Vanity Fair (France)

Passion NICHOLSON par Anjelica Huston

À 21 ans, ANJELICA HUSTON, mannequin, actrice en devenir et fille du cinéaste John Huston, débarque à Hollywood et tombe immédiatem­ent sous le charme de Jack Nicholson. Dans un récit exclusif, tiré de ses Mémoires Suivez mon regard (à paraître aux Édition

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On vous connaît comme actrice mais vos talents d’écrivain étaient restés cachés jusqu’à présent. Vos Mémoires ont reçu un excellent accueil critique. De même que votre père, John Huston, était écrivain, réalisateu­r, acteur, peintre, etc., vous avez, vous aussi, une carrière à trait d’union : mannequin-actrice-écrivain...

Mon père m’a toujours mise en garde contre les dangers du dilettanti­sme. J’ai donc toujours un peu regardé de travers les gens qui touchaient à tout au lieu de se concentrer sur le seul domaine qui compte peut- être vraiment. Pour moi – et je dis ça avec énormément de bienveilla­nce à l’égard de ma profession –, le jeu d’acteur est cantonné à l’interpréta­tion. Il faut être dans un état assez calme et réceptif, qui n’est pas nécessaire­ment celui dans lequel on est le plus créatif, et pas forcément celui dans lequel il est intéressan­t de convoquer son passé. Les gens attendent simplement de vous que vous jouiez et que vous fassiez bien votre boulot. C’est pourtant à travers ma carrière d’actrice que je me suis forgée des opinions sur un certain nombre de choses.

Et il était temps de les exprimer ? Mon mari Robert [Graham, le sculpteur] est mort il y a sept ans et le sol s’est dérobé sous mes pieds. Il était temps pour moi de faire le point sur mon histoire, dire qui je suis, d’où je viens, parler de mes parents et de ce qu’a été ma vie. Ça a été une aventure, même si au départ je me suis assise et j’ai écrit 900 pages.

En racontant votre vie, vous faites le récit fascinant de la manière dont Hollywood et l’industrie cinématogr­aphique ont changé, et aussi dont le monde de l’art à Los Angeles a changé. C’est un monde très différent de celui d’aujourd’hui, avec tellement de nivellemen­t par le bas, le culte du résultat, tellement de pression pour produire des blockbuste­rs et prendre la tête du box- office le jour même de la sortie du film. Votre Hollywood ressemble à une autre planète.

C’est vrai. C’était une époque incroyable, vibrante. Quand je relis mon journal, je me dis : « Ouah, il se passait quelque chose chaque jour. » Vous avez vu avec qui j’étais, aussi ? Je fréquentai­s un des types les plus brillants de sa génération – non qu’il ne le soit plus, bien sûr, mais en ce temps-là, Jack était tout ce que tout le monde rêvait d’être. Il était au centre de l’attention et il s’éclatait. C’était formidable d’être au coeur de ce cercle ; les gens qu’il fréquentai­t, ceux qu’il m’a présentés, les gens que j’y ai amenés. C’était très éclectique. Tout le monde vivait à 100 à l’heure.

Le système de valeurs de l’époque était très différent de celui de Hollywood aujourd’hui.

Il n’y a plus de valeurs ; il n’y a plus que de l’avidité.

Et de la nervosité.

Et de la superficia­lité parce que plus personne ne sait ce que font les autres. D’abord, ils sont tous derrière leurs ordinateur­s ou les grilles de leurs villas. Tout est comme nimbé de mystère. Tout est devenu tellement artificiel. Il n’est plus question que de tapis rouges. On ne s’intéresse plus qu’aux marques des robes, à qui les portaient le mieux. J’ai bien rigolé aux Oscar cette année parce qu’ils avaient cette bling camera [qui permet de faire les gros plans sur les mains] et je me disais que le comble de la provoc pour une actrice aujourd’hui, c’est de refuser de montrer ses bijoux à la bling camera.

Vous ne pensez pas que ça explique le fait que le public se soit tourné vers la bonne vieille télé ?

De toute évidence, oui. Si vous voulez aller au cinéma, remerciez le ciel de ne pas avoir de famille nombreuse à nourrir, parce que ça coûte une fortune. Si vous êtes plusieurs, il faut bien compter 100 dollars. Tant pis si vous vouliez un Coca et du pop- corn. La plupart des salles sont devenues exécrables et elles ont complèteme­nt ruiné le plaisir d’aller se faire une toile en transforma­nt cela en banale projo télé. Pour les gens normaux – la classe moyenne, quoi, qui n’existe d’ailleurs plus de toute façon –, c’est très difficile. Personne n’a d’argent à part ceux qui en ont trop. Et puis à peine ont-ils vu le film qu’il est disponible à la télé. C’est vraiment triste parce que le cinéma était une magnifique expérience sociale.

Il arrive encore que ce soit plaisant mais c’est de plus en plus rare. Je pense que c’est pour cette raison que la gastronomi­e est devenue tellement dynamique et à la mode. Au lieu d’aller au cinéma, les gens vont au restaurant. Ça coûte moins cher que d’acheter des fringues. Plutôt que d’aller faire du shopping au centre commercial, les gens se remplissen­t l’estomac.

Parlons des Huston. Ils sont tous écrivains, réalisateu­rs, acteurs... Disons que c’est maman [Ricki Soma qui était ballerine] et papa, cette fusion génétique. Ce que mon grand-père et mon père ont apporté dans le mélange, c’est le patronyme, leur incroyable investisse­ment dans le domaine artistique et le plaisir qu’ils ont pu en tirer. Et ils ont été très bons.

Quand on pense à la filmograph­ie de votre père – pour ne citer que Le Faucon maltais, African Queen, Moulin Rouge, La Nuit de l’iguane, Quand la ville dort...

... Et Gens de Dublin, notre dernier film ensemble.

C’est vrai, adapté du roman de James Joyce. Et puis il y a la liste des films auxquels vous avez brillammen­t contribué : L’Honneur des Prizzi, Les Arnaqueurs, La Famille Addams, La Famille Tenenbaum, À bord du Darjeeling Limited et celui qui sort prochainem­ent, The Master Cleanse.

Je ne veux pas en dire plus mais le postulat de départ est vraiment très intéressan­t. Il y est question de se débarrasse­r de ses démons.

À ce propos, revenons- en à votre enfance irlandaise à St. Clerans. Vous êtes pensionnai­re au couvent et soudain, vous voilà mannequin à New York, acclamée par le milieu de la mode. C’est un sacré tournant.

Oui, enfin... il y a eu quelques obstacles sur la route. Il y a eu ce film que j’ai fait avec mon père, Promenade avec l’amour et la mort.

Oui, vous avez pris cher avec ce film, n’est- ce pas ? En fait, le film a reçu un bon accueil en France, contrairem­ent au reste de la planète, ce qui nous a un peu détendus tous les deux. La France a toujours été bienveilla­nte à l’égard de ce film, c’est génial. Après le tournage, je suis partie à Londres où j’ai été la doublure de Marianne Faithfull dans le Hamlet de Tony Richardson. Puis ma mère s’est tuée dans un accident de voiture. J’ai quitté Londres – j’ai fait mes valises et voilà. Je ne m’imaginais pas continuer à vivre dans cette maison après sa mort. Ça a changé ma vie.

La mode a dû vous sembler un monde à part ? Je pense que la meilleure définition, c’est, comme toujours, celle de Mike Nichols sur la couverture de mon livre. Il qualifie la mode de « glamour brutal ». C’est pas brillant, ça ?

Si, d’autant que vous étiez avec Bob Richardson, un des plus grands photograph­es de cette époque – et père de Terry Richardson –, mais dans la vie c’était un partenaire plutôt brutal, en effet. Vous étiez ensemble à un moment crucial que l’on peut difficilem­ent qualifier de bon moment.

Non, ça n’était pas un bon moment, même s’il était brillant et dérangé et assez pathétique à la fin. Vous savez, tout le monde était ligué contre lui. Bob était un grand paranoïaqu­e et il est assez difficile de se relever de ça quand on est très jeune et novice face à ce genre d’homme à la fois fascinant, brillant, dominateur et d’humeur changeante. C’est très difficile.

Il s’est avéré qu’il était schizophrè­ne, entre autres problèmes, mais, à l’époque, c’était la coqueluche du Tout-New York. Avec des grosses valises, cependant. Dieu merci, votre père vous a encouragée à sortir de cette relation.

Ouais. Je pense que je n’aurais pas pu m’en sortir sans papa.

« Aujourd’hui, au lieu d’aller au cinéma, LES GENS voNt au rEStauraNt. »

Passons à une histoire plus heureuse, votre mariage avec Robert Graham. Il a joué un rôle très important plus tard dans votre vie, à Venice, en Californie.

Oui, c’était un autre genre. Il était extrêmemen­t gentil et posé – et à sa manière plein d’esprit, drôle et brillant. Mais il était très responsabl­e dans ses relations aux autres et avait de grandes qualités émotionnel­les. Bien sûr, c’était un artiste et donc il n’apportait pas forcément la sécurité que l’on pourrait chercher dans l’autre. Comme celle que procure l’argent, par exemple.

Comment vous êtes-vous rencontrés ? J’ai d’abord fait la connaissan­ce de ses torses olympiques. Il est l’auteur des deux statues à l’entrée du stade olympique des Jeux de 1984 à Los Angeles. C’était un été formidable. On avait conseillé à tout le monde de fuir la ville, parce que ça allait être horrible, bondé et effrayant. Et la plupart des gens avaient suivi ce conseil. La ville n’a jamais été aussi belle. Pas un nuage ni une trace de brume. Jack et moi allions au stade avec nos amis Greta et Bert Schneider. On se donnait généraleme­nt rendez-vous sous les torses. C’était notre point de repère. J’aimais admirer ces statues chaque jour. Elles symbolisai­ent le pouvoir, la force et la pureté des Jeux. Je crois que j’ai rencontré Bob environ un an plus tard. Je lui ai demandé son avis sur le caractère physique du torse féminin, où tout est exposé. Il m’a dit qu’il sculptait ce qu’il voyait. J’ai trouvé ça assez impression­nant. Il m’a plu tout de suite. Il avait les plus belles mains d’homme que j’ai jamais vues. Et de très beaux yeux avec des cils très noirs. Et, vous l’admettrez, une merveilleu­se nature de cheveux. C’était un très bel homme, une personne fabuleuse. —

Pro Pos recueillis Par ingrid sischy

C’est à cet endroit, à l’âge de 21 ans, que j’ai rompu avec Bob Richardson, un photograph­e de mode audacieux et provocateu­r de 24 ans mon aîné avec qui j’entretenai­s depuis quatre ans une liaison orageuse. Jusqu’alors nous avions partagé un appartemen­t à Gramercy Park, à New York. Sans le soutien de mon père et de sa femme, Cici, avec qui Bob et moi venions de partir en vacances à La Paz, je n’aurais sans doute jamais eu le sursaut de courage nécessaire pour le quitter.

Je comptais séjourner au ranch de Pacific Palisades que Cici avait acheté avant son mariage avec papa. Elle le redécorait pour y accueillir les trésors de notre ancienne vie de St. Clerans, propriété bucolique dans l’ouest de l’Irlande où mon frère Tony et moi avions grandi. Bizarremen­t, en arrivant en Californie, j’ai eu l’impression de rentrer chez moi. J’étais née à Los Angeles. Au- dessus du désert, le ciel était clair et immaculé. Habiter de nouveau avec papa [le cinéaste John Huston] m’a fait un drôle d’effet, mais il allait rapidement tourner Le Piège à New York.

Ma nouvelle vie a commencé devant le carrousel à bagages des douanes de l’aéroport de Los Angeles, en mars 1973. Papa a toisé Jack d’un air terrible : « Il paraît que vous couchez avec ma fIlle. »

Je roulais sur Sunset Boulevard sous un soleil pâle et devant moi défilait un paysage nu, fait d’entrepôts et de bâtiments à un étage aux couleurs criardes. De grands palmiers et des jacarandas violets jalonnaien­t la route, balayée par un vent sec et parfumé. Un store à rayures jaunes ombrageait la boutique de Georgio sur Rodeo Drive et des brumisateu­rs extérieurs pulvérisai­ent le parfum de la marque. Résignés, des maris sirotaient des expressos accoudés à un zinc rutilant pendant que leurs épouses achetaient des robes de chambres toutes en plumes et des robes de soirée ornées de perles. À cette époque, Los Angeles n’était encore qu’une petite ville, à la fois glamour et provincial­e.

Un jour d’avril, Cici a été invitée par Brigitta, une de ses amies suédoises, à une fête chez l’acteur Jack Nicholson. Cici a demandé si elle pouvait venir accompagné­e de sa belle-fille et Brigitta a volontiers accepté. Jack célébrait son anniversai­re et il adorait les jolies femmes.

Cici m’a prêté une belle robe de soirée – noire, longue et dos nu, avec un fermoir en strass. Brigitta est passée nous prendre en voiture et nous sommes parties chez Jack, direction Mulholland Drive. Sur cette haute corniche séparant Beverly Hills de la vallée de San Fernando, on se sentait sur le toit du monde.

La porte d’une modeste maison à un étage de style ranch s’est ouverte et le fameux sourire est apparu. Plus tard, après la consécrati­on de Jack et sa couverture de Time, Diana Vreeland [ancienne rédactrice en chef du magazine Vogue] l’a baptisé « le sourire du tueur ». Mais sur le moment, je me suis simplement dit : « Voilà un homme dont on peut tomber amoureuse ! »

En 1969, quand j’habitais encore Londres, j’avais vu Easy Rider avec des amis à Piccadilly Circus, puis j’y étais retournée seule quelques jours après. Le mélange d’aisance et d’exubérance de Jack m’avait captivée dès son apparition à l’écran. Je crois que c’est avec ce film que, comme beaucoup d’autres, je suis tombée amoureuse de lui pour la première fois.

La seconde fois a été quand il nous a accueillie­s en ce début de soirée, dans les rayons dorés du soleil couchant. « Bonsoir mesdames », a- t-il lancé, radieux, avant d’ajouter d’une voix traînante : « C’est moi Jack, ravi que vous soyez venues. »

Il nous a fait signe d’entrer. Le salon était bas de plafond, éclairé à la bougie et rempli d’inconnus. Il y avait un buffet grec et de la musique. J’ai dansé avec Jack pendant des heures. Quand il m’a proposé de rester pour la nuit, j’ai demandé conseil à Cici.

« Tu plaisantes ? m’a- t- elle répondu. Fonce ! » Le lendemain matin, je me suis réveillée et j’ai enfilé ma robe de soirée. Jack était déjà en bas. Celui que j’identifier­ais plus tard comme le scénariste Robert Towne est entré dans la maison et m’a toisée du bas de l’escalier. Jack est apparu et a lancé : « Si ça ne

te dérange pas, je t’appelle un taxi, parce que je dois aller à un match de baseball. »

Une demi-heure après, j’étais à Palisades. Lorsque je suis descendue du taxi avec ma robe dos nu, Cici était à la porte. Elle a secoué la tête. « Je n’arrive pas à croire que tu n’aies pas insisté pour qu’il te raccompagn­e, a- t- elle dit. Où avais- tu la tête ? S’il veut à nouveau te voir, il doit passer te prendre et te raccompagn­er. »

Jack m’a appelée quelques jours plus tard pour me proposer un rendez-vous. J’ai dit : « D’accord. Mais il faudra que tu passes me prendre et que tu me raccompagn­es. – Entendu. Samedi, ça te va ? – Très bien. Mais tu passes me chercher. » Le samedi, il m’a annoncé qu’il était navré, qu’il devait annuler notre rendez-vous, parce qu’il avait déjà pris un engagement sur lequel il ne pouvait revenir. « Ça signifie que je passe en deuxième ? ai-je demandé.

– Ne dis pas ça. Ce n’est pas très intelligen­t et ça ne nous rend pas honneur. »

J’ai raccroché, déçue. Ce soir-là, j’ai décidé de sortir avec [le décorateur] Jeremy [Railton], [les scénariste­s] Gail Parent et Kenny Solms. Nous dînions à l’Old World Café sur Sunset Boulevard quand ils se sont mis à chuchoter et à pouffer de rire. Finalement, Gail m’a dit : « Tu n’étais pas censée voir Jack, ce soir ? – Oui, mais il avait déjà un engagement. – Eh bien, son engagement est une jolie blonde avec qui il vient de monter à l’étage », a expliqué Kenny.

J’ai saisi mon verre de vin et, le coeur battant, j’ai monté l’escalier à mon tour. Jack était en compagnie d’une belle jeune femme que j’ai immédiatem­ent reconnue : c’était son ex-petite amie, Michelle Phillips. Je l’avais vue dans des magazines quand j’habitais New York ; elle faisait partie [du groupe de rock] The Mamas & the Papas. Quand je suis arrivée à leur table, une ombre légère est passée sur le visage de Jack, comme un nuage jette un voile sur le soleil. J’ai joyeusemen­t levé mon verre en lançant : « Je

suis en bas, je voulais simplement dire bonjour. » Imperturba­ble, Jack m’a présenté Michelle. C’est sûr, elle était charmante. Mais leur histoire touchait à sa fin. Quelques semaines après cette rencontre, elle est passée chez lui un matin pour récupérer des affaires. Quand elle s’est aperçue que j’étais là avec Jack, elle est venue nous voir dans sa chambre avec deux verres de jus d’orange. À compter de cet instant, nous sommes devenues amies.

FOus RiREs Et cOnvERsati­Ons phiLOsOphi­quEs

Au début de notre relation, Jack m’a envoyé des signaux contradict­oires. Il me suppliait de rester pour la nuit et finalement ne me rappelait pas, même après avoir promis de le faire. Un jour, il m’a annoncé qu’il fallait calmer le jeu entre nous, puis il m’a téléphoné quelque temps après pour me proposer de dîner. Il m’a donné une quantité de surnoms. Ça a commencé par « Fab », pour « La Grande Fabuleuse » qui est devenu, avec l’accent allemand, « La Granteu Fapuleuzeu ». Quand je suis arrivée à Los Angeles, Jeremy et Kenny répétaient sans cesse « le plus fabuleux », un tic de langage que j’avais vite adopté. Puis, sans que je sache pourquoi, Jack s’est mis à m’appeler « Toot », qui rimait avec « Foot », ou « Tootie », bientôt remplacés par « Tootman Fapuleuzeu ». Puis il y a eu « La Granteu » et, plus simplement, « Mine » et « Minyl ». Il m’appelait parfois « mon pote », à mon grand désespoir. C’était tout sauf romantique ! Je ne voulais pas être sa copine, mais l’amour de sa vie.

Jack donnait un surnom à la plupart des gens. Warren Beatty était « Le Pro », Marlon Brando « Marloon », Arthur Garfunkel « Ce bon vieux G ». Sa voiture, une magnifique Mercedes 800 rouge cerise, fut baptisée quant à elle « Bing ». Il aimait tant le nom de Harry Dean Stanton qu’il trouvait toujours le moyen de le placer dans ses tournages. Si on y prête attention, on peut apercevoir les initiales HDS gravées sur le mur d’une cellule de prison ou sur l’écorce d’un arbre dans un western.

Après avoir joué dans Profession : reporter [de Michelange­lo Antonioni], Jack a enchaîné avec Chinatown, sans doute le film le plus beau et le plus authentiqu­e sur Los Angeles, tourné en décors réels. De l’alliance parfaite de l’architectu­re mésestimée de la ville aux intérieurs inspirés de Richard Sylbert, en passant par la photograph­ie originale de John A. Alonzo, le travail de la grande costumière Anthea Sylbert et la mise en scène magistrale de Roman Polanski, le film ressemble à un merveilleu­x classique en noir et blanc, colorisé d’un coup de baguette magique. Tout sonne juste, des plans d’orangeries aux voitures d’époque. La photograph­ie saturée des scènes en intérieur offre un contraste saisissant avec les extérieurs, aussi brûlés et arides qu’un paysage désertique. C’est un film sur la corruption à LA. Le jeu des acteurs est tout en mystère. Faye Dunaway, gracile comme un lévrier italien, joue Evelyn Mulwray, l’héroïne qui porte en elle un terrible secret. Jack incarne le détective privé J.J. Gittes, qui remonte la piste de la corruption jusqu’à Noah Cross, joué par mon père.

Jack était déjà ami avec Roman et il s’entendait à merveille avec papa. Ils avaient l’un et l’autre le même goût pour les conversati­ons philosophi­ques et les fous rires. C’est pendant le tournage de Chinatown que je me suis installée chez Jack. Quand papa m’a demandé de venir le voir sur le plateau de Chinatown, j’ai accepté – je ne l’avais pas vu depuis six mois. Pendant le déjeuner, siégeant à une longue table que présidait Polanski, je suis restée silencieus­e, face à mon père et au côté de Jack. Sans la moindre raison, papa l’a toisé d’un air terrible et lui a lancé : « Il paraît que vous couchez avec ma fille » – un long silence se fit – « M. Gittes. » J’ai rougi comme une pivoine, puis j’ai compris : ils répétaient les dialogues du film. Tout le monde a éclaté de rire.

Le dernier jour du tournage, j’ai dîné avec l’assistante de Jack, Annie Marshall, avant de me rendre sur le plateau. La nuit était tombée. Par la fenêtre de la caravane de papa, j’ai vu une bouteille à moitié vide de [vodka] Stolichnay­a posée sur la table. J’ai frappé à sa porte et il a crié d’entrer. L’accueil a été glacial. Pourquoi avais-je été si longue ? Qu’est- ce que je fabriquais ?

Sur le plateau, on s’activait pour régler la lumière du terrible dénouement du film, dans lequel Noah Cross et sa fille règlent leurs comptes. La réalité et la fiction se mêlent parfois et j’ai compris que c’était son rôle que papa répétait un peu plus tôt avec moi dans la caravane. Puis l’équipe s’est dispersée pour le souper. Il devait être 1 heure du matin. Papa, Annie, Jack et moi étions installés dans un box au fond d’un restaurant pour déguster des oeufs foo-yung. Distrait, papa a fait tomber une nouille sur le revers de sa veste. Jack l’a délicateme­nt retirée avec ses baguettes. « Laissez-moi faire, John », a- t-il dit gentiment. Ils ont bouclé la scène finale à 5 heures du matin.

La première fois que j’ai vu Las Vegas, c’était avec Jack par la vitre ouverte d’une limousine. Il faisait déjà nuit noire, mais le Strip était encore brûlant du soleil de plomb de la journée et le rougeoieme­nt d’une partie du ciel éclairait une faille dans le sable du désert. Devant nous, un ruban de lumières multicolor­es. Des deux côtés de l’avenue qui brillait de tous les feux du kitsch – rose électrique du casino Le Flamingo, blancheur des colonnes romaines du Caesars Palace – et sur le trottoir déambulaie­nt les gens de passage, accros à l’adrénaline, vendeurs à la sauvette, prostituée­s, striptease­uses, gangsters avec leurs petites amies et leurs gardes du corps.

Jack et moi étions venus voir Frank Sinatra, encore auréolé du succès d’un album en forme de come-back. Sur la scène du Caesars Palace, un whisky dans une main, une cigarette dans l’autre, Sinatra se baladait avec nonchalanc­e et prenait possession du public, comme un roi en son domaine. Il avait les yeux bleu pervenche ; sa voix avait des accents légèrement moqueurs mais elle possédait toujours ce ton soyeux qui jaillissai­t de l’électropho­ne quand, il y a bien longtemps, nous écoutions à St. Clerans In the Wee Small Hours. Sur la pochette, Sinatra est debout sous un réverbère, coiffé d’un feutre gris. À la fin du concert, nous sommes montés le retrouver dans sa suite, un vaste penthouse décoré d’un tapis blanc à poils longs, d’une mosaïque dorée et d’un sol de marbre brillant. Après avoir attendu une bonne vingtaine de minutes, la porte de la suite s’est ouverte en grand. Entouré de gardes du corps, Sinatra a déboulé dans l’entrée en appelant sa fille Tina. Sa garde rapprochée écartait tout le monde sur son passage, provoquant une certaine confusion dans son sillage.

La soeur de Jack était en fait sa mère. Après une grande partie de sa vie dans le mensonge, il n’est guère surprenant qu’il soit devenu quelque peu cynique.

Une autre fois, nous sommes revenus à Las Vegas avec le meilleur ami de Jack, Lou Adler, et sa nouvelle compagne, Phyllis Somer, pour assister à un combat de Mohamed Ali au Caesars Palace. Le ring était surélevé dans un halo de lumière dorée. Autour de nous, un somptueux étalage de bijoux, de paillettes et de plumes scintillai­t dans le public. Les femmes étaient parées de leurs plus beaux atours, certaines avaient un gardénia dans les cheveux et l’atmosphère était électrique. D’anciens boxeurs se trouvaient parmi les spectateur­s ; j’ai salué Joe Louis. J’adorais assister aux combats poids lourds avec Jack : le public et le décor, les femmes et les athlètes... tout était magnifique et excitant comme un immense cirque humain.

Jack ne se laissait pas facilement démonter. Il appréciait un certain confort matériel et croquait la vie à pleines dents. Il aimait voyager, surtout en Europe. Et il adorait s’entourer d’amis. Tel un père, il nous appelait « les miens ». À l’époque, je ressentais cette formulatio­n comme une perte d’identité ; je voulais être unique à ses yeux. Où sont mes gens ? Mais on sentait qu’on formait une véritable équipe avec Jack. C’était une équipe, forte, solide, victorieus­e. Jack tenait à ses amis, qu’il connaissai­t souvent depuis très longtemps.

Jack avait un sacré caractère et savait parfaiteme­nt s’exprimer, mais il n’avait pas le penchant de mon père pour la vodka. Ils étaient tous deux très cultivés, ils se ressemblai­ent beaucoup. Ils aimaient les fortes personnali­tés, les gens parfois bizarres ou irritants qui sortaient du lot, avec une façon singulière de regarder le monde ou d’incarner le milieu dont ils étaient issus. Jack et mon père faisaient en permanence le casting de leur propre vie, en choisissan­t des acteurs de genre.

Jack était facilement enthousias­te et il adorait le basket. Au début de notre relation, je m’étais résignée à soutenir les Lakers de Los Angeles. Plusieurs fois par semaine, je regardais ces types faire crisser leurs grands pieds sur le parquet du Forum qu’ils arpentaien­t au pas de charge. C’était interminab­le et ils perdaient à chaque fois. Quand nous retournion­s à la voiture, Jack était catastroph­é. Chick Hearn refaisait le match à la radio, Lou Adler s’installait sur le siège passager et moi, assise sur la banquette arrière de « Bing », les yeux rivés sur Inglewood, je me demandais : « Mon Dieu, mais qu’est- ce que je fais là ? »

Jack est émotif. La vie Le touche, L’émeut, Le contrarie

Les gens se disent : « Jack est un déconneur, il ne pense qu’à s’amuser. » C’est vrai, il excelle dans ce domaine, mais ce n’est qu’une de ses nombreuses facettes. C’est un émotif. La vie le touche, l’émeut et le contrarie. Il sait être grave et sérieux. Il encaisse plus difficilem­ent les coups qu’on ne le croit ou qu’il ne le montre. Cela vient sûrement du fait que sa famille lui a menti au sujet de sa naissance. June, qu’il croyait être sa soeur, était en vérité sa mère. « Mud », la femme qui l’avait élevé, était sa grand- mère... Après une grande partie de sa vie passée dans le mensonge, il n’est guère surprenant qu’il soit devenu quelque peu cynique.

Jack adorait sa maison sur la colline, avec ses murs couverts de tableaux. Il a la fibre artistique et s’est constitué une collection très éclectique, pour la plus grande part en suivant son instinct. Il aimait les cochons et possédait une collection de premier ordre de pièces porcines, des photos et des porcelaine­s qui débordaien­t des étagères.

Marlon Brando habitait plus haut sur Mulholland Drive, et Jack et lui partageaie­nt une allée. Marlon adorait les farces. Une fois, il fit croire à Jack qu’il avait décidé de vendre sa maison à Sylvester Stallone, parce que ce dernier lui en avait soi- disant offert une somme qu’il ne pouvait refuser. Stallone se déplaçait à l’époque avec une petite armée de gardes du corps et avait un style de vie notoiremen­t opulent, alors que Jack s’enorgueill­issait de son talent pour la discrétion, sortant incognito quand ça lui chantait, même

J’ai même croisé une des conquêtes de Jack avec une de mes vestes sur le dos.

si son visage était connu dans le monde entier. L’idée que des fans de Stallone viennent s’agglutiner devant son portail l’a tourmenté au plus haut point. Marlon, lui, a trouvé sa blague hilarante.

Je passais toutes mes journées chez Jack, très amoureuse mais peu satisfaite de ma carrière. En quatre ans passés à New York, j’avais acquis une certaine réputation comme mannequin, travaillé pour les meilleurs photograph­es et les plus grands couturiers. Je m’étais habituée à entendre dire que j’étais « exotique » et très « haute couture ». Ces attributs ne jouaient pas nécessaire­ment en ma faveur dans le sud de la Californie, où les blondes bronzées au sourire éclatant étaient alors en vogue, j’ai donc décidé de ne m’exposer ni aux rejets ni à la déception. Même si je souffrais encore du matraquage collectif qui m’avait accablée après [ le film de mon père] Promenade avec l’amour et la mort, il ne faisait aucun doute que je retomberai­s un jour sur mes pattes et deviendrai­s l’actrice que j’avais toujours voulu être.

Quelques jours plus tard, j’ai rencontré Peggy Feury. J’étais, à 30 ans, l’élève la plus âgée de son cours pour débutants. Pendant les deux années qui ont suivi, j’ai fait le trajet cinq fois par semaine jusqu’à son studio sur La Brea. Le premier exercice que m’a donné Peggy a été d’obtenir quelque chose d’un autre acteur – de demander la charité, littéralem­ent. Je me suis donné un mal de chien pendant cette scène. Après coup, Peggy m’a dit : « Anjelica, tu es grande et imposante, tu as de la présence. Quand tu demandes quelque chose, tu n’as pas besoin de tendre la main. Tu as déjà toute notre attention. » Grâce à ce précieux conseil, j’ai commencé à prendre de l’assurance. Je ne m’en étais pas aperçue jusque- là, mais je suppliais pour obtenir ce qu’il me suffisait de demander.

En mars 1983, le producteur John Foreman m’a demandé de lire L’Honneur des Prizzi de Richard Condon. Je l’ai dévoré pendant la nuit. C’était un formidable roman, une plongée réaliste et grinçante dans le milieu de la pègre. Le lendemain, je suis retournée voir Foreman : « J’adore ce livre. – Que dirais- tu de jouer le rôle de Maerose Prizzi ? – Ce serait fantastiqu­e ! – Et que penses- tu de Jack dans le rôle du tueur à gages, Charley Partanna, et de ton père à la réalisatio­n ? »

Mince ! Je savais que j’aurais du mal à trouver ma place entre de tels poids lourds.

Mon personnage, Maerose, était très intéressan­t. Fille exilée de la famille Prizzi, elle était prête à tout pour regagner l’affection de son consiglier­e, Charley Partanna. Sa rivale était jouée par Kathleen Turner. Maerose était une outsider à la personnali­té complexe, une originale qui savait exactement ce qu’elle voulait et comment l’obtenir.

Bill Hickey interpréta­it le don. Papa l’avait déjà dirigé dans Le Malin ; c’était l’un de ses acteurs préférés. Ils se comprenaie­nt à demi- mot. « Comment tu veux que je te joue ça, John ? lui avait- il demandé.

– Comme un reptile », avait répondu mon père.

Une fessée à coUps de raqUette

Notre premier jour de tournage avait eu lieu dans une église de Brooklyn. Je me revois sur la banquette arrière d’une voiture de la production qui filait ce matin- là sur la West Side Highway, pendant que l’aube se levait sur la ville ; j’ai aperçu des hommes nus qui s’exhibaient aux fenêtres d’un loft dans le Meatpackin­g District. J’étais avec la fille qui jouait le rôle de la mariée et le chauffeur m’a fait remarquer en descendant de la voiture combien elle était belle. Sur le coup, j’ai ressenti une pointe de jalousie, puis je me suis dit : « Voilà le lot de Maerose. Et maintenant, vous allez voir ce que vous allez voir. »

Le deuxième jour du tournage, l’équipe de décoration a séparé la salle de bal du hall extérieur avec une cloison mobile de treillis blanc dans laquelle deux ovales avaient été découpés. Alors que j’attendais avec un groupe de figurants, m’apprêtant à traverser le hall pour ma première scène avec Jack, j’ai aperçu papa dans un ovale et Jack dans l’autre, comme deux camées. Ça a été l’un de ces moments où la vie et l’art s’entremêlen­t, ce qui reflétait en un sens le dilemme de Maerose.

Une autre fois, mon père et Kathleen Turner se sont querellés au sujet d’une scène. « Contente- toi de t’approcher de la valise, de la fermer, de sortir de la pièce et de fermer la porte, a expliqué papa.

– John, a dit Kathleen, j’aimerais mieux prendre des affaires dans la penderie avant de les mettre dans la valise, sortir, puis fermer la porte.

– Non, mon chou, contente- toi de t’approcher de la valise, de la fermer, de la prendre et de sortir. – Mais John ! – Très bien, mon chou, fais comme tu veux. De toute façon, on coupera au montage. »

Aux premiers jours de notre relation, je n’étais pas vraiment au courant de la réputation de Jack. C’est petit à petit que cette image de lui (« il est terrible ! ») s’est faite en moi. Même si Warren Beatty était un de ses meilleurs amis à l’époque, je ne considérai­s pas Jack comme le roi des dragueurs. Car, tout infidèle qu’il semble avoir été ou que j’aie pu l’entendre dire, il était très discret. Je trouvais à l’occasion un vêtement féminin – j’ai même croisé une de ses conquêtes avec une de mes vestes sur le dos –, un tube de crème pour les mains ou un bijou dans la salle de bain. Il m’arrivait de porter le bijou en question pour voir si on me le réclamerai­t, mais ce n’est jamais arrivé.

Quand il m’est devenu impossible de me voiler la face plus longtemps, je n’ai pas su comment réagir. De toute façon, il n’y a pas grand- chose à faire dans ces moments-là. Puis, au bout

d’un moment, on se laisse séduire par d’autres hommes. J’aurais beaucoup aimé parler de ce dilemme avec ma mère, mais je n’ai malheureus­ement pas eu cette chance. J’ignore si ses aventures l’avaient réconforté­e ou n’avaient d’autre but que de contrarier mon père. Elle n’avait jamais évoqué en ma présence l’infidélité de son mari ni même la douleur qu’elle éprouvait. Elle avait intérioris­é énormément de choses et je reproduisa­is le même schéma.

Si le sujet du mariage a été abordé à plusieurs reprises au cours de ma liaison avec Jack, nous n’avons jamais ressenti au même moment le besoin de sauter le pas. Le manager et l’avocat de Jack nous ont plusieurs fois encouragés à le faire, sans doute parce qu’ils y voyaient un moyen pour lui d’alléger ses impôts. Tout cela n’était pas très romantique. Et puis, ayant grandi dans les années 1960, je voyais le mariage comme une servitude. De temps en temps, l’idée me plaisait, mais le plus souvent elle me faisait peur.

Un après- midi du printemps 1986, je suis sortie avec quelques copines au El Cholo sur Western Avenue et quelques margaritas plus tard, elles m’ont persuadée qu’il était temps : à mon retour à la maison, je devais demander Jack en mariage. Tout s’est déroulé comme prévu jusqu’à ce que Jack descende l’escalier et que Phyllis crie : « Vas-y, Tootie, lance- toi ! »

Quand je lui ai fait ma demande, il a répondu « Tu plaisantes ? »

Jack et moi nous voyions moins. J’avais conservé pendant des années l’habitude de l’accompagne­r lors d’événements publics, mais nous nous éloignions incontesta­blement.

Au cours des répétition­s pour Les Arnaqueurs, j’ai reçu un appel de Jack. « Tootie, tu veux bien venir dîner ce soir ? » Sa demande était enrobée d’une solennité aussi suave qu’inhabituel­le et j’ai accepté. Je sentais qu’il y avait anguille sous roche. Le repas, préparé par le chef personnel de Jack, a été délicieux. Pour la première fois depuis longtemps, nous avons ri de bon coeur ensemble.

« Il faut que je te dise quelque chose », m’a-t-il annoncé au dessert. Il parlait doucement, posément. « Quelqu’un va avoir un enfant. » Je sentais une pointe de fierté dans sa voix et une étrange impression de déjà-vu. Cela m’a rappelé le jour où papa nous avait annoncé, à Tony et moi, l’existence de notre petit frère, Danny. Il n’était encore qu’un enfant et nous des adolescent­s lorsque nous l’avions rencontré à Rome pour la première fois.

« C’est Rebecca Broussard ? » Quand j’ai prononcé son nom, Jack a été surpris. J’avais vu cette fille – blonde, sexy, lèvres charnues et regard langoureux – dans le nouveau club de danse à Silver Lake. Jack s’y rendait après ses matchs de basket. Elle était venue à Aspen l’hiver précédent avec Jennifer, la fille de Jack. Lors d’un premier montage de The Two Jakes à la Paramount quelques jours auparavant, j’avais constaté qu’elle tenait le rôle de sa secrétaire, une rose entre les dents. Jack ne m’avait pas dit qu’elle jouait dans le film et j’avais ressenti une vague appréhensi­on – la petite prémonitio­n qui vous souffle à l’oreille : « Quelque chose cloche. »

J’ai demandé à Jack ce qu’il avait l’intention de faire. « Comment ça ? – Elle va garder l’enfant ? – Oui, elle va le garder. Mais je ne veux pas que cela change quoi que ce soit. » J’ai demandé s’il comptait rester au côté de Rebecca et il a répondu : « Oui, car je suis le père.

– Il n’y a de place que pour une seule femme dans ce film-là, alors je vais céder la mienne », ai-je déclaré. Ou quelque chose dans ce goût- là. Nous nous sommes étreints. J’ai sangloté et senti le sol se dérober sous mes pieds, puis une vague de tendresse et, pour finir, le désespoir d’une relation révolue, échouée, crevée, finie. Le lendemain, j’ai annoncé la nouvelle à l’une de mes amies les plus bavardes, pour être sûre que tout le monde serait au courant à l’heure du déjeuner.

J’ai reçu un appel de mon amie Susan Forristal quelques jours plus tard. « J’ai une mauvaise nouvelle pour toi. » Playboy avait publié un article dans lequel une jeune femme affirmait que Jack lui avait donné – pour rire – une fessée à coups de raquette de ping-pong lors d’un rendez-vous particuliè­rement romantique. J’ai appelé Annie. « Trop, c’est trop ! Comment ose-t-il me faire ça après la bombe qu’il a lâchée sur moi il ya à peine quelques jours ? »

Plus tard ce matin-là, je faisais des essayages chez Western Costume pour Les Arnaqueurs quand Annie m’a rappelée : « Jack veut te parler. »

« Toots, a- t-il dit, on se fiche de Playboy ! C’est la reprise d’un article sorti en Angleterre l’an dernier ! – Où es- tu ? j’ai demandé. – Chez moi, mais je vais à la Paramount. – Je suis dans la même rue. Je te rejoins là- bas. » Devant le bungalow de Jack, une assistante a voulu m’annoncer. Je lui ai dit que ce n’était pas la peine et je suis directemen­t entrée dans le bureau de Jack. Il sortait des toilettes quand je l’ai attaqué. Je ne crois pas lui avoir donné de coup de pied, mais je l’ai frappé violemment sur la tête et les épaules. Il se penchait et se courbait, et je me jetais sur lui comme un boxeur, faisant pleuvoir une série de directs.

Au bout d’un moment, j’étais exténuée. On s’est assis et j’ai pleuré. Puis, dans un dernier effort, je me suis de nouveau jetée sur lui. Et tout du long, je lui étais étrangemen­t reconnaiss­ante de me permettre de lui casser la figure. Quelques jours plus tard, il m’a dit au téléphone : « Bon sang, Toots, on peut dire que tu m’as bien tabassé. J’ai des bleus sur tout le corps. » J’ai répondu : « De rien, Jack, tu l’as bien mérité. » Et nous avons éclaté de rire. C’était tragique, vraiment.

À Noël de cette année-là, un paquet provenant de Mulholland Drive m’a été livré. J’ai attendu le 25 décembre avant de l’ouvrir seule dans ma chambre. C’était un extraordin­aire bracelet de perles et de diamants que Frank Sinatra avait jadis offert à Ava Gardner. La carte disait qu’il espérait que je ne le trouvais pas trop tape-à-l’oeil. « Ces perles de la part de ton salopard. Tous mes voeux de bonheur pour les fêtes. Amuse-toi bien, ton Jack. » �

extraits de l’autobiogra­phie d’Anjelica Huston, Suivez mon regard, à paraître le 7 mai aux Éditions de l’olivier. traduit de l’anglais (États- Unis) par Anouk neuhoff et stéphane roques.

Quand j’ai demandé Jack en mariage, il a répondu : « Tu plaisanTes ? »

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Anjelica Huston arrive à la cérémonie des Oscar 1986 où elle va recevoir le prix de la meilleure actrice dans un second rôle pour son interpréta­tion de Maerose dans L’Honneur des Prizzi.
tenue De soirée Anjelica Huston arrive à la cérémonie des Oscar 1986 où elle va recevoir le prix de la meilleure actrice dans un second rôle pour son interpréta­tion de Maerose dans L’Honneur des Prizzi.
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Jack Nicholson avec sa fille Jennifer et Anjelica Huston dans sa maison de Mulholland Drive, en 1974.
LE JOKER Jack Nicholson avec sa fille Jennifer et Anjelica Huston dans sa maison de Mulholland Drive, en 1974.
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Le cinéaste John Huston et sa fille Anjelica dans leur propriété de St. Clerans dans l’ouest de l’Irlande en 1968.
Cellule souChe Le cinéaste John Huston et sa fille Anjelica dans leur propriété de St. Clerans dans l’ouest de l’Irlande en 1968.
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 ??  ?? À gauche, Anjelica Huston en costume Armani, août 2009. Ci- dessous, avec Jack Nicholson en 1975.
À gauche, Anjelica Huston en costume Armani, août 2009. Ci- dessous, avec Jack Nicholson en 1975.
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« L’amour est un sacrement qui doit être pris à genoux. »
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vani t y fai r. f r « L’amour est un sacrement qui doit être pris à genoux. » — Oscar wi lde

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