Vanity Fair (France)

MONTPARNAS­SE COnnexion

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Au début du xxe siècle, de nombreux peintres juifs ont fui l’Europe de l’Est pour trouver refuge à Paris. Aujourd’hui, leurs pays d’origine veulent se réappropri­er leurs oeuvres. PHILIPPE TRÉTIACK raconte cette histoire où se mêlent spoliation, oligarques et collection­neurs avides.

l’appelait le cow-boy. De temps à autre, il se rendait à cheval à La Rotonde où il travaillai­t comme homme de ménage et serveur. Samuel Granowsky était encore modèle à ses heures. Séducteur au long cours, le peintre tenait son rôle dans le ballet qui fit de Montparnas­se la Mecque de l’art moderne entre les deux guerres. Il est mort à Auschwitz en 1942. Aujourd’hui, son autoportra­it, propriété de la marchande de tableaux Nadine Nieszawer, est convoité par l’un des plus riches magnats de Kiev. Sa vie écourtée par la guerre est en passe de se transforme­r en légende. Celle d’un Juif qui, après avoir fui l’Ukraine, risque d’y retourner pour finir, gloire inespérée, exposé aux cimaises d’un musée. Ainsi l’oligarque de Kiev en a- t-il décidé. Celui- ci s’est d’ailleurs lancé dans une vaste entreprise de rachat des oeuvres du cow-boy disponible­s sur le marché. Pour d’évidentes raisons, l’homme veut rester dans l’ombre. Trop de publicité ferait monter la cote de ce peintre exotique. Et donc les prix.

Nadine Nieszawer, une femme imprégnée tout à la fois d’un sens aigu des affaires et d’un incoercibl­e esprit bohème, n’est pas certaine de vouloir vendre ces tableaux. Ils ont une valeur sentimenta­le et l’autoportra­it de Granowsky, immortalis­é avec chapeau texan et chemise rouge à carreaux, un revolver pendu dans un holster dans le coin de la toile, plus que les autres. Son père le chérissait déjà. D’abord marchand de peaux de chamois à la sortie du métro, puis brocanteur, antiquaire et, pour finir, expert en peintures, Jacques Nieszawer, « Jacques peau de chamois » comme le surnommaie­nt ses amis, collection­nait les peintres juifs, membres, sans le savoir, de ce que l’histoire retiendrai­t sous le nom d’École de Paris, ce groupe d’artistes cosmopolit­es de la première moitié du XXe siècle. En

1988, à la mort de son père, Nadine a repris le flambeau. « J’avais été bercée par les vies de ces peintres, moins connus bien sûr que Soutine ou Chagall, mais tous hauts en couleur. Mon père me contait leurs histoires et j’adorais l’écouter. J’ai désiré vivre avec eux encore un peu. »

En 2000, Nadine Nieszawer a publié avec Marie Boye et Paul Fogel un ouvrage intitulé Peintres juifs à Paris. École de Paris (1905-1939) chez Denoël (réédité par les éditions Somogy), dictionnai­re raisonné de ceux qui, dans l’ombre des géants connus et reconnus – les Foujita, Van Dongen et autres Matisse –, firent la légende de Montparnas­se. « Tous ces personnage­s, toute cette faune me fascinaien­t. Car au début du XXe siècle, pour les Juifs, peindre était synonyme de rupture. Si les goyim voyaient des tableaux dans les églises, dit Nadine Nieszawer, il n’y en avait pas dans les synagogues. Pour rompre avec la religion quand on venait de Pologne ou de Lituanie, il fallait soit partir en Palestine, soit devenir peintre à Paris. » Le livre a connu un succès inattendu. Son propos s’est propagé sur la Toile. Des familles d’artistes mais aussi des héritiers en possession d’oeuvres répertorié­es dans l’ouvrage l’ont contactée. Nadine a découvert qu’elle avait désormais de quoi prolonger toutes les microhisto­ires de ces vies évanouies. Celle du cow-boy de Montparnas­se en particulie­r.

« Son autoportra­it, Granowsky l’avait peint pour un client américain du Connecticu­t rencontré à La Rotonde. » Granowsky jouait alors au Yankee. Il apparaît sur des films d’époque, foulard à carreaux noué autour du cou, chapeau penché sur l’oeil au côté du peintre Foujita. Entre deux commandes d’absinthe ou de café noir, il accrochait ses toiles aux murs des brasseries et parlait yiddish avec la clientèle cosmopolit­e, toujours attifé de son costume de scène. Beaucoup d’amateurs de peinture avaient débarqué à Paris à la suite du médecin américain Albert C. Barnes qui constituai­t sa magnifique collection d’impression­nistes. L’un d’eux, séduit par ce cow-boy d’opérette, lui avait passé commande d’un autoportra­it à l’américaine. Quand le dictionnai­re paraît, l’héritier du commandita­ire du tableau appelle Nadine Nieszawer. « Il avait découvert l’autoportra­it de Granowsky sur Internet et, pour lui, c’était une divine surprise car il avait cette toile en horreur et voulait s’en défaire. » Il faut avouer que les teintes très « pays de l’Est » de la plupart des oeuvres de ces artistes de l’École de Paris passent mal sous les climats ensoleillé­s. À Tel- Aviv comme à Los Angeles, et même dans le Connecticu­t, apparemmen­t, le style Granowsky fait tache. Sans hésiter, Nadine Nieszawer rachète l’autoportra­it. Le cow-boy rentre à Paris.

RETOUR EN GRÂCE

Par un étrange retour de manivelle, la grande histoire, déjà responsabl­e de tant de fins tragiques, vient bousculer ces peintres une fois de plus. Après l’effondreme­nt de l’Union soviétique, en Biélorussi­e, en Pologne, en Ukraine, en Lituanie, en République tchèque, partout où la main de fer laisse place à un sentiment national retrouvé, édiles publics et clients privés sont pris de frénésie patrimonia­le. Tous veulent constituer des collection­s, voire des musées nationaux. Alors ils partent en quête de leurs ex- compatriot­es, ces artistes qui, pour la plupart, avaient fui les pogroms, la misère, le poids du religieux. Oubliés, hier déchus de leur nationalit­é, souvent apatrides, les voilà de retour en grâce, parés pour entrer dans la lumière. On les convoite, on les traque, on les veut. Ceux-là mêmes qui les poussaient hier à faire leurs valises s’enthousias­ment. Lors de la dernière vente d’artistes de l’École de Paris chez Artcurial, en avril 2016, des acheteurs anonymes tchèques et polonais faisaient monter les enchères par téléphone. « Avec 50 lots à la vente, nous avons fait un chiffre de 350 000 euros, dit Nadine Nieszawer, également experte pour cette maison de vente. Ce n’est pas si mal. Pour la plupart, ces artistes restent accessible­s, d’autant que, crise oblige, les acheteurs russes ont disparu, pour le moment. Ils reviendron­t. » D’autres sont au taquet. Tels Oleg Lukashevic­h et Aleksandr Alekseev, deux journalist­es de télévision, réalisateu­rs et producteur­s biélorusse­s, au look de hipsters. Traqueurs frénétique­s, ils ont signé un premier film sur Chagall et l’École de Paris en 2005, puis enchaîné une série de documentai­res. Gros succès. Depuis, ils collectent tout ce qu’ils trouvent sur ces peintres devenus « des héros de la Biélorussi­e ».

Rencontres avec les familles, suivi des ventes aux enchères, rien ne leur échappe. « Nous ne cessons d’accumuler des informatio­ns sur des peintres comme Chaïm Soutine né à Smilovichi, près de Minsk, Ossip Zadkine né à Vitebsk, Léon Bakst né à Grodno ou encore Michel Kikoine, Ossip Lubitch, Pinchus Krémègne, Faïbich-Schraga Zarfin, dit Aleksandr Alekseev. Notre plus grande fierté est d’avoir eu pour première spectatric­e Madonna qui nous a autorisés à utiliser sa musique pour nos films. » Experts, ils sont devenus les conseiller­s de l’oligarque Victor Dmitrievic­h Babariko, directeur de la Belgazprom­bank dont la collection regroupe désormais une soixantain­e de toiles pour une valeur de plus de 2 millions de dollars. « Il faut dire que les meilleurs artistes venaient de Biélorussi­e, précise Nadine Nieszawer. Iouri Pen, qui avait créé la première école d’art juive en 1897 à Vitebsk, eut Marc Chagall comme élève ainsi que Kasimir Malevitch et encore Lissitzky et Zadkine. »

C’est à Paris qu’ensuite la mayonnaise a pris. Dans le XVe arrondisse­ment, entre 1911 et 1913, la Ruche, cette constructi­on bourdonnan­te où se bousculent les artistes, est devenue le plus fertile atelier de la capitale. Henri Epstein, Marek Szwarc, Pinchus Krémègne, Joseph Tchaïkof, Mosche Lichtensht­ein y ont même fondé la première revue d’art juive : Makhmadim, les délices en hébreu. Toute cette histoire ressurgit et, comme le reconnaiss­ent les deux journalist­es de

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