LE BAR DU « PARRAIN » À SAVOCA
Dans l’exil sicilien de Michael Corleone, tout inspire la nostalgie.
Il y a des mythes qui se méritent, des lieux qui tentent de vous échapper par un chemin escarpé. D’abord, une adresse erronée qui vous entraîne plus au sud, dans le village fantomatique de Forza d’Agro où ont été filmées les scènes siciliennes du Parrain 3. Puis un sentier barré interdit la montée vers la bonne destination. Demi-tour, contournements, circonvolutions pour finir sur une route en lacets, derrière un camion rempli de cagettes d’oranges sanguines. Enfin, Savoca, lieu du tournage sicilien du premier Parrain, oscar 1973 du meilleur film, un Roi Lear au coeur de la mafia italo-américaine. Après avoir vengé la tentative d’assassinat de son père en rectifiant à bout portant un rival et un chef de la police corrompu, Michael Corleone s’exile ici. C’est à la terrasse d’un bar qu’il demandera la main de la bella Apollonia. Rien n’a bougé : l’édifice en pierres défraîchies, la porte voûtée, la pergola sur laquelle grandit un feuillage rouge et vert. Tout pousse à la nostalgie malgré soi. Un chaton blond se promène entre les tables. Il observe des touristes multipliant les photos du lieu devant leurs enfants excédés qui se demandent probablement pourquoi leurs parents font la même bouille attendrie devant cette bâtisse du XVIe siècle qu’eux devant une vidéo de chatons. Un sexagénaire newyorkais en veste et polo blancs scande des « wonderful » dans son téléphone. Que Coppola ai tourné dans les environs il y a plus de quarante ans est compréhensible : le charme opère encore, avec vue sur des vallons sidérants et sur l’église San Nicolo à flanc de colline, autre décor vertigineux du film. La serveuse ne comprenant pas un mot d’anglais, son camarade prend la relève dans un jargon approximatif. Où l’on saisit qu’Antonio travaille ici depuis deux semaines, que sa mère figura enfant dans le film tandis qu’ se délectait de dix granités
Al Pacino au citron par jour. Vérification plusieurs semaines après notre visite : il nous reste encore la saveur de l’agrume sur la langue. À l’intérieur du troquet, aucune table mais se bousculent le passé, cartes postales de l’endroit, posters de la trilogie et photos des comédiens. Des articles jaunis de la presse régionale lèvent le voile sur une pièce primordiale de ce puzzle : l’identité de la première tenancière. En 1964,
Maria D’Arrigo ouvre son bar, sans penser à le baptiser. Normal : il est le seul du village. Sept ans plus tard, Coppola est en repérages dans la région. La rumeur raconte que le cinéaste souhaite filmer la ville de Corleone, proche de Palerme, mais que le montant exigé par la mafia locale est phénoménal. Un acteur du cru lui suggère Savoca. Il y tournera deux semaines et nommera le bar Vitelli, le patronyme de la famille sicilienne du film. Le réalisateur propose alors à la propriétaire d’interpréter la mère de la promise. Elle refuse et restera à l’écart durant le tournage, observant de loin son café devenir un décor de cinéma. À la fin des prises de vue, Coppola lui fait une offre qu’elle ne peut pas refuser : il lui remet un chèque et ordonne d’y inscrire la somme qui lui conviendra. Elle n’écrira qu’un seul mot : « grazie » . Maria raconte que le metteur en scène continuera à converser par voie postale et que Pacino lui fera parvenir un stylo avec des coeurs rouges gravés. Comme si cette femme, connue pour aider les plus démunis, avait laissé un souvenir indélébile. Depuis lors, le maire a fait ériger une statue criarde en aluminium face au bar, « hommage à »,
Francis Ford Coppola monument qui gâche (un peu) le panorama et attire les touristes. Comme les T- shirts, bouteilles de vin, briquets, stylos, boules de neige, verres à vodka et tasses à thé à l’effigie d’Il Padrino, vendus dans toutes les échoppes de la région. Les Anglais ont la reine mère, les Américains, John Kennedy, les Siciliens se sont emparés du gangster modèle. De bonne guerre. Même si on préférerait garder pour soi ce lieu enchanteur, morceau de cinéma trempé dans une boisson au citron. —