Vanity Fair (France)

CAUCHEMAR EN CUISINE

La vérité sur l'affaire Alléno

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Yannick Alléno, grand brun à la mèche domptée, habillé décontract­é malgré ses Weston aux pieds, embarque dans l’avion pour Singapour. Le chef multi- étoilé connaît bien l’Asie où il a deux restaurant­s, l’un à Taipei, l’autre à Pékin. Mais ce 6 mars 2015, s’il s’envole loin de Paris, c’est pour tenir conférence. La marque d’eau pétillante San Pellegrino l’a invité à parler des sauces modernes qui définissen­t sa cuisine, devant un parterre de confrères venus du monde entier. À bord, alors qu’il s’apprête à enlever ses souliers, il sent son iPhone 6 vibrer. Un numéro qu’il ne connaît pas. « C’était un journalist­e du site France TV Info, se souvient-il. Il m’a dit enquêter sur les violences en cuisine. Il voulait m’interroger sur de soi- disant brimades subies par l’un de mes employés. Impossible de lui répondre tout de suite. J’étais parti pour douze heures de vol. » Le lendemain, une fois dans sa chambre du Grand Hyatt de Singapour, Yannick Alléno rappelle son interlocut­eur : « J’ai répondu durant une heure à ses questions. Pas une seule fois je n’ai cru qu’il y aurait un scandale, ma conscience était claire. » Quatre jours plus tard, il reçoit pourtant un SMS d’alerte indiquant la parution d’un article titré : « Violences en cuisine : Yannick Alléno, trois étoiles Michelin, accusé de coups et harcèlemen­t. »

Pour la première fois depuis que l’affaire a éclaté, Yannick Alléno a accepté de donner sa version des faits. Il a reçu Vanity Fair au Pavillon Ledoyen, son restaurant des Champs-Élysées. Dans les combles de l’établissem­ent, il partage un minuscule bureau avec son assistante. La canicule estivale s’est abattue sur Paris, mais la pièce est heureuseme­nt tempérée à 19 °C grâce à l’unique poste d’air conditionn­é de l’étage administra­tif. Veste blanche de chef, jean sombre et chaussures en cuir Geox – parce que « le confort des pieds est primordial en cuisine » –, il a l’air un peu tendu. Il sait que son image médiatique s’est dégradée en quelques mois. Finie la réputation de sympathiqu­e play-boy des fourneaux, à qui rien ni personne ne résiste. L’ancien compagnon de Patricia Kaas, connu pour aimer les Porsche et conseiller en direct de hauts dirigeants comme Bernard Arnault (actionnair­e principal du groupe de luxe LVMH) et Sébastien Bazin (président de l’hôtelier Accor) est désormais catalogué génie brutal et tyrannique. Depuis le printemps dernier, les rumeurs le concernant sur la violence en cuisine ont été relayées dans tous les médias, de RTL aux Échos en passant par 20 minutes.

Tout est donc parti de l’article de France TV Info, daté du 10 mars 2015. Le journalist­e y rapporte des témoignage­s pour le moins troublants d’anciens cuisiniers du Pavillon Ledoyen. Sous couvert d’anonymat, ils affirment que le chef aurait, dans le courant du mois de juillet 2014, asséné un coup de genou à un de ses commis et l’aurait obligé à nettoyer le matériel à l’acide, sans gants. Alors que le commis se plaignait des effets du produit, Yannick Alléno lui aurait lancé : « Tu vas perdre ta main ; elle va dauber ; t’auras un moignon, comme ça, tu pourras faire Top Chef » (sans doute une allusion à l’un des participan­ts de cette émission culinaire, Grégory Cuilleron, handicapé par une agénésie de l’avant-bras gauche). Quant à son second, Sébastien Lefort, il aurait voulu jeter une casserole pleine de sauce chaude au visage d’un autre jeune homme de l’équipe et l’aurait éclaboussé.

Quand nous évoquons ces accusation­s, Yannick Alléno semble piqué au vif. « Tout ça, c’est fait pour vendre du papier à tout prix », s’indigne- t-il avant de préciser qu’il a attaqué la publicatio­n en diffamatio­n. Il poursuit : « Je n’ai jamais frappé personne en cuisine de ma vie et les produits employés pour récurer les cuisines sont légaux. S’agissant des gants, il y en a, bien sûr, à dispositio­n du personnel. En taille unique, j’en conviens. » Et pour l’histoire du moignon ? Le chef hésite. « Très franchemen­t, je ne sais pas si je l’ai dit », lâche- t-il. Comme pour souligner sa réponse, il tourne inconsciem­ment la tête vers une photo de classe en noir et blanc qui trône à côté de sa récompense Gault & Millau. C’est la dernière carte de voeux de Paul Bocuse. Sur la page de gauche, on peut lire : « En 1937, M. Sornet, le maître d’école avait une main en bois. Il s’en servait pour frapper les élèves désobéissa­nts et me disait régulièrem­ent : “Paulo, tu as la tête dure.” Bonne année 2015. » Yannick Alléno enchaîne : « Durant le service, c’est intense, énergique. Mais la tension reste verbale. Cela n’a rien à voir avec de la violence. La violence, ce sont des coups et il n’y en a pas chez moi. » Il ajoute : « La violence, c’est ce patron qui s’est fait décapiter il y a trois jours », faisant référence à Hervé Cornara, le chef d’entreprise assassiné par Yassin Salhi en juillet.

Dans le métier, Yannick Alléno est connu pour ses sorties : « C’est toi l’enc... qui a préparé ça ? a-t-il un jour lancé à un cuisinier d’un ton menaçant. Viens, on va expliquer en salle pourquoi

« Durant le service, c’est intense, énergique. mais la tension reste verbale. Cela n’a rien à voir avec de la violence. »

c’est mauvais ». Le chef n’a pas joint le geste à la parole, mais la philippiqu­e est devenue légendaire. En bon communican­t, il a préparé un argumentai­re sur sa gestion du personnel. « Depuis que j’ai repris cette maison, j’ai créé trente-trois nouveaux postes en CDI, j’ai ouvert une cantine digne de ce nom avec un cuisinier dédié et j’ai fait verser aux salariés quatre mille heures supplément­aires qui n’avaient pas été payées par mes prédécesse­urs », énumère-t-il. Puis il désigne, posée sur la table, la circulaire des formations internes dispensées dans le restaurant. Un module de prévention contre le harcèlemen­t est prévu à la date du 23 juillet pour les chefs de partie. « Je prends ce thème au sérieux, jure-t-il. Même si je reconnais volontiers que je ne suis pas un enfant de choeur. Un restaurant repose sur trois piliers : les employés, les finances, les clients. Si l’un des trois faillit, tu te casses la gueule. »

LDuel au Meurice

e chef Alléno a pris la direction du Pavillon Ledoyen le 1er juillet 2014. Un parfait écrin pour exprimer sa vision de la gastronomi­e française. Le titi de la banlieue parisienne, d’origine lozérienne, élevé entre Rueil- Malmaison et Suresnes dans des bistrots tenus par ses parents en bord de nationale, a eu la révélation un jour qu’il mangeait un simple pâté. « Dans la terrine, il y a de la gelée et dans cette gelée sont concentrés tous les goûts de la terrine », s’enthousias­me- t- il dans son bureau des Champs- Élysées. Pour retrouver ce graal, le chef a recours aux innovation­s de Bruno Goussault, sorte de Géo Trouvetou de la gastronomi­e, ancien conseiller de Joël Robuchon et inventeur de la cuisson sous-vide. Cette technique peu glamour repose sur l’usage de sachets en plastique spécialeme­nt étudiés pour être plongés dans des bains-marie à chaleur constante. À chaque ingrédient sa températur­e et son temps de cuisson ; par exemple un blanc de poulet nécessite quarante- cinq minutes de cuisson à 64 °. L’aliment cuit ainsi dans son propre jus, dit « exsudat », qui restitue la quintessen­ce du goût. Mais pour Yannick Alléno, Bruno Goussault est allé plus loin. Il a ajouté une étape supplément­aire : la cryoconcen­tration. Un principe connu depuis 1928. Il s’agit de refroidir, en fin de cycle, l’exsudat jusqu’à atteindre un granité. En cuisine traditionn­elle, on parlerait de réduction (un jus de viande est placé dans une casserole à feu très doux jusqu’à évaporatio­n de l’eau), sauf qu’ici l’absence de chaleur permet de ne pas altérer la saveur originelle. Le granité est ensuite « essoré » puis recueilli sous forme de poudre destinée à former une base de sauce. Nul doute que cette poudre, dite « Extraction », explique en grande partie les trois étoiles du chef parisien.

Avant de trouver un lieu où exprimer en toute liberté sa science gastronomi­que, Yannick Alléno a longtemps travaillé pour les autres. En 2012, il officiait encore comme salarié au Meurice, palace de la rue de Rivoli où il assurait trois étoiles depuis cinq ans. Certes, il ne devait à l’établissem­ent que cent cinquante jours de présence annuelle – de quoi lui ménager assez de temps pour développer patiemment en parallèle un réseau d’une quinzaine d’adresses gastronomi­ques à son nom, de Courchevel à Taipei en passant par Marrakech et Dubaï –, mais sans table étoilée à Paris, point de salut pour la marque internatio­nale

Alléno peut-il sauver le Pavillon Ledoyen ? Le bâtiment néoclassiq­ue est un gouffre financier.

Alléno. Immodestem­ent, le chef résume ainsi la nécessité d’avoir une vitrine dans la capitale : « Il y a Bocuse-Lyon et Ducasse- Monaco. Il faut Alléno- Paris ; ça s’impose. »

Yannick Alléno a quitté le Meurice en décembre 2012 dans des circonstan­ces floues. Le chef nie avoir démissionn­é et estime avoir été licencié « de fait ». Alain Ducasse, le nouveau parrain de la cuisine française, qui lui a succédé aux fourneaux de l’établissem­ent, a-t-il eu sa peau ? Alléno préfère éluder. « Cette mésaventur­e m’a appris qu’il vaut mieux un petit chez- soi qu’un grand chez-les-autres », ironise- t-il. Selon des connaisseu­rs du dossier, le différend se serait soldé par le paiement d’une indemnité transactio­nnelle équivalant à la moitié des 750 000 euros réclamés par Yannick Alléno. Mais d’après nos informatio­ns, une action aux prud’hommes est toujours en cours. Le chef continue de réclamer à son ancien employeur 30 000 euros, au titre de la prime annuelle qui lui était due pour le maintien des trois étoiles lors de sa dernière saison.

Une cave en 48 heUres

Après son débarqueme­nt du Meurice, Yannick Alléno a d’abord envisagé de rebondir chez Lucas Carton, le grand restaurant situé place de la Madeleine. Mais au cours des pourparler­s, le propriétai­re, Paul-François Vranken, fondateur des champagnes qui portent son nom, a demandé un droit de surveillan­ce sur la gestion. Impensable pour le cuisinier, en quête d’autonomie absolue. « C’est lors d’un déjeuner chez Helen, rue Berryer, que mon destin a finalement basculé », raconte-t-il. Un copain lui apprend que le groupe Épicure cherche un repreneur pour son établissem­ent phare, le Pavillon Ledoyen. La maison, pourtant dotée de trois étoiles grâce au chef Christian Le Squer, accuse plus de 400 000 euros de pertes. Le restaurant tourne à vide. Les événements extérieurs ( séminaires, conférence­s, privatisat­ions...), qui sont le nerf de la guerre, se font de plus en plus rares. Le personnel est réduit à peau de chagrin : 58 salariés démotivés, obligés – comble pour un métier de bouche – de sortir déjeuner sur les Champs-Élysées avec des tickets-restaurant vendus par la direction. L’un d’eux confirme : « Après quinze ans dans la même cuisine, il semblait normal que le chef se mette à tourner en rond. On était en circuit fermé. »

Peut- on sauver le Pavillon Ledoyen ? Construit sous le règne de Louis-Philippe, en 1848, le bâtiment néoclassiq­ue déploie 1 620 m2 sur quatre niveaux, dont une salle au premier étage classée monument historique. Autant dire un gouffre financier. Et ne parlons pas de ces commentair­es sur TripAdviso­r qui évoquaient il y a deux ans encore « les souris qui dansent ». Mathieu Pacaud, fils de Bernard Pacaud, le chef de L’Ambroisie, autre grande adresse parisienne où les trois étoiles brillent depuis plus de quinze ans, avait lui aussi jeté un oeil sur l’affaire. Seulement, Serge Michel, l’actionnair­e principal du groupe Épicure, quoique pressé de s’en débarrasse­r, lui avait recommandé de se tenir à l’écart de « cette planche pourrie ». Et voilà qu’Alléno y saute à pieds joints ! « Dans ce projet, on a mis toutes les économies du Groupe Alléno accumulées depuis huit ans », confiet-il. Soit un million d’euros pour combler le passif, reprendre le matériel en place et faire quelques travaux de rafraîchis­sement.

Le 30 juin 2014, donc, alors que Christian Le Squer finit de plier bagage, Yannick Alléno déballe. Les moquettes usées, les fourneaux rouillés, les plafonds moisis et le dédale de couloirs tenant lieu de cuisine ne lui font pas peur. La cave à vins qu’il découvre dépourvue de la moindre bouteille lui donne tout de même un petit frisson : « On avait convenu qu’ils me laissaient un fond de cave. Mais il n’y avait plus rien et on était à trente-six heures du premier service. » Vincent Javaux, sommelier de la maison qui a survécu au changement de pouvoir, se souvient : « C’est moi qui ai vidé la cave deux jours avant l’arrivée de M. Alléno. Mes gars me demandaien­t ce qu’on allait mettre à la place et je répondais : “On verra, on verra...” Je pensais que M. Alléno allait arriver avec ce qu’il fallait. » Mais non. « M. Alléno » n’a rien d’autre que le numéro de téléphone de l’un des plus grands cavistes de Paris, Gérard Sibourd-Baudry, des caves Legrand. Dans le bureau de la rue de la Banque en face du Palais Brongniart, au- dessus de l’épicerie fin XIXe avec boiseries d’époque, la voix du caviste tonne, profonde, caverneuse mais paternelle : « C’était le lundi 30 juin vers 10 h 30, le matin. Yannick m’appelle et me dit : “Je suis dans la merde.” Lorsque vous servez un menu trois étoiles, il faut avoir des bouteilles qui tiennent la route. On s’est mis au travail dès 11 heures. »

Avec ses collaborat­rices, Gérard Sibourd-Baudry tente de répondre à deux questions : « Qu’est- ce qu’une carte des vins trois macarons ? Que puis-je livrer d’ici demain ? » Ils font le tri dans les 370 domaines et 3 000 vins possibles, vérifient ce

« Les chefs sont devenus des people. Bientôt, on fera La “couv” de Closer. »

qu’ils ont dans leurs stocks bordelais, bourguigno­ns et parisiens, cherchent un équilibre acceptable entre des bouteilles valant de 60 à 15 000 euros, jonglent avec les millésimes les plus prestigieu­x (1982, 1947) et les valeurs sûres d’une France de l’excellence (petrus, romanée- conti, château-lafite rothschild), dégotent les références les plus pointues. À 17 heures, ils présentent leur sélection idéale à Yannick Alléno et Vincent Javaux dans le salon des cariatides au premier étage du Pavillon Ledoyen. « La pièce était un embouteill­age de matériel de cuisine, de fourchette­s, de poêles, de plateaux... » se souvient le caviste. Alors que Yannick Alléno et Vincent Javaux font leur choix, ce dernier lève les yeux et aperçoit Christian Le Squer qui finit de ramasser ses affaires. Le chef s’approche. Sibourd-Baudry raconte : « La tension était palpable. Vincent était dans ses petits souliers, coincé entre son ancien patron et le nouveau. Le Squer, lui, ne savait pas encore qu’il allait atterrir au George-V. Il s’avance vers Alléno. Ils se serrent la main et se disent : “On s’appelle s’il y a un problème.” Mais ils ne se parlent évidemment pas du problème de la cave vide. » Un silence pesant s’ensuit. Trente minutes plus tard, le choix est arrêté. La sélection est évaluée à environ 100 000 euros. Vincent quitte le salon pour aller calculer les prix des vins à la carte et imprimer le menu. Gérard file passer des coups de téléphone à tous ses entrepôts en région. Le lendemain, à 11 h 30, l’intégralit­é de la cave est livrée. Le service débute avec 60 références à la carte, loin des 1 200 encore proposées la semaine précédente. « Dans les semaines qui ont suivi, au moment de la réservatio­n, nous demandions aux clients quel genre de vin ils souhaitaie­nt boire et nous passions commande, raconte Yannick Alléno. Un jour, on nous a demandé au débotté une bouteille de cheval blanc 1995. Heureuseme­nt, j’en avais dans ma cave personnell­e. Je ne vis pas très loin du restaurant. Mon fils Thomas, qui travaille ici, a couru jusqu’à la maison pour aller en chercher. Il est arrivé à l’entrée du resto en sueur, a trébuché sur une marche et je l’ai vu se rattraper tout en sauvant une bouteille. J’ai eu tellement peur qu’il se casse une jambe. Mais non. La bouteille était sauve et il n’avait qu’un trou dans son pantalon. »

Huit Heures à 30 °

L’obtention des trois macarons Michelin ne tient pas seulement à un grand cru secoué à l’arrivée. Du reste, les équipes semblent soumises à des secousses d’une autre ampleur. Alléno va devoir mobiliser une brigade laissée par Le Squer en héritage. L’un d’entre eux se souvient : « Pour les premières semaines de service, le chef avait conçu une carte facile, à mi- chemin entre les classiques connus de tous et ses propres spécialité­s que nous ne maîtrision­s pas encore. Et nous avons vite constaté qu’il délègue beaucoup à ses subordonné­s. Il ne leur confisque jamais le plaisir de “signer” un plat. » Revers de la médaille : pendant le coup de feu, le chef a le sens des formules assassines. « Il peut crier à un chef de partie ayant dix ans de carrière : “Quand j’avais ton âge, j’avais déjà deux étoiles !” » explique notre source interne. Mais le plus souvent, le chef essaie de faire de l’humour. Un humour de corps de garde s’entend. Exemple : « Si vous voulez vous tirer la nouille, faites ça à la maison devant YouPorn, mais pas chez moi ! »

Les dérives verbales acerbes font partie de la vie quotidienn­e de la plupart des tables gastronomi­ques françaises. Bertrand Grébaut, 34 ans, chef de Septime, le seul néobistrot parisien étoilé par le guide Michelin, ne le nie pas : « On joue sa vie dans son restaurant. On fait un métier dur. La fatigue, la chaleur, l’exigence personnell­e conduisent à des comporteme­nts que l’on ne retrouvera­it jamais dans un bureau. Mais je me vois plutôt comme un entraîneur de rugby qui gueule au bord du terrain : “Allez, on se bouge le cul !” Parfois, ça peut aller plus loin. Mais même si je me souvenais du truc le plus dur que j’ai pu dire à un employé, je ne le vous le dirais pas ! »

C’est Paul Bocuse qui, dans les années 1970, a fait sortir les chefs de l’ombre dans laquelle ils cuisinaien­t jusque-là. En une génération, leur position a considérab­lement changé. Aujourd’hui, pas un qui n’ait une attachée de presse et un plan média bien établi. Yannick Alléno l’a compris depuis longtemps. « On est devenu des people. Bientôt on fera la “couv” de Closer parce qu’on aura pris du bide », s’amuse- t-il. De son côté, Bertrand Grébaut regrette parfois l’anonymat d’antan : « L’effet pervers de la médiatisat­ion de la cuisine pousse les jeunes à aller trop vite. Du coup, quand je sens de l’arrogance, je réponds par l’arrogance. » Sous les feux de la rampe, les chefs la lâchent parfois, victime d’une pression supplément­aire. Et puisqu’ils se jouent des médias, les médias leur retournent la politesse.

Lorsque l’on connaît la violence inhérente à la cuisine, il semblait inévitable de voir surgir ce sujet dans l’actualité à un moment ou à un autre. Les anecdotes sont nombreuses. Un acteur du milieu raconte : « J’ai longtemps travaillé à Londres. Lorsque je suis revenu en France, j’ai été surpris par la brutalité des gars. Et pourtant, Gordon Ramsay (chef anglais étoilé, connu pour son franc-parler dans la version britanniqu­e de Cauchemar en cuisine), c’est pas du chiqué. » Dans une courte carrière de journalist­e gastronomi­que, on peut croiser un apprenti dépressif au bord du suicide qui ne veut pas parler de peur de perdre sa place, un autre qui rigole à l’évocation d’une brûlure intentionn­elle de son chef : « Il a voulu me faire passer le goût du feu. J’avais brûlé un plat, il m’a brûlé en retour. Mais c’était dans une ambiance bon enfant (sic). J’imagine que si j’étais enfermé dans une petite pièce chauffée à 30° pendant huit heures d’affilée avec des potes, on finirait par se mettre dessus. C’est la même chose. » Sans parler de ce chef parisien renommé qui arrive à une interview avec trente minutes de retard, la main bandée : « Désolé, j’étais à l’hôpital. J’ai voulu corriger un gars qui avait fait de la merde et je me suis pris le mur. Je me suis cassé la main. » Et son employé ? « Viré. »

Msoupçons de harcèlemen­t

ichel Bras le reconnaît : « Dès qu’on parle avec le personnel, on entend des choses peu glorieuses. » Cuisinier libre- penseur, il a vécu les trois étoiles Michelin durant la majorité de sa carrière à la maison Bras, dans l’Aveyron. Lui est particuliè­rement proche de ses troupes, il n’a jamais voulu qu’on l’appelle « chef ». Chaque matin, en arrivant en cuisine, il salue tout le monde. Et les week- ends, il propose à son équipe des virées en vélo ou des randonnées. « Aujourd’hui, nos cuisiniers sont des gens beaucoup plus cultivés et instruits. Ils ont besoin de leur temps libre. On ne peut pas les faire travailler comme avant. Mais il faut positiver car ce sont aussi des jeunes qui ont bac + 3 ou 4 et qui comprennen­t ton travail. Ils sont vraiment curieux. » La curiosité peut avoir bon dos. Dans la plupart des restaurant­s, il n’est pas rare de travailler entre soixante et soixante- dix heures par semaine pour une quarantain­e d’heures déclarées et 2 000 euros net par mois. Les cuisiniers acceptent ces conditions car ils ont envie d’apprendre, vite et bien, pour eux-mêmes devenir renommés, voire étoilés.

Au Pavillon Ledoyen, ce rapport de force est transcrit en toutes lettres dans un tract diffusé par la CGT le 26 septembre 2014, trois mois après l’arrivée de Yannick Alléno. Des conditions de travail « dignes du XIXe siècle » y sont dénoncées. Amplitude horaire intenable, absence de coupure pour manger, pression, agressions physiques... « Je suis effectivem­ent à l’origine de ce tract, affirme aujourd’hui le délégué du personnel. Mais depuis, j’ai travaillé avec M. Alléno et j’ai obtenu des avancées sociales significat­ives. »

une faune peu conforme à l’image d’une prestigieu­se cité d’a aires. Le réaménagem­ent du secteur est suspendu au premier coup de pioche, alors que non loin de là, la tour First s’est refait une beauté, la tour Majunga et la D 2 en forme de cornichon géant sont apparues, d’autres sont en constructi­on. « On essaye de pallier l’impression d’abandon par de l’éclairage, des caméras ; mais on aimerait bien que ça démarre », soupire- t- on chez Defacto, l’antenne de l’Épadesa chargée de la maintenanc­e. Patrick Devedjian aussi a des raisons de s’impatiente­r. La couverture de la départemen­tale 7 doit être ˆnancée par les travaux d’Hermitage, à hauteur de 70 millions d’euros. Le protocole d’intention de 2010 comporte une annexe conˆdentielle datée du 23 mai 2014, par laquelle le promoteur garantit une « marge nette de 50 millions d’euros » pour l’Épadesa et s’engage à un montant de travaux d’aménagemen­t du quartier supérieur à 200 millions d’euros. De quoi expliquer l’attachemen­t des autorités au projet grandiose d’Iskenderov. De quoi comprendre aussi que, malgré le temps qui passe, les serments du jeune promoteur aux allures de dandy rock fassent encore recette. « Pour l’instant, je n’y vivrais pas moi-même, admet-il. Mais quand tout sera terminé, que les enseignes s’allumeront et que Paris et La Défense ne feront qu’un, tout le monde voudra être là. » Le protocole d’accord est valable jusqu’en 2020. Tant que la première pierre ne sera pas posée, il subsistera un doute : le grand dessein d’Emin Iskenderov est-il fait de sable ou de béton ? ™

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 ??  ?? croquis gourmand Yannick Alléno dans les cuisines du Pavillon Ledoyen, en juillet 2015. À droite, un dessin préparatoi­re du chef multi- étoilé.
croquis gourmand Yannick Alléno dans les cuisines du Pavillon Ledoyen, en juillet 2015. À droite, un dessin préparatoi­re du chef multi- étoilé.
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entrée principale Yannick Alléno dirige le Pavillon Ledoyen, à deux pas des Champs-Élysées, depuis le 1er juillet 2014, et a investi un million d’euros pour combler le passif et effectuer des travaux.
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Le lait mousseux aux noisettes (avec datte vanillée, yuzu, mangue confite...), un des plats fétiches de Yannick Alléno. Le chef a été photograph­ié pour Vanity Fair le 2 juillet 2015.

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