Vanity Fair (France)

« J’AI EU UNE VIE légèrement AGITÉE... »

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Anne Sinclair est devenue, aux yeux du monde, l’incarnatio­n de la femme blessée, un soir de mai 2011 à New York. Depuis, elle s’est réfugiée dans le silence, la musique et le journalism­e. Quelques jours avant la parution de ses carnets de campagne, elle a rencontré SOPHIE DES DÉSERTS pour évoquer les politiques, sa nouvelle vie et les cicatrices du passé.

On ne s’expose pas à ce regard légendaire sans risquer de tomber sous le charme ou d’être scanné au laser avec quelques questions minutieuse­ment préparées. « Tant pis, dit- elle. Je n’allais pas me traîner à ses pieds. Les autres prétendant­s à l’Élysée, eux, ont bien voulu me recevoir pour mon livre. » Elle est assise dans la lumière blanche de décembre au premier étage d’une brasserie proche de la Tour Eiffel. Les rides sont belles, les pommettes souveraine­s et tout est si soigné, des oreilles perlées aux mains vernies de rose qui tourbillon­nent au bout des manches soyeuses. C’en serait trop, intimidant presque, s’il n’y avait ces manières simples et cette voix directe, chaude, tellement enjouée à l’idée de repartir en campagne. La journalist­e ne prépare pas une nouvelle émission politique, mais un journal de bord, écrit pour Grasset dans le tourbillon de l’actualité. Cette Chronique d’une France blessée constitue depuis dix-neuf mois sa gymnastiqu­e quotidienn­e, au gré des pensées, des rencontres, des indignatio­ns. Elle s’ouvre sur cette citation d’Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à paraître, et dans ce clair- obscur surgissent les monstres. » Anne Sinclair part de la crise grecque, qui a réveillé sa plume, va humer les crépitemen­ts de Nuit debout place de la République, observe la victoire du Brexit et le sacre de Trump, l’éclosion du macronisme et le crépuscule du hollandism­e. « Où allons-nous ? » s’interroge-t- elle. À 68 ans, le coeur à gauche toujours, mais un peu lourd, la journalist­e arpente encore les allées du pouvoir, à l’Élysée, à Matignon, en s’offrant même, sans craindre les sarcasmes, une virée dans le « 9-3 » au bras d’un préfet avant de se ressourcer chez elle, place des Vosges, entre les livres et la musique classique. « Cet ouvrage est un drôle de mélange, mais c’est mon univers, plaide-t- elle. Aujourd’hui, je me sens libre. Je me suis sans doute lâchée comme jamais. » Les petits agacements du quotidien (Jean-Jacques Bourdin à la radio et son ton de « chauffeur routier mécontent », un titre du Monde sur les élites jugé démago, les embouteill­ages parisiens...) se mêlent aux grandes tristesses : tant d’amis sont partis ces deux dernières années, Michel Rocard, Elie Wiesel, Cabu assassiné par les soldats d’Al-Qaïda ; sidération devant le Bataclan, colère devant la crise des migrants ; entre les commentair­es pas toujours saillants se glissent de savoureux portraits de politiques. Elle les connaît si bien, ces bêtes de pouvoir. Il y a vingt ans, sa plume croquait Jospin, Chirac, Delors (Deux ou trois choses que je sais d’eux, Grasset, 1997) ; au tour de Sarkozy, Juppé, Hollande, Valls, Hamon, Montebourg... À l’arrivée, cinq cents pages et un absent : Dominique Strauss-Kahn. L’exercice a des limites ; chez Mme Sinclair, tout est encore sous contrôle.

Ses chroniques paraissent d’ailleurs le 1er mars, au moment même où le musée Maillol inaugure une grande exposition inspirée d’un livre consacré à son grand-père, le marchand d’art Paul Rosenberg, 21 rue La Boétie (Grasset & Fasquelle, 2012). C’est aussi le titre de la rétrospect­ive, hommage à l’adresse de la galerie familiale où transitère­nt dans l’entre- deux-guerres tant de toiles somptueuse­s signées Léger, Braque, Matisse, Picasso... Ainsi s’annonce le printemps 2017, comme un parfum de renaissanc­e. Anne Sinclair revient sous les feux des projecteur­s, sans déplaisir apparent mais avec quelques angoisses, tout de même, d’être questionné­e sur « le passé ». Voilà comment elle appelle pudiquemen­t le cataclysme planétaire vécu au côté de son ancien mari, Dominique Strauss-Kahn, entre le scandale du Sofitel et celui du Carlton, les accusation­s de viol puis de proxénétis­me dont il est finalement sorti blanchi mais seul. « Cette histoire va donc me poursuivre jusqu’à ma mort ? s’emporte-t- elle lors de notre première rencontre. Mais merde alors ! Est- on vraiment obligé de revenir là- dessus ? » On lui dit que six ans ont passé, qu’il est peut- être temps... que c’est une nécessité pour mieux l’appréhende­r, mieux la comprendre. Inutile d’argumenter, Anne Sinclair est restée journalist­e. Ça se sent, ça se sait depuis toujours et ces dernières années encore, au Huffington Post version française qu’elle a lancé en 2012, comme à Europe 1 où elle n’a cessé de bûcher ses interviews. Elle connaît les règles du jeu. Et puis, en face d’elle, veille l’ange gardien qu’elle considère comme « une

Et François Fillon finalement se déroba. Rencontrer Anne Sinclair à quelques semaines de l’élection présidenti­elle eut sans doute été trop périlleux. « HOLLANDE N’AURAIT JAMAIS DÛ SE CONFESSER AUX JOURNALIST­ES DU MONDE. ON VIT UNE ÉPOQUE FOLLE. » Anne Sinclair

petite soeur », Anne Hommel, ancienne communican­te de DSK aujourd’hui à la tête de l’agence Majorelle. Anne Sinclair la regarde et dit : « Je vais réfléchir. Mais je vous préviens : je m’insurge contre cette tendance qui veut que la transparen­ce soit devenue une exigence absolue. Je revendique le secret comme étant vital pour la sauvegarde personnell­e, les rapports humains, comme la politique, d’ailleurs. Hollande n’aurait jamais dû se confesser aux deux journalist­es du Monde, encore moins révéler des secrets d’État. On vit une époque folle. »

Son stylo triture, rature, cherche les mots justes pour décrire cet incroyable moment cathodique où le chef de l’État, blême, a déclaré forfait. « Je l’avoue : je n’ai rien vu, ni ça ni la défaite de Sarko, concède Anne Sinclair. Je suis très mauvaise en prédiction politique. » Dans le Thalys qui, ce 16 décembre 2016, l’emmène vers Liège où a été inaugurée l’exposition sur son grand-père, elle écrit : « Hollande, il lui aura manqué l’épaisseur, la déterminat­ion, et peut- être surtout la gravité, hors attentats. Insubmersi­ble jovialité de l’être... » Ce président restera un mystère, malgré tant d’années à le côtoyer. Anne Sinclair l’a interviewé pour ses chroniques dans le bureau où Mitterrand jadis la recevait. Elle l’a écouté, perplexe, parler de l’usure du pouvoir, du rejet inéluctabl­e des dirigeants en place. « Il minimise à l’évidence l’impression de reniement qu’a ressentie une partie de la gauche », griffonne- t- elle. À l’automne 2015, elle est tombée sur lui au sortir d’un dîner d’État à L’Ambroisie, le restaurant étoilé de la place des Vosges. Barack Obama a filé dans sa limousine blindée, François Hollande rentre à pied avec Ségolène Royal et Manuel Valls. « Je leur ai proposé de venir prendre un verre chez moi », se souvient Anne Sinclair. Sur son canapé, Hollande et son ex- compagne s’étonnent que Barack n’ait pas fini son assiette ni sa tarte au chocolat. Elle note, ahurie : « J’ai dans mon salon un couple de bourgeois qui s’amusent des travers de leurs convives. » Devant un cognac, Hollande raconte que Sarkozy, très remonté contre Fillon, lui a dit : « Il faut toujours se méfier de son premier ministre. Tu te méfies bien du tien, hein ? » Et le président, infatigabl­e, continuait de bavarder tandis que Manuel Valls s’éclipsait. Anne Sinclair a souvent vu l’ancien chef du gouverneme­nt, « un ami », écrit- elle. En juillet 2016, il la reçoit en chemisette

« VINGT ANS DE MA VIE ONT-ILS ÉTÉ 6 VINGT ANS DE MENSONGES ? » Anne Sinclair

légère à Souzy-la-Briche, avec sa femme et son chien, dans la résidence mise à dispositio­n du premier ministre. « L’année prochaine, c’est Philippot qui fera les honneurs du jardin », lui dit-il dans un clin d’oeil qu’elle juge « grinçant ». Elle le retrouve à Matignon, un peu raide dans son bureau rempli de souvenirs de Clemenceau. Un dessin de Plantu encadré le représente en guenilles, assailli de peaux de banane, disant à Hollande : « Je fais comme toi, je m’en fous ! » Qu’il lui paraît digne, Valls, mais triste, résigné, « mithridati­sé », note Anne Sinclair. Bernard Cazeneuve, lui, vient dîner chez elle, guilleret, éternelle pochette sur le blazer et roses à la main. « La fermeté qui impression­ne, l’impassibil­ité de l’homme de cour, la douceur d’un prélat, l’humour d’un Anglais... » s’emballe la journalist­e. Les deux occupants de Matignon font sans doute honneur à la gauche. Mais les autres... Qui pour remplacer Rocard, cet incorrigib­le idéaliste qui a rejoint, dans son panthéon personnel, le grand Mendès ? Qui pour écrire aujourd’hui comme Mitterrand, dont les lettres sublimes adressées à Anne Pingeot lui feraient presque oublier les saletés de l’affaire Bousquet ? Qui pour retrouver l’espoir ? Emmanuel Macron, peut- être, avancent les jeunes de son entourage qu’elle écoute toujours. Anne Sinclair a interviewé à deux reprises l’ancien banquier de Rothschild. Il l’intrigue. « Il est beau garçon avec ses grands yeux écarquillé­s (faussement) naïfs, écrit- elle. Il n’a pas la morgue des habituels technos. Un peu frêle encore à 38 ans, on ne sait pas ce qu’il donnerait dans la tempête... De gauche ? Il le dit. Une certaine habileté à en être sans en être. » Elle tâtonne encore dans le TGV, penchée sur sa copie comme une étudiante. Quelques passagers l’observent, respectueu­x. À la sortie de la gare de Liège, un couple s’avance pour lui demander un selfie. Une étudiante ose, avec l’accent wallon : « Vous êtes un modèle, je me souviens, “7 sur 7”, les pulls en mohair... » Anne Sinclair souffle sur sa frange, grand rire juvénile : « Mais, enfin, mademoisel­le, c’est impossible, vous êtes beaucoup trop jeune pour ça ! » Elle ignore les compliment­s tout comme elle fend humblement la foule qui l’attend au pied du musée La Boverie. Plus de 150 000 personnes ont déjà visité l’exposition. « Venez, murmure- t- elle, en posant son sac au vestiaire. On fait un tour rapide. »

LEntre Cézanne, Degas et Picasso

e voici, le grand-père, Paul Rosenberg, sur une photo en noir et blanc, profil émacié, regard doux, presque ailleurs. Le marchand d’art tenait bien ses affaires, dans la galerie de ses parents puis dans la sienne où il sut attirer et exporter les peintres d’avant-garde : Renoir, Van Gogh, Degas, Matisse... Avec Picasso, « Pic » comme il l’appelait, son voisin rue de la Boétie, il correspond­ait par la fenêtre de la cuisine et échangea dans les années 1930 plus de deux cents lettres. « Cher et illustre maître, je vous rappelle mes arlequins... » peut- on lire dans l’une d’elle. Grâce à une reconstitu­tion de la galerie en 3D, on imagine Paul Rosenberg devant ses rangées de toiles. On le devine argumenter, négocier, concocter ses catalogues. On est avec lui, ébahi devant les trésors. Ils sont là pour de vrai, venus des plus grands musées du monde, New York, Vienne, Philadelph­ie, et de quelques collection­s privées dont celles d’Anne Sinclair. « De mon côté, il n’y a plus grandchose », élude l’héritière. Nombre de toiles ont été données à l’État pour payer les frais de succession ou vendues lors du partage avec ses cousins. Celles qui restent sont au coffre. « Mon grand-père me disait toujours : “Faut pas se gâcher les yeux. Arrête- toi sur un ou deux tableaux qui te plaisent” », poursuit- elle au pas de charge. Il y a là un Cézanne, L’Homme à la pipe, ici un Degas, une nature morte, somptueuse, de Léger, un Modigliani retrouvé chez Sotheby’s. Là, encore, un Picasso, portrait de la femme de Paul Rosenberg et de sa fille, raflé par le régime nazi et détenu un temps par Hermann Göring, ou encore ce Matisse, Femme assise, découvert par hasard en 2011 en Allemagne. « Une cinquantai­ne de tableaux sont encore dans la nature, indique Anne Sinclair. Ils doivent être accrochés quelque part dans les immeubles bourgeois du VIIe, au fin fond de l’Allemagne ou de la Russie, à moins qu’ils ne soient partis en fumée dans les autodafés... » Paul Rosenberg a réussi, en septembre 1940, à embarquer pour New York. De là-bas, il a adressé un télégramme surréalist­e au maréchal Pétain, conservé sous verre, pour contester sa déchéance de na- tionalité. Il a aussi écrit à Matisse : « En créant, vous oubliez le malheur du monde... Tout ce que j’aime est loin de moi. » Sa galerie parisienne est devenue le siège de l’Institut d’étude des questions juives, épicentre de la propagande nazie. Un reportage de l’époque montre la foule immonde qui s’y presse pour l’exposition « Le Juif et la France ». Un frisson nous parcourt ; l’héritière, elle, a les yeux au loin, brillants comme deux petites mers intérieure­s.

On ne voit qu’eux dans ce tableau de Marie Laurencin qui clôt l’exposition. « J’avais 4 ans », indique Anne Sinclair. Pour la séance de pose, Micheline, sa mère, l’avait parée en petite - -fille modèle. La jolie brune a longtemps joué ce rôle. Enfant unique, bonne élève, docile. Puis elle a foncé dans le journalism­e, soucieuse de tracer sa voie à elle, loin de la fortune des Rosenberg, loin de ce grand-père qu’elle a fini par enfouir dans sa mémoire. « Tu ne t’intéresses pas aux affaires de la famille, tu préfères les journaux aux tableaux », regrettait sa mère, tandis que son père, Robert, soutenait d’un fol amour son envol. Lui est mort trop tôt pour la voir trôner à « 7 sur 7 » devant dix millions de téléspecta­teurs. Micheline, elle, a assisté à tout. Mère et fille vivaient dans le même immeuble. Mais il y a toujours eu, entre elles, de l’incompréhe­nsion et des silences. Il a fallu que Micheline s’éteigne, en 2006, pour qu’Anne Sinclair se

MANUEL VALLS LA REÇOIT EN CHEMISETTE. BERNARD CAZENEUVE VIENT DÎNER CHEZ ELLE, ROSES À LA MAIN.

penche sur ses racines. « Je me suis soudain retrouvée à devoir trier les vieux papiers... et puis, en 2010, j’ai dû refaire ma carte d’identité. Les fonctionna­ires étaient galvanisés par Sarkozy, ils faisaient du zèle. On m’a demandé si mes quatre grands-parents étaient bien français. C’était d’une violence inouïe. Voilà comment est née l’envie d’écrire sur Paul Rosenberg. » C’est ce qu’elle rappelle au micro ce soir, dans une salle du musée où l’on projette un documentai­re sur l’aïeul, qui sera diffusé sur France 5. « En somme, plaisante- t- elle, toute cette aventure, je la dois à Nicolas Sarkozy. »

Leur dernière rencontre fut un supplice. L’ancien favori des Républicai­ns a fait lanterner Anne Sinclair avant de la recevoir. Rendez-vous finalement pris le 7 octobre 2016. Jusqu’ici, aucun leader politique n’avait osé évoquer les tempêtes passées. François Bayrou a bien tenté un « Vous êtes sacrément en forme ! » ; Marine Le Pen s’est contentée d’une allusion : « La dernière fois que nous nous sommes vues, c’était à La Trinité. J’avais 20 ans. Depuis il s’est passé deux ou trois choses pour vous et moi. » Nicolas Sarkozy, lui, n’a pas fait dans la dentelle. Elle s’en souvient : « Il a commencé par me signifier qu’il avait pensé à moi au moment du Sofitel, que malgré les rumeurs, il n’y était pour rien. Il parlait par onomatopée­s : “On a dit surveillan­ce... Poutine... En tout cas, contre vous, rien...” Puis, il m’a dit : “Vous et moi, on a un peu vécu la même chose, hein ? La rupture d’un couple... Évidemment ce n’est pas tout à fait pareil, mais on se comprend, hein ?” » Sans doute Sarkozy espérait- il quelques confidence­s d’une journalist­e qu’il tutoyait jadis. Il n’a eu droit qu’à des yeux revolver : « Je voudrais que vous m’épargniez cela. »

Rien n’échappe à Anne Sinclair. Elle sait bien que le monde entier a spéculé sur son intimité, se demandant si elle savait, et quoi exactement. Elle a lu tous ces écrits qui l’ont jugé complaisan­te ou, pire encore, complice d’un système érigeant le libertinag­e et la luxure en mode de vie. Le silence fut longtemps sa seule réponse. Les épanchemen­ts sont réservés à ses petits carnets. Aujourd’hui, elle consent quelques mots : « Je vous le dis, je ne savais rien, je suis stupide, naïve, sans doute, je ne savais rien, je fais confiance, je ne fliquais rien. » Ça sort, comme un râle coincé dans la gorge. Les larmes perlent mais ne coulent pas. Et elle ajoute : « Oui, sûrement, il y a du déni, de la femme qui ne veut pas voir. Mais quand j’avais des doutes, car j’en ai eu, des doutes, Dominique me donnait toutes les assurances. » Apparemmen­t, l’économiste était aussi illusionni­ste. « Il n’y a que toi », jurait- il, usant de son sourire enjôleur et de mille tours à malices. Elle y a cru. Elle vivait cet amour, « intranquil­le », selon ses proches amies qui la jugeaient parfois sous emprise. « Il y a chez Anne une forme de naïveté étonnante, confie la complice de toujours, Daniela, l’épouse de Jean Frydman, ancien administra­teur de L’Oréal et cofondateu­r d’Europe 1. C’est aussi une grande force. » A

« Tire-toi de cet enfer ! »

u soir du Sofitel, le 14 mai 2011, Anne Sinclair n’avait aucun doute. DSK ne pouvait avoir commis un viol, impossible. Pour le défendre, elle a mis en jeu sa fortune, son honneur, sa santé. À tous ceux qui louaient son courage, elle répliquait sèchement : « Non, on saute les obstacles les uns après les autres, c’est tout. » Dans le huis clos de Tribeca, il fallait survivre. Partout, à la porte, sur les toits, les fenêtres, les paparazzis traquaient leur malheur. « Ils étaient comme des serpents prêts à surgir dès que je m’approchais des stores, se souvient- elle. Ils faisaient même les poubelles. À chaque fois que quelqu’un nous rendait visite, je lui confiais un petit sac à jeter loin de la maison. » Parfois, par miracle, en s’allongeant sur le plancher d’une voiture, en implorant la pitié d’un photograph­e, elle retrouvait sa liberté. Un jour, comme ça, devant une télé d’un bar d’hôtel de Broadway, elle a découvert le visage de Nafissatou Diallo accusant son mari. « The Perv », titrait alors la presse américaine. La nuit, Anne Sinclair envoyait des e-mails désespérés. « J’en avais les larmes aux yeux, se souvient la productric­e Rachel Kahn, amie de quarante ans. J’avais envie de lui dire : “Prends tes jambes à ton cou ! Tire-toi de cet enfer ! » Mais le lendemain, Anne reprenait les armes. Elle appelait les avocats, commandait des pizzas, convoquait un coach sportif. DSK s’affalait sur le tapis de gym. Elle tenait, dopée aux tranquilli­sants, à l’amour de ses amis, de ses enfants.

Le journalism­e l’a remise dans la vie réelle. De retour à Paris, Anne Sinclair s’est jetée dans l’aventure du Huffington Post qu’elle a lancé avec une bande de jeunes, puis dirigé, sans toucher un centime. C’est simple, elle aurait même payé pour travailler, oublier un peu les regards inquisiteu­rs et tous ces courriers, même les gentils, les loufoques remplis de prédiction­s astrologiq­ues, qui parvenaien­t parfois dans une simple enveloppe marquée « Anne Sinclair. Paris. » Elle aurait même dormi au bureau, n’en déplaise à DSK qui lui reprochait alors de ne pas être assez à la maison. « Une sainte, disait l’entourage. Comment tu tiens, Anne ? » Et toujours elle répondait : « On ne lâche pas un homme à terre. »

Tout a changé quand a éclaté l’affaire du Carlton en mars 2011 et qu’elle a découvert dans la presse les SMS compulsifs de son mari, la réalité d’une double vie très organisée. Les parties fines, les prostituée­s, Dodo la Saumure, c’en était trop. Ce jour-là, DSK eut le culot de demander pourquoi « Anne » faisait la gueule. Au Huffington Post, elle passait comme une ombre. Elle a serré les dents,

« VOUS ET MOI, ON A UN PEU VÉCU LA MÊME CHOSE, HEIN ? LA RUPTURE D’UN COUPLE... ENFIN, ON SE COMPREND. » Nicolas Sarkozy à Anne Sinclair

e 17 février 2016, des messages de Matignon et de l’Élysée cherchent Anne Sinclair alors qu’elle vient d’atterrir à Roissy. Le téléphone sonne encore devant le tapis à bagages ; c’est François Hollande qui lui propose le ministère de la culture. Elle le remercie mais décline par ces mots retranscri­ts dans son livre. « J’ai eu ces dernières années une vie légèrement agitée. Contrairem­ent à ce qui a été dit, les palais de la République ne m’ont jamais fait rêver. Et puis j’ai retrouvé depuis trois ans le bonheur auprès d’un homme qui, comme moi, n’est plus tout jeune... » C’est Pierre Nora, plus personne ne l’ignore. L’académicie­n, historien, monument des lettres françaises avec ses « Lieux de Mémoire », a fait son entrée, à 81 ans, dans la presse people. Des paparazzis l’ont surpris en compagnie d’Anne Sinclair dans la forêt de Fontainebl­eau à l’automne 2012. Ils tenaient la photo mais pas l’histoire de cet amour longtemps empêché, né il y a plus de vingt ans. Les mots de Pierre Nora lui ont fait tant de bien dans l’enfer de Tribeca. Maintenant, le temps presse. Il faut vivre, chacun chez soi certes, mais surtout ne pas perdre un instant, partager des soirées au théâtre, au cinéma, à l’opéra. Pas besoin d’aller loin, Marrakech, c’est un peu compliqué désormais ; le riad d’Anne Sinclair sert surtout aux deux garçons qu’elle a eus avec Ivan Levaï, et aux enfants de DSK qui lui sont restés proches. À la campagne, au coin du feu, on a le temps de lire, d’écrire, de penser... « Finalement, j’aurais aimé être une intellectu­elle », réalise Anne Sinclair, avant d’ajouter, primesauti­ère : « Comme Pierre. » Elle lui a dédié son livre. Avec lui, elle a retrouvé sa dignité, sa joie de vivre. Elle n’en veut plus à la terre entière. Il lui arrive même de rire avec ses copines des frasques de l’ex qui sans cesse ressurgiss­ent dans la presse. « Anne a des doutes sur elle-même, une lucidité parfois cruelle, mais qu’est- ce qu’elle est douée pour le bonheur ! » s’exclame son amie Élisabeth Badinter. La philosophe peut toujours taquiner « Anne » sur son « côté midinette » ; elle peut s’attendrir des fards à paupières que la journalist­e s’obstine à lui offrir, sans succès ; elle est admirative : « Dans son métier, au temps de la gloire, comme dans les épreuves, elle n’a jamais perdu la tête, jamais fait un seul pas de travers. » Avec le temps, Anne Sinclair a fini par accepter les hommages, et même la légion d’honneur en avril 2015. Le jour de la décoration, ils étaient tous là, les fidèles de toujours, les Frydman, les Badinter, l’avocat Jean Veil, le chanteur Patrick Bruel et même les vieux amis, comme Lionel Jospin, perdus un temps dans les méandres de la vie d’avant.

« J’ai déposé le sac à dos des tourments, je me sens légère », dit- elle lors de notre dernier rendez-vous, un soir dans un bistrot de la place des Vosges. Son smartphone confirme des commandes de cadeaux Amazon pour ses petits- enfants. Elle sucre son citron chaud : « Je ne veux plus de contrainte­s. » Elle a rendu l’antenne sur Europe 1, récemment décidé de quitter la direction éditoriale du Huffington Post, tout en restant présente « comme une marraine ». Reste son émission de musique sur France 3, « Fauteuils d’orchestre », diffusée, malgré son succès, une fois par an. C’est assez, tranche-t- elle : « Je ne suis plus adaptée à la télé d’aujourd’hui. » Elle a grandi à l’ombre de Françoise Giroud qu’elle retrouvait souvent, au soir de sa vie, autour d’une blanquette de veau. Elle continue d’admirer Jean Daniel, le fondateur de L’Obs, dont elle égratigne tendrement, dans son livre, le beau narcissism­e. Elle tweete mais supporte mal le règne du buzz. Aujourd’hui, Léa Salamé cogne comme un pitbull, Karine Lemarchand psychanaly­se les politiques en minijupe. Pas de jugement, un rappel seulement : « Il faut un peu d’humilité quand on fait ce métier. » Elle aussi a fait des erreurs et même pensé que les journalist­es pouvaient, en boycottant Le Pen, freiner l’ascension du FN. « C’était un combat inutile, une erreur, reconnaît- elle aujourd’hui. Au fond tout ça n’a servi à rien. » Le FN est aux portes du pouvoir. C’est ce qu’elle s’est dit après avoir interviewé Marine Le Pen et noté en rentrant, troublée : « Rien ne l’ébranle. Elle est une femme de certitudes dont l’absence de doute est impression­nante et inquiétant­e. » Le second tour de la présidenti­elle devrait se jouer avec elle. C’est aussi ce que lui ont dit Valls et Jospin. Anne Sinclair ne leur a pas demandé ce que peut signifier être de gauche aujourd’hui. On lui pose la question ce soir, tandis que la place des Vosges s’illumine dans la nuit bleu marine. « Être de gauche, c’est ne pas se satisfaire de ce qui existe. » Il est tard, il faut aller achever ces cinq cents pages. Elles se terminent au lendemain de la primaire socialiste, avant le combat véritable. Anne Sinclair rêve qu’un journal lui demande de raconter la suite. Un jour, peut- être, écrira-t- elle aussi sa propre histoire. Ses carnets intimes dorment dans les tiroirs. �

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