Vanity Fair (France)

Elton John

-

Russell, Russella. C’est donc elle, l’une des trois « queens » de Christine ! Une phrase de la chanteuse me trottait dans la tête pendant que Russell s’affairait à préparer le café dans sa cuisine. « Les dragqueens m’ont sauvé la vie, m’avait expliqué Christine lors d’un premier rendez-vous à Paris. Elles ont été le déclencheu­r, le point de départ de tout. » Je me trouvais donc au coeur de l’affaire. À l’origine du nom de scène qui allait faire d’une jeune et sage Nantaise, Héloïse Letissier, l’extraordin­aire star mondiale qu’elle est en train de devenir. Christine and The Queens : ce bout de femme de 28 ans à la frimousse d’ado androgyne se retrouve encensé par le New York Times, en couverture du magazine Time et même sur le plateau du très populaire « Tonight Show » de Jimmy Fallon pendant sa tournée aux États-Unis, cet automne. Elle est la seule artiste pop française à avoir figuré durablemen­t en tête des ventes d’albums en GrandeBret­agne, pays-temple de la musique moderne, d’ordinaire si indifféren­t aux artistes étrangers. L’unique Française à être invitée par Elton John à chanter sur scène avec lui. Pour elle, il s’est même fendu de ce coup de téléphone inouï, l’autre jour : « Hi, it’s Elton ! » Je traduis la suite : « Merci de m’avoir permis de vous parler de Christine. C’est une star incroyable, une artiste immense comme je n’en ai pas vu depuis très, très longtemps... »

Russell est assis droit sur son canapé, un mug de thé au lait à la main, toujours souriant. Sait-il seulement ce que Christine lui doit ? Que la chanteuse l’a associé au nom de son groupe musical ? Qu’il se retrouve intégré malgré lui à cette identité d’artiste, « Christine and The Queens » ? Non. Il a appris très récemment que Christine était devenue une star, qu’il était une de ses Queens. Et il s’en moque un peu. « Je ne vois pas pourquoi elle dit ça, s’étonne- t- il avec gentilless­e, vaguement amusé. Pour être franc, je n’ai pas trop de souvenirs de cette soirée où on s’est rencontrés. Cette fille avait l’air d’aller vraiment très mal et elle était sympa. On lui a parlé comme n’importe qui l’aurait fait. Rien de spécial. »

Cette soirée-là était partie pour être l’une des pires de la vie d’Héloïse Letissier. Depuis des mois, pendant cette année 2008, elle ramait au fond du trou, hagarde. Elle avait 20 ans et rien n’allait : brillante étudiante à l’École normale supérieure de Lyon, elle ne s’y était jamais sentie à sa place. Elle s’était fait virer du conservato­ire de théâtre parce qu’on ne lui laissait pas exercer le rôle de metteur en scène – « par misogynie », résume-t- elle. Un chagrin d’amour a fait le reste. Sans prévenir ses parents restés dans leur banlieue nantaise, Héloïse s’est enfuie en Angleterre. À Londres, la ville qu’elle a toujours aimée « à cause du glam rock, de l’humour, de l’excentrici­té et parce qu’il y a là-bas plus de façons différente­s d’exister ». Son père les y emmenait en famille, lui le fils d’ouvriers devenu professeur de littératur­e victorienn­e qui écoutait la BBC, rapportait des disques de David Bowie et de Klaus Nomi, lisait Dickens et les féministes américaine­s. Londres, familière, étrangère. Ses parents, des originaux, y avaient des amis à leur image : eux sauraient accueillir Héloïse sans lui poser de questions dans leur maison pleine de chats et de bazar.

Ça ne va pas. La dépression a couvert son visage de plaques d’eczéma. Elle les cache comme elle peut sous des couches de fond de teint couleur crème qui lui donnent une face de lune. Elle ne fait rien de la journée sinon acheter Time Out pour trouver un spectacle le soir et s’y rendre toute seule. « Je ne touchais pas à l’alcool et à la drogue parce que je suis hypocondri­aque », confie- t- elle avec sa bouille à la fois timide et décidée, en parlant très vite, avec cette assurance que donne l’intelligen­ce des mots justes, avec cet humour sur soi que seuls connaissen­t les grands anxieux de la vie. « Je tenais debout parce que je suis une suicidaire qui a peur de mourir, poursuit- elle. Mais c’était l’enfer. » Jusqu’à ce soir où Time Out conduit Héloïse chez Madame JoJo. ’est un club à Soho, derrière Piccadilly. Héloïse s’assied seule à une table avec sa face de lune. Sur scène, trois drag- queens déjantées chantent du rock en préparant de la pâte à pancakes. L’une est très belle, l’autre a un groin en plastique à la place du nez, la troisième est une punk débraillée. Elles font sauter les crêpes en se fichant de la farine et du jaune d’oeuf partout. Héloïse se surprend à rire. La première fois depuis longtemps. « J’étais émerveillé­e par ce numéro, raconte- t- elle. C’était n’importe quoi, absurde, jubilatoir­e. Je me suis dit : “Qu’est- ce que j’aimerais être comme ça !” L’énergie qu’elles dégageaien­t me donnait envie d’être audacieuse. En tant que travestis, elles avaient dû souffrir avant et elles avaient une élégance à faire de leurs blessures un truc joyeux et pop. Je me voyais mal devenir une drag- queen, mais un dragking ? Il fallait que je me trouve un truc cathartiqu­e comme ça. »

Newspapers in French

Newspapers from France