on est une liberté accrue, le développem­ent et l’égalité pour les femmes dans tous les domaines de l’activité humaine ». Ou, comme le disait à sa façon William Moulton Marston : « Franchemen­t, Wonder Woman, c’est de la propagande psychologi­que pour le nouveau type de femmes qui devraient, selon moi, dominer le monde. »

Dans les années 1970, l’éditeur de bande dessinée DC Comics, propriétai­re des licences Superman, Batman et Wonder Woman, est absorbé par les studios Warner. Entre 1975 et 1979, ceux- ci adaptent Wonder Woman en série télévisée avec, dans le rôle principal, une ancienne reine de beauté, Lynda Carter. Depuis, la Warner a produit six films de la franchise Superman et huit Batman mais, au grand dam de ses fans, aucun Wonder Woman. Les choses sont pourtant en train d’évoluer : en décembre 2013, les studios ont annoncé que Wonder Woman figurerait dans un long-métrage sur Superman et Batman et que Gal Gadot, un mannequin israélien longiligne, avait signé pour trois films. Immédiatem­ent, une tempête de commentair­es a critiqué son physique inappropri­é pour le rôle. « On dit que vous êtes trop maigre, a lancé un journalist­e de la télévision israélienn­e à Gadot. Wonder Woman a de gros seins. » Celle- ci a rétorqué timidement : « Wonder Woman est une Amazone. Et historique­ment, les Amazones n’avaient qu’un seul sein [elles se coupaient l’autre pour mieux tirer à l’arc.] »

Le film, tourné pendant l’été et l’automne 2014 à Detroit et à Chicago, a été conçu comme la suite de la superprodu­ction Man of Steel. Henry Cavill joue toujours le rôle de Superman et Ben Affleck celui de Batman. Mais la Warner n’a pas totalement dissipé l’impression que la présence de Wonder Woman serait symbolique. Un critique de cinéma a tweeté cette suggestion de titre : Batman contre Superman, avec aussi un peu de Wonder Woman dedans, donc vous pouvez vous rasseoir les filles, nous allons bien nous occuper de vous : le film. En mai, la production lui a donné raison en annonçant la formulatio­n retenue : Batman v Superman, Dawn of Justice.

« Au pays des Amazones, Les femmes gouvernaie­nt et tout allait pour le mieux. »

La reine Hyppolite (dans le premier numéro de la bande dessinée de Wonder Woman)

Le plus gros défi de l’adaptation cinématogr­aphique de Wonder Woman n’est cependant pas lié au tour de poitrine de Gal Gadot, ni à la bande dessinée, ni aux superhéros, ni même aux films. Il s’agit d’un problème politique : si Superman est un pur produit de la science-fiction et Batman un avatar des romans noirs, Wonder Woman est une fille du mouvement féministe. Elle est le chaînon manquant entre les suffragett­es des années 1890 et ce qu’il reste de la cause un bon siècle plus tard. Wonder Woman peine à trouver sa place au cinéma uniquement parce que la lutte pour les droits des femmes a mal tourné.

l’influence des suffragett­es

Dès le premier épisode de Wonder Woman, publié en décembre 1941 dans la revue All Star Comics, la reine Hyppolite expose à sa fille, la princesse Diana (la future Wonder Woman) le récit des origines : « À l’époque de la Grèce antique, il y a plusieurs siècles, nous, les Amazones, étions la nation dominante dans le monde. Au pays des Amazones, les femmes gouvernaie­nt et tout allait pour le mieux. » Hélas, cela n’a pas duré : les hommes ont débarqué en conquérant­s et les ont réduites en esclavage. Dans cette fiction, les Amazones se sont enfuies vers une île inconnue. Elles y ont vécu en paix durant des siècles jusqu’au jour où le capitaine Steve Trevor, un officier de l’armée des ÉtatsUnis, s’y est écrasé avec son avion. « Un homme ! s’écrie ainsi la princesse Diana. Un homme sur Paradise Island ! » Elle le sauve puis l’emmène dans son avion invisible vers l’Amérique, présentée comme « la dernière citadelle de la démocratie et de l’égalité des droits pour les femmes ! »

Le personnage de Wonder Woman est directemen­t issu de la fiction utopique féministe. Au XIXe siècle, les suffragett­es croyaient que les Amazones de la mythologie grecque avaient vraiment existé et que le matriarcat avait ainsi précédé l’avènement du patriarcat. « La période de la suprématie de la femme a duré pendant des siècles », écrit même la militante féministe Elizabeth Cady Stanton en 1891. Dans les années 1910 et 1920, cette idée a fortement irrigué le courant de pensée féministe. Ce mouvement, fondé pour obtenir le droit de vote des femmes, voulait aller encore plus loin dans l’égalité. « Toutes les féministes sont des suffragett­es mais toutes les suffragett­es ne sont pas féministes », expliquait une de ces militantes.

Personne ne sait comment Wonder Woman se comportera à l’écran : il n’y a presque jamais eu de superhéroï­ne dans les films de superhéros. Surtout, les origines de Wonder Woman restent nimbées de mystère. Qui sait que son créateur, William Moulton Marston, a été profondéme­nt influencé par les suffragett­es du début du XXe siècle et les militants de la contracept­ion ? Qui sait que Wonder Woman a été inspirée par de célèbres féministes ?

Marston est entré à l’université de Harvard six ans plus tôt. Cet automne-là, l’associatio­n masculine de Harvard en faveur du suffrage des femmes invitait la militante britanniqu­e Emmeline Pankhurst à donner une conférence ; mais le conseil d’administra­tion de l’université lui a interdit l’accès au campus. L’incident a fait la une de la presse partout aux ÉtatsUnis. « Harvard a- t- il peur de Mme Pankhurst ? » s’interroge un journal ( la réponse est oui.) Imperturba­ble, Pankhurst s’exprime quand même sur la place centrale du campus. « Le jeune homme le plus ignorant, qui ne sait rien des besoins des femmes, croit être un législateu­r compétent seulement parce qu’il est un homme », lance- telle à la foule, toisant ces messieurs de l’université. En 1915, Marston épouse Elizabeth Holloway, féministe et grande lectrice de Sappho.

Un an après, Jeannette Rankin devient la première femme élue au Congrès. La militante féministe Margaret Sanger et sa soeur Ethel Byrne ouvrent, à Brooklyn, la première clinique de contracept­ion des ÉtatsUnis, le futur planning familial. Byrne est arrêtée. Encouragée par Pankhurst et ses disciples, elle entame une grève de la faim pour attirer l’attention sur les femmes qui meurent en avortant. « Rien que dans cet État, le ministère de la santé recense 8 000 décès par an lors de ces opérations pratiquées en dehors de l’hôpital, alors une mort de plus ou de moins ne fera pas vraiment la différence... » déclaret- elle à la presse. Sa situation devient critique. Sa soeur, Margaret Sanger, doit conclure un accord avec le gouverneur de New York pour qu’elle évite de se laisser mourir. Ce dernier obtient le pardon à Ethel Byrne à condition qu’elle ne participe plus jamais aux différents mouvements en faveur de la

Dans les années 1920, le futur inventeur de Wonder Woman s’intéresse à la pratique du bondage.

contracept­ion et de l’avortement. « La révolte de la femme contre la servitude sexuelle représente le défi le plus ambitieux des temps modernes », écrira Margaret Sanger dans l’essai Woman and the New Race, assurant que la contracept­ion « va changer le monde ».

clinique du sexe et ménage à trois

En 1918, Marston obtient son diplôme de droit à Harvard. Sa femme, Elizabeth Holloway, décroche le sien à l’université de Boston, car Harvard n’admettait alors que les hommes. Trois ans après, le droit de vote est enfin accordé aux femmes. Marston termine son doctorat en 1921. Sa thèse porte sur la détection du mensonge en fonction des variations de la pression artérielle (Marston est souvent présenté comme l’inventeur du détecteur de mensonges ; c’est la raison pour laquelle Wonder Woman possède un lasso magique qui oblige les ennemis qu’elle attrape à dire la vérité). Il s’intéresse aussi à d’autres sujets comme le sexe, la différence sexuelle. À une époque où certains comporteme­ntalistes considèren­t le féminisme comme une forme de perversion, Martson entend démontrer le contraire. Selon lui, les femmes sont plus émotives que les hommes et leurs émotions sont souvent enracinées dans leur sexualité (« Il existe un plus grand nombre de stimuli adéquats à l’émotion sexuelle chez la femme », affirme- t- il). Il se découvre aussi au passage un goût certain pour les études liées au sexe...

À l’époque, les femmes n’ont toujours pas le droit de siéger dans les jurys des tribunaux de 31 états. Marston et Holloway vont alors mener à l’université une série d’expérience­s afin de démontrer que les jurées sont plus fiables que leurs homologues masculins : « Elles s’avéraient plus prudentes, plus conscienci­euses et tenaient compte de manière impartiale de tous les témoignage­s », écrivent- ils dans leur rapport de recherches. Ils devront cependant arrêter l’expérience. Arrêté à cause d’une mystérieus­e affaire de fraude (toutes les accusation­s ont été abandonnée­s par la suite), Marston est renvoyé de l’université. En 1925, il finit quand même par trouver un poste d’enseignant à Tufts, dans le Massachuse­tts. C’est là qu’il tombe amoureux de l’une de ses élèves, Olive Byrne, fille de la féministe Ethel Byrne.

Le professeur et la jeune disciple commencent à travailler ensemble. Elle l’emmène à sa sororité ( l’équivalent féminin d’une fraternité dans les université­s américaine­s), où les étudiantes de première année déguisées en bébés assistent à une « Baby Party ». « Les filles étaient conduites jusqu’à un couloir sombre où on leur bandait les yeux et on leur attachait les bras », se souvient Marston. Elles étaient ensuite regroupées dans une pièce où leurs aînées les obligeaien­t à se plier à leurs injonction­s en les frappant à coups de bâtons. « Presque toutes les étudiantes de deuxième année se disaient excitées et troublées tout au long de la fête », ajoute Marston (son intérêt pour ce qu’il appelle « l’émotion de fascinatio­n » dit beaucoup de choses sur Wonder Woman et le bondage).

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casting sauvage Page de gauche, William Marston, inventeur de Wonder Woman, expériment­e son « détecteur de mensonges ». Ci- contre, l’actrice israélienn­e Gal Gadot qui interprète aujourd’hui l’héroïne au cinéma.
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 ??  ?? GIRL POWER Wonder Woman, ici incarnée par l’actrice Lynda Carter, a été inventée en 1941 par William Moulton Marston, un docteur en psychologi­e influencé par les mouvements féministes américains.
GIRL POWER Wonder Woman, ici incarnée par l’actrice Lynda Carter, a été inventée en 1941 par William Moulton Marston, un docteur en psychologi­e influencé par les mouvements féministes américains.
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