Couture CLUB
La haute couture s’invite au Manko, nouveau QG des nuits parisiennes de l’avenue Montaigne. Devant l’objectif de Jean-Baptiste Mondino, elle ressuscite l’ambiance de Chez Moune, cabaret de poche de Pigalle à la légende XXL, où les « jules » et leurs « nanas » ont porté haut les couleurs d’un certain chic féminin. Rétrospection par PIERRE GROPPO.
Porte noire pour nuits blanches. Chez Moune : les clubbers de tous bords et quelques femmes d’un certain âge connaissent cette façade étroite et son liseré d’or Art nouveau. Dans ce coin de Pigalle où mixologistes, breakfasts bio et officines de mode ont remplacé bars à hôtesses et sex-shops véreux, Chez Moune, avec son frontispice classé, couve dans l’ombre ses vieux souvenirs. Tout juste l’enseigne au néon, avec son profil de fumeuse dandy au col serré d’un noeud papillon, précise-t- elle « cabaret féminin ». Anachronie sur fond rose fuchsia, à l’heure des défilés mixtes, de la mode a-gender et du triomphe de la basket unisexe.
L’Heure bleue, au 54 rue Pigalle, fut un cabaret russe, une cave à jazz où officia Django Reinhardt, un des repaires des collabos pendant l’Occupation, avant d’être repris au milieu des années 1950 par Monique « Moune » Carton. Cheveux blancs coupés court, veste croisée et cravate de rigueur, la taulière a tout ce qu’il faut de bouteille : en 1936, à l’heure des congés payés, elle a déjà ouvert Le Fétiche, une première version de son estaminet à quelques rues de là. La concurrence se joue alors à La Vie parisienne, 12 rue SainteAnne, tenue par la chanteuse platine et égérie du Paris arty Suzy Solidor, à L’Heureuse Galère, chez Sidonie Baba, au 32 de la même rue ou encore Chez Jane Stick, au 70 rue de Ponthieu. On y croise des filles en costume, ces garçonnes coiffées à la Louise Brooks auxquelles fait écho, dans les quartiers chics, la révolution mode de Gabrielle Chanel, avec ses pantalons, ses tenues souples et ses tissus masculins. Ce sont elles les vedettes de la scène de cabaret du film La Garçonne de Jean de Limur, tiré du roman éponyme de Victor Margueritte et dont le scandale n’a d’égal que le succès en librairies : 750 000 exemplaires vendus.
Une photo de Brassaï, prise avant guerre au Monocle, résume l’ambiance de ces années-là, quitte à la transformer en cliché. La Grosse Claude, costard cravate et cheveux gominés, pose une main protectrice sur « son amie », taille de moineau, robe à fines bretelles et maquillage sophistiqué. C’est, jusqu’à fin des années 1960, le tandem inoxydable des nuits lesbiennes parisiennes. Les établissements ferment ? On retrouve les « jules » et leurs « nanas » aux Quatre Mules, au Caroll’s et, bien sûr, toujours Chez Moune, où on danse le cha- cha- cha et le paso- doble au son d’un orchestre de femmes, sous le regard de Moune Carton. On y croise quelques bourgeois hétéros, venus s’offrir, sans toucher, le frisson d’un numéro érotique. Bouteille de champagne à la main, une poignée d’entraîneuses aguerries rôde autour de ces pigeons émoustillés. Quelques femmes fortunées peuvent pousser la porte et se frotter au milieu : Gigola, l’héroïne du roman du même nom de Laure Charpentier, censuré en 1972, est l’un de ces tapins à l’aura ravageuse qui se vend au pied du Sacré-Coeur.
Mais le Pigalle des années Pompidou s’encrasse. Les macs et les petites frappes tiennent le trottoir ; le réveil est parfois glauque derrière les rideaux en mauvais velours des peep-shows du boulevard de Clichy. Le « Gay Paris » du Montmartre des Années folles est bel et bien fini. C’est rive gauche que le photographe Helmut Newton signe, en 1975, la photo la plus emblématique du smoking d’Yves Saint Laurent, un néo-jules fantasmatique, à la minceur mélancolique, flashé pour les pages de Vogue. C’est rive gauche et en minijupe que l’on danse le jerk au Katmandou, première véritable discothèque lesbienne de Paris, ouverte en 1969. « C’est là que sont allées les filles plus chics, plus jeunes, alors que c’était plus prolo chez Moune et au Monocle, se souvient la cinéaste Marie-Claude Treilhou. Pendant les années 1970, les jules continuaient de s’habiller. C’était de vrais petits mecs raffinés, qui surjouaient la galanterie et allumaient leurs clopes avec des briquets Dunhill. Ils pouvaient débarquer avec des filles sublimes, dont on ne savait pas trop si c’était des prostituées ou pas. Tous ces endroits, tenus par des patronnes exceptionnelles, souvent givrées, parfois de mèche avec la pègre, étaient quand même faits pour attirer les gogos », se souvient la réalisatrice qui a immortalisé les derniers feux des cabarets lesbiens dans Simone Barbès ou la Vertu, sorti en 1980. La libération des moeurs est passée par là, les disc-jockeys sont les nouvelles stars de la nuit et bientôt François Mitterrand dépénalisera l’homosexualité. Moune Carton a alors 78 ans, et son affaire est passée dans les mains d’un certain « M. Pierre ». La clientèle est plus âgée, moins riche et surtout moins branchée. Les bouteilles de champagnes sont plus dures à écouler. Chez Moune, l’heure du crépuscule a sonné.
Et pourtant. Entre un soubresaut et une énième résurrection, on danse encore aujourd’hui chez Moune, alors que le Katmandou, comme la plupart des clubs lesbiens, a tiré le rideau. Derrière la façade noire, il y a toujours le souvenir de ces filles habillées, des oeillades échangées et des rencontres d’un soir, un parfum d’interdit que la drague sur smartphone a terminé de dissiper. Les légendes ont la vie dure, quitte à ne pas coller complètement à la réalité. Mais après tout, les nuits – comme la couture – ne sont- elles pas faites pour rêver ? Comme le chantait Suzy Solidor dans La Garçonne, avec cette « voix qui part du sexe », dixit Jean Cocteau : « La vie est un feu de paille, prend le plaisir quand il vient. » �
Le souvenir de ces filles habillées, DES OEILLADES ÉCHANGÉES, des rencontres d’un soir...